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sorte que lui donner des appuis; car il pourrait toujours former ces barrières d'hommes disposés -à le soutenir : les formes représentatives, si propres à modérer son action là où l'on est assez avancé pour avoir de bonnes assemblées publiques, ne servent ordinairement qu'à le rendre plus violent et plus oppressif dans les pays où l'on ne trouve, pour se faire représenter, que des hommes ignorans ou corrompus. C'est donc, non à renverser les gouvernemens que l'on doit tendre, mais à s'éclairer assez à 9 propager assez les idées saines pour qu'il devienne de jour en jour plus difficile aux mauvais gouvernemens de

faire le mal.

Combien il est à déplorer qu'on n'ait pas toujours suivi une pareille tendance ! que l'on serait aujourd'hui plus avancé! qu'il resterait moins de résistances à vaincre, et combien on serait plus en état de les surmonter ! que d'efforts on a faits en pure perte! que de sang inutilement versé! Supposez que toutes les forces de cœur et de tête qu'on a appliquées à faire et à défaire des gouvernemens, depuis un quart de siècle, eussent été employées à se mettre et à mettre les peuples en état d'en avoir de meilleurs, combien ne serions-nous pas plus près du moment où nous en aurons de bons? Supposez

qu'on eût pris cette direction seulement en 1814 et 1815, que les hommes qui ont fait la révolution du 20 mars eussent mis à contenir l'autorité dans ses limites, la moitié de l'énergie qu'il leur a fallu déployer pour soutenir Bonaparte, qu'ils eussent à la fois repoussé Bonaparte et refusé d'obéir aux mesures arbitraires des agens de l'autorité, combien la liberté n'aurait-elle pas gagné à cette conduite? combien, dans toute l'Europe, ne serait-on pas aujourd'hui plus avancé? Enfin, supposez qu'à dater d'aujourd'hui seulement les hommes à révolution sortissent de la fausse route où ils sont engagés, et qu'au lieu de fonder l'espoir d'un meilleur avenir sur des reviremens de pouvoir qui n'avancent rien ils voulussent, dès ce moment, travailler au seul changement vraiment profitable, c'est-àdire à l'avancement des bonnes idées, combien à l'instant même le parti de la liberté n'aurait-il pas acquis de forces?...

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Mais une cause puissante a dû s'opposer jusqu'ici, et s'opposera encore long-temps, sans doute, à ce qu'on sorte de la carrière des révolutions; c'est qu'en général on aspire beaucoup moins à améliorer les gouvernemens qu'à s'élever au pouvoir. Il importe de bien caractériser cette tendance, et de montrer combien, dans la lutte

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où est engagée la Nation des industrieux, elle tend à diminuer ses forces et à augmenter celles de ses ennemis.

Dans tous les temps, à tous les degrés de la civilisation, le pouvoir a été, pour ceux qui l'ont exercé, un très-puissant moyen de production. Chez des hordes tout à fait barbares, le pouvoir, exercé en commun, procure à la horde, des bestiaux qu'elle se partage, des captifs qu'elle égorge et qu'elle dévore. Chez des peuples un peu plus avancés, il procure des champs dont on prend possession, des hommes qu'on asservit et qu'on attache à la terre pour la cultiver. Aux Grecs des temps héroïques, le pouvoir procurait des troupeaux, des femmes et d'autres biens qu'ils se liguaient pour ravir. Chez les Romains, où l'on était constitué pour la conquête, le pillage et l'asservissement du monde, le pouvoir produisait des terres, du butin, des esclaves, dont chaque citoyen recevait une part selon le rang qu'il avait dans l'armée ou dans le peuple, selon la part qu'il prenait au pouvoir. Dans d'autres temps et chez d'autres nations, le pouvoir n'a pas été moins productif. On sait ce qu'il valut aux peuples du Nord, lorsqu'ils envahirent et subjuguèrent le Midi. On sait aussi ce qu'il a long-temps valu aux descendans de ces peuples, à ces braves gentilshom

mes qui, dans leurs terres et leurs châteauxforts, s'étaient si bien organisés pour le pillage des campagnes et les vols de grand chemin. Dans les temps modernes, le pouvoir est devenu plus lucratif encore qu'il ne l'était dans le moyen âge; il a profité de tous les progrès de la civilisation, et plus le travail et l'industrie ont créé de richesses, plus le pouvoir est devenu un excellent moyen de s'enrichir. Ses instrumens de spoliation se sont multipliés, étendus, régularisés; et la perfection en est aujourd'hui si grande, qu'il est tel pays de l'Europe, où à l'aide d'une machine appelée représentation nationale, et de quelques autres instrumens qu'on nomme soldats, douaniers, agens du fisc, etc., il procure, sans combat, sans bruit, sans scandale, au petit nombre d'hommes qui l'exercent, le cinquième, le quart, le tiers, et jusqu'à la moitié de tous les revenus d'une grande nation. Nous ne parlons jusque-là que des profits matériels du pouvoir. Que n'aurions-nous pas à dire, si nous voulions entrer dans le détail des jouissances morales qu'il procure? Il produit des plaisirs d'action, de vanité, de sécurité. H donne du génie, de la célébrité, de la considé→ ration, de la gloire. Il est la source de tous les

biens que convoite le plus vivemeut le cœur de l'homme.

une

Le pouvoir est donc une bonne chose excellente chose on peut dire qu'il a été jusqu'ici le plus productif de tous les métiers, du moins pour ceux qui l'ont exercé. Qu'est-il ar rivé de là ? C'est que le monde entier a voulu le faire. Le pouvoir a été le grand objet du genre humain. Dans tous les pays, à toutes les époques, presque tous les efforts et toute l'activité des individus et des peuples se sont portés vers ce but, comme s'il était la véritable fin de l'homme. Tandis que dans toute société, chaque associé a aspiré à en dominer d'autres, dans la grande société du genre humain, chaque société particulière a aspiré à dominer d'autres sociétés, et le mouvement de l'espèce entière a été de s'élever graduellement vers le pouvoir. C'est même en cela qu'ont consisté, en quelque sorte, les progrès de la société ; et la civilisation, dont l'effet aurait dû être de détourner peu à peu le monde de cette tendance sauvage, et d'exciter les hommes à exercer ensemble contre les choses l'action qu'ils s'efforçaient d'exercer les uns sur les autres, semble n'avoir eu pour effet que de porter un nombre d'hommes toujours

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