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Merci pour lui.

Les deux jeunes gens se séparèrent en se serrant la main.

En sortant de la rue de l'Ouest, Salvator longea l'allée de l'Observatoire, s'engagea dans la rue d'Enfer, du côté de la barrière, et, arrivé près de l'hospice des Enfants-Trouvés, il chercha pendant un instant du regard une maison qu'il parut enfin avoir trouvée : c'était la maison d'un charron. Le maître était devant la porte; Salvator lui frappa sur l'épaule.

Le charron se retourna, reconnut le jeune homme, et f'accueillit par un salut à la fois amical et respectueux.

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J'ai à vous parler, maître, dit Salvator.

- A moi?

- Oui.

Bien à votre service, monsieur Salvator! Vous plaît-il d'entrer?

Salvator fit, de la tête, un signe affirmatif; ils entrèrent. Après avoir traversé la boutique, Salvator entra dans la cour, et, au fond de cette cour, sous un immense hangar, il alla trouver une espèce de calèche de voyage que, probablement, il savait être là, puisqu'il s'avança droit vers elle. – Tenez, dit-il, voilà ce que je cherche.

Ah! bonne calèche, monsieur Salvator! excellente calèche! et que je vous donnerai à bon marché : c'est une occasion.

Et solide?

-Monsieur Salvator, je vous la garantis. Vous pouvez faire le tour du monde avec elle, et me la ramener je vous la reprendrai à deux cents francs de perte.

Sans écouter les louanges dont, en homme qui redevenait marchand devant sa marchandise, le charron vernissait sa calèche, Salvator prit la voiture par le timon, et, avec la même facilité qu'il eût fait rouler un chariot d'enfant, il la tira dans la cour, et se mit à l'examiner avec l'attention minutieuse d'un homme qui sait son métier à fond.

Il la trouva à peu près convenable, sauf quelques petites imperfections qu'il signala au charron, et que celui-ci promit de faire disparaître pour le soir même. Le brave

homme avait dit vrai: la calèche était bonne et surtout, ce qui importait, d'une grande solidité.

Salvator fit marché, séance tenante, au prix de six cents francs; et il fut convenu qu'à six heures et demie du soir, la calèche, attelée de deux bons chevaux de poste, se trouverait sur le boulevard extérieur, entre la barrière Croulebarbe et la barrière d'Italie.

Quant au mode de payement, il était bien simple: Salvator, qui ne voulait payer que dans le cas où ses ordres seraient exactement suivis, et qui avait probablement quelque chose d'important à faire le lendemain, donna au charron rendez-vous chez lui dans la matinée du surlendemain, et le charron, qui le savait bon, comme on dit en argot de commerce, ne fit aucune difficulté pour lui accorder un crédit de quarante-huit heures.

Salvator quitta le bonhomme, redescendit la rue d'Enfer, entra dans la rue de la Bourbe (appelée aujourd'hui rue de Port-Royal), et arriva jusqu'au seuil d'une porte basse située en face de l'hospice de la Maternité.

C'était là que demeuraient Jean Taureau, le charpentier, et mademoiselle Fifine, sa maîtresse, dans toutes les acceptions du mot.

Salvator n'eut pas besoin de demander au concierge si le charpentier était chez lui; car, à peine eut-il mis le pied sur l'escalier, qu'il entendit des mugissements indiquant que le parrain qui avait baptisé Barthélemy Lelong du nom de Jean Taureau l'avait véritablement baptisé selon ses mérites.

Les cris de mademoiselle Fifine, formant les notes aiguës de cette mélopée, prouvaient que Jean Taureau exécutait, non point un solo, mais un morceau à deux voix. Les boutfées de mélodie s'échappaient par vagues bruyantes, et descendaient l'escalier, venant au-devant de Salvator, comme pour guider ses pas.

Arrivé au quatrième étage, Salvator se trouva en pleine avalanche. Il entra sans frapper, la porte étant à demi ouverte, par une minutieuse précaution de mademoiselle Fifine, qui se gardait toujours une retraite contre les vivacités du géant.

En mettant le pied sur le seuil, Salvator vit les adversaires en face l'un de l'autre : mademoiselle Fifine, les cheveux

épars, et pâle comme la mort, montrait le poing à Jean Taureau, rouge comme une pivoine et s'arrachant les che

veux.

Ah! malheureux! hurlait mademoiselle Fifine; ah! niais! ah! imbécile! tu croyais donc que c'était de toi, la petite?

- Fifine! vociférait Jean Taureau, tu vas te faire assommer, je t'en préviens!

- Eh bien, non, ce n'était pas de toi : c'était de lui.

Fifine, tu veux donc que je vous mette tous les deux dans un mortier et que je vous pile fin comme du poivre? Toi, disait Fifine menaçante, toi, toi, toi?...

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Et, à chaque toi, elle avançait d'un pas, tandis que, au fur et à mesure qu'elle avançait, Jean Taureau reculait. Toi? dit-elle enfin en le saisissant par la barbe, et en le secouant comme fait un enfant d'un pommier dont il veut abattre les fruits. Mais touche-moi donc, grand làche! touche-moi donc, grand misérable! grand faignant!

Et Jean Taureau levait la main... Cette main, en se fermant et en retombant comme une masse, eût assommé un boeuf, et fait éclater la tête de mademoiselle Fifine; mais la main restait en l'air.

Eh bien, qu'y a-t-il encore? demanda Salvator d'une voix assez rude.

A cette voix, ce fut Jean Taureau qui pâlit, et mademoiselle Fifine qui devint écarlate: elle lacha le charpentier, et, se retournant vers Salvator:

Ce qu'il y a? dit-elle. Ah! vous arrivez à temps pour venir à mon secours, monsieur Salvator!... Ce qu'il y a ? Que ce monstre d'homme est en train de me roucr de coups, comme à son habitude.

Jean Taureau en était arrivé à croire que c'était lui qui battait mademoiselle Fifine.

Mais aussi, monsieur Salvator, je suis bien excusable, allez elle me fait damner!

Bon! ce que tu souffriras en cette vie, c'est autant de moins que tu auras à souffrir dans l'autre.

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Monsieur Salvator, cria Jean Taureau avec des larmes plein la voix, est-ce qu'elle ne me dit pas que mon enfant, ma pauvre petite fille, qui est tout mon portrait, n'est pas de moi!

Eh bien, observa Salvator, puisque c'est tout ton portrait, pourquoi la crois-tu?

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Je ne la crois pas non plus, par bonheur; car, si je k croyais, je prendrais l'enfant par les pieds et je lui briserais la tête contre la muraille !

Mais fais-le donc, scélérat! fais-le donc ! que j'aie la réjouissance de te voir monter sur l'échafaud.

L'entendez-vous, monsieur Salvator?... Mais c'est que ça serait, comme elle le dit, une réjouissance pour elle. Je crois bien !

Soit, j'y monterai, sur l'échafaud, hurla Barthélemy Lelong, j'y monterai; mais ce sera pour avoir fait passer le goût du pain à M. Fafiou. - Quand je pense, monsieur Salvator, qu'elle a été juste prendre un homme que je n'ose pas toucher, de peur de le mettre en cannelle, et qu'ayant honte de lui donner un coup de poing, je serai obligé de lui donner un coup de couteau.

-L'entendez-vous, l'assassin?

Salvator entendait, en effet, et il est inutile de dire qu'il appréciait à leur juste valeur les menaces de Jean Tau

reau.

Je ne puis donc venir une fois, dit Salvator, sans vous trouver en bataille ou en querelle? - Vous finirez mal, mademoiselle Fifine, c'est moi qui vous le dis; il vous arrivera, `un jour, un je ne sais quoi qui vous tombera sur la tête, et qui, pareil à la foudre, ne vous laissera pas le temps de vous repentir.

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Ce ne sera pas de lui que la chose me viendra, en tout cas, hurla mademoiselle Fifine en grinçant des dents, et en mettant le poing sous le nez de Barthélemy.

Pourquoi pas de lui? demanda Salvator.

Parce que je suis bien résolue à le quitter, répondit mademoiselle Fifine.

Jean Taureau fit un bond comme si on l'avait touché avec la pile de Volta.

-Toi, me quitter? s'écria-t-il; toi, me quitter, après la vie que tu m'as faite, mille tonnerres!... Oh ! tu ne me quitteras pas, je t'en réponds, ou je t'irai étrangler partout où tu seras!

-L'entendez-vous, monsieur Salvator? l'entendez-vous?

Si je le mène devant la justice, j'espère bien que vous déposerez la vérité.

-Taisez-vous, Barthélemy, fit doucement Salvator. Fifine vous dit cela; mais elle vous aime au fond.

Puis, regardant sévèrement la jeune femme, et de la même façon qu'un chasseur de serpents regarderait une vipère :

- Elle doit vous aimer, au moins, dit-il; n'êtes-vous pas, quoi qu'elle dise, le père de son enfant?

La grande fille baissa humblement la tête sous le regard de Salvator, qui, seulement pour elle, semblait renfermer une menace, et, d'une voix radoucie, et avec l'innocence d'une vierge :

Certainement, dit-elle, que je l'aime au fond, quoiqu'il me batte comme plâtre... Mais comment voulez-vous, monsieur Salvator, que je sois caressante pour un homme qui ne me montre que les poings et les dents?

Jean Taureau se sentit vivement touché par ce revirement de sa maîtresse.

C'est vrai, Fifine, dit-il les larmes aux yeux, c'est vrai, je suis un brutal, un sauvage, un Turc; mais c'est plus fort que moi, Fifine, que veux-tu !... Quand tu me parles de ce brigand de Fafiou, quand tu me menaces d'enlever ma fille, et de t'en aller avec elle, je perds la tête, et je ne me souviens que d'une chose: c'est que je donne un coup de poing de cinquante livres. Alors, je lève la main, et je dis : « Qui en veut? Voyons!... » Mais je te demande pardon, ma petite Fifine! tu sais bien que je ne suis ainsi que parce que je t'adore!... D'ailleurs, qu'est-ce que c'est, au bout du compte, que deux ou trois coups de poing de plus ou de moins dans la vie d'une femme?

Nous ignorons si mademoiselle Fifine trouva l'argument logique; mais elle agit comme si elle le trouvait ainsi : elle lendit superbement sa main à Barthélemy Lelong, qui la porta si rapidement à ses lèvres, qu'on eût dit qu'il allait la dévorer.

- La! dit Salvator. Maintenant que la paix est faite, parlons d'autre chose.

Oui, dit mademoiselle Fifine, dont la colère factice ,était déjà tombée complétement, tandis que l'émotion réelle

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