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que je ne comprends absolument rien à la tâche que vous me proposez d'accomplir.

- C'est cependant bien simple, vous allez voir.

Voyons!

Et M. Gérard redoubla d'attention et d'anxiété.

Vous vous promenez, par exemple, poursuivit M. Jackal, au Palais-Royal ou aux Tuileries, sous les marronniers si c'est aux Tuileries, sous les tilleuls si c'est au Palais-Royal. Deux messieurs passent, ils causent de Rossini ou de Mozart: cette conversation ne vous intéressant pas, vous les laissez passer; deux autres viennent derrière ceux-ci, causant chevaux, peinture ou danse: les chevaux, la peinture, la danse n'étant pas ce que vous aimez, vous laissez aller ces messieurs; deux autres suivent, ils causent christianisme, mahométisme, bouddhisme ou panthéisme; les discussions philosophiques, n'étant que des piéges tendus par les uns à la crédulité des autres, vous laissez philosopher les personnages, et c'est vous, des trois, qui êtes le véritable philosophe. Mais je suppose que deux individus, à leur tour, viennent à passer, causant république, orléanisme ou bonapartisme; je suppose également qu'ils assignent un terme à la royauté; oh! alors, cher monsieur Gérard, comme la royauté est de votre goût, que vous haïssez la république, l'empire, la branche cadette; que vous vous intéressez, avant toute chose, au maintien du gouvernement et à la gloire de Sa Majesté, alors, vous écoutez attentivement, religieusement, de façon à ne pas perdre une seule parole, et, si vous trouvez moyen de vous mêler à la conversation, tout est pour le mieux!

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Mais, dit M. Gérard avec effort, car il commençait à comprendre, si je me mêle à la conversation, ce sera pour contredire des opinions que je déteste.

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-

Oh! nous n'y sommes plus, cher monsieur Gérard.
Comment cela?

Tout au contraire, vous y applaudirez de vos deux mains, vous ferez chorus avec ceux qui les professent, vous tâcherez même de vous attirer leur sympathie; cela vous sera bien facile, vous n'avez qu'à vous nommer: — M. Gérard, l'honnête homme! qui diable se défierait de vous?

et, une fois que vous aurez noué amitié avec eux, eh bien, vous me préviendrez de cette bonne fortune, j'aurai

grande joie à faire leur connaissance. Les amis de nos amis ne sont-ils pas nos amis? Me comprenez-vous, maintenant? Dites!

Oui, répondit sourdement M. Gérard.

Ah !... Eh bien, alors, ce premier point éclairci, vous devinez que ce n'est là qu'un des mille buts de votre promenade; je vous indiquerai peu à peu les autres, et, avant un an, foi de Jackal, je veux que vous soyez un des plus fidèles, un des plus dévoués, un des plus adroits, et, par conséquent, un des plus utiles serviteurs du roi.

Ainsi, murmura M. Gérard, dont le visage devint livide, ce que vous m'offrez, monsieur, c'est tout simplement d'être votre espion?

Puisque vous avez lâché le mot, monsieur Gérard, je ne vous dédirai pas.

- Espion !... répéta M. Gérard.

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Que diable trouvez-vous donc de blessant dans cette profession? Est-ce que je ne suis pas, moi qui vous parle, le premier des espions de Sa Majesté?

- Vous ? murmura M. Gérard.

je

Eh bien, oui, moi! Croyez-vous que je ne me croie pas aussi honnête homme, par exemple, qu'un particulier, ne fais d'allusion blessante à personne, cher monsieur Gérard, qu'un particulier qui, je suppose, aurait assassiné ses neveux pour s'approprier leur fortune, et qui, les ayant assassinés, laisserait couper le cou à un innocent pour sauver le sien?

Ces mots furent dits par M. Jackal avec un tel accent de raillerie, que M. Gérard courba la tête en murmurant, si bas, qu'il fallut, pour l'entendre, toute la finesse d'oreille dont était doué M. Jackal :

Je ferai tout ce que vous voudrez!

En ce cas, voilà qui va bien, dit M. Jackal.

Puis, prenant son chapeau, qu'il avait posé près de lui à terre, et se levant :

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A propos, il va sans dire, continua-t-il, autant pour vous que pour moi, cher monsieur Gérard, que le secret de votre dévouement demeure entre nous. Voilà pourquoi je vous offre de venir me trouver de si bon matin; à cette heure-là, vous êtes à peu près sûr de ne trouver chez moi personne de votre connaissance. Nul n'aura donc le droit,

el c'est votre intérêt autant que le nôtre, de vous saluer de ce nom d'espion qui vous a fait monter le vert-de-gris au visage.

Maintenant, si d'ici à six mois je suis content de vous, une fois, bien entendu, que nous serons débarrassés de M. Sarranti, eh bien, je demanderai pour vous à Sa Majesté le droit de porter le bout du ruban rouge, puisque vous en avez une si furieuse envie, grand enfant que vous êtes! Et, ayant dit ces mots, M. Jackal se dirigea vers la porte. M. Gérard le suivit.

Ne vous dérangez pas, dit M. Jackal, je vois, à la sueur qui coule de votre front, que vous avez très-chaud, et il ne faut pas vous risquer dans un courant d'air. Je serais désespéré qu'à la veille d'entrer en fonctions, vous fussiez pris d'une fluxion de poitrine ou d'une pleurésie. Restez donc dans votre fauteuil, et reposez-vous de vos émotions; seulement, soyez à Paris, justement c'est après-demain mercredi, soyez à Paris après-demain ; je donnerai des ordres pour qu'on ne vous fasse pas attendre.

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Mais..., insista M. Gérard.

Comment, mais? fit M. Jackal. Je croyais toutes choses

convenues.

- C'est pour en revenir à l'abbé Dominique, monsieur. A l'abbé Dominique? Eh bien, il sera ici dans une quinzaine de jours, dans trois semaines au plus tard... Bon! qu'avez-vous donc?

Et M. Jackal fut obligé de soutenir M. Gérard près de s'évanouir.

- J'ai, balbutia M. Gérard, j'ai que, s'il revient...

Puisque je vous dis que le pape ne lui permettra pas de révéler votre secret.

Mais, s'il le révèle sans permission, monsieur? dit M. Gérard en joignant les mains.

L'homme de police regarda M. Gérard avec un profond mépris.

Monsieur, lui dit-il, ne m'avez-vous pas dit que l'abbé Dominique avait fait un serment?

Sans doute.

- Lequel?

Il a fait le serment de ne point user de ce papier qu'il possède, que je ne sois mort.

Eh bien, monsieur Gérard, dit le chef de police, si l'abbé Dominique vous a fait ce serment-là, comme c'est un véritable honnête homme, lui, il le tiendra; seulement... -Seulement, quoi?

Seulement, ne vous laissez pas mourir; car, vous mort, comme l'abbé Dominique se trouvera délié de sa promesse, je ne réponds plus de rien.

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- Et d'ici là...?

Dormez sur les deux oreilles, monsieur Gérard, puisque vous pouvez dormir.

Ces paroles dites avec un accent qui fit frissonner l'honnête Gérard, M. Jackal remonta dans sa voiture, murmurant à part lui :

- Par ma foi, il faut convenir que cet homme est un grandissime misérable, et, si j'avais jamais eu confiance dans la justice humaine, j'en rabattrais diablement à cette heure!

Puis, avec un soupir:

Pauvre diable d'abbé! ajouta-t-il, c'est lui qui est vẻritablement à plaindre. Quant au père, c'est un vieux monomane; il ne m'intéresse pas le moins du monde et peut devenir ce qu'il voudra.

Où va monsieur? demanda le laquais après avoir refermé la portière.

A l'hôtel!

Monsieur ne préfère pas telle ou telle barrière et ne désire pas passer par une rue plutôt que par l'autre ?

- Si fait! vous rentrerez par la barrière Vaugirard, et vous passerez par la rue aux Fers. - Il fait un soleil superbe; il faut que je m'assure si ce lazzarone de Salvator est à ses crochets. Je ne sais pourquoi je me figure que ce drôle-là nous donnera du fil à retordre dans l'affaire Sarranti. Allez !

Et la voiture partit au triple galop.

SALVATOR

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LIV

Les métamorphoses de amour.

Abandonnons momentanément toute la partie de notre récit qui se rapporte à Justin, à Mina, au général le Bastard, à Dominique, à M. Sarranti, à M. Jackal et à M. Gérard, et, faisant volte-face, entrons dans l'atelier de ce Mohican de l'art que nous connaissons sous le nom de Pétrus.

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C'était le lendemain ou le surlendemain de la visite de M. Jackal à M. Gérard; car on comprendra qu'il nous est impossible, à un jour près, de renseigner positivement nos lecteurs nous suivons l'ordre chronologique des événements, voilà tout. Il était dix heures et demie du matin. Pétrus, Ludovic et Jean Robert étaient assis: Pétrus dans une bergère, Ludovic sur un fauteuil Rubens, Jean Robert dans un immense voltaire. Chacun d'eux avait à la portée de sa main une tasse de thé plus ou moins vide, et, dans le milieu de l'atelier, une table encore servie indiquait que le thé était employé, comme digestif, à la suite d'un déjeuner substantiel.

Un manuscrit écrit en lignes inégales, en vers par conséquent, dont les cinq actes séparés gisaient confusément à terre, à la droite de Jean Robert, prouvait que le poëte venait de faire une lecture, et avait, les uns après les autres, jeté les cing actes à terre. Le cinquième, depuis dix minutes à peu près, était allé rejoindre ses compagnons.

Ces cinq actes avaient pour titre : Guelfes et Gibelins. Avant de les aller lire au directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin, pour lequel il espérait obtenir l'autori

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