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elles être incluses dans la limitation? Si oui, les puissances coloniales étaient immédiatement, vis-à-vis des autres, en état d'infériorité; si non, ces mêmes puissances avaient un supplément d'effectifs et de budgets. En s'arrêtant à ce dernier parti, la Russie rompait l'équilibre entre les puissances qui pratiquent l'expansion coloniale et les autres. En même temps, elle laissait sans réponse la question de savoir si les chemins de fer, qui jouent un rôle stratégique, rentrent au budget de la guerre, ou si les primes à la marine marchande, qui peut renforcer la marine militaire, rentrent au budget de la guerre navale. La limitation des armements est-elle complète, sans une limitation subsidiaire des armements par analogie (1)? A ce compte, il n'est plus de budget qui échappe à la limitation: celui de l'instruction publique, puisqu'il améliore les connaissances du soldat; celui des travaux publics, puisqu'il améliore les voies de communication; celui du commerce, puisqu'il améliore les équipages et les ressources de la marine marchande. De même qu'il y a une contrebande de guerre ancipitis usus, il y a des budgets d'usage double: à quel régime les soumettre? A celui des budgets de guerre ? Mais alors on paralyse l'activité économique du pays. A celui des budgets de paix? Mais alors on rompt l'égalité des situations et l'équilibre des États au point de vue militaire. Très prudemment, les propositions russes laissaient ce point dans l'ombre. Mais il ne suffisait pas d'omettre la difficulté pour la résoudre.

Enfin, quand bien même toutes ces questions eussent été tranchées, les difficultés, loin d'être terminées, n'eussent fait encore que commencer. A supposer qu'on pût limiter suivant une formule précise, équitable et sincère, les effectifs et les budgets, il faudrait encore s'assurer que les engagements pris à cet égard par les différents États ne fussent pas transgressés. Mais comment s'en apercevoir? Le chiffre des effectifs et des budgets n'est pas publié dans les pays qui n'ont pas de Parlement, comme la Russie; dans les autres, il peut être altéré facilement par des procédés multiples, déjà couramment appliqués dans des intérêts discutables, mais qui deviendront invincibles, quand ils s'appuieront sur l'autorité d'un motif patriotique. Comment réprimer ces fraudes ? Le professeur Lawrence, de Cambridge (2), propose l'établissement d'une Commission ad hoc, composée de délégués des États neutralisés et secondaires, qui ne sont pas suspects de vouloir prendre part aux luttes d'ambition et de conquête. Ils auraient un Office permanent en Suisse, auraient partout droit d'enquête et de visite, dans les bureaux de finances, dans les caser

(1) Catellani, Reallà ed utopie della pace, p. 105.

(2) T. J. Lawrence, dans l'International Journal of Ethics, janvier 1899 et la Review of Reviews du 15 février 1899, p. 134.

nes et dans les arsenaux. Chaque année, dans un rapport annuel, ils rendraient compte de l'exécution des engagements des puissances. L'idée est ingénieusement présentée; on peut broder à l'infini des variations individuelles sur ce thème, et celle-ci, sans doute, est des meilleures. L'objection est que, pour une pareille enquête, d'ailleurs peu compatible avec les secrets de la défense nationale, il faut un temps considérable; entre le moment où la fraude est commise et celui où elle est constatée, il pourrait se produire un délai tel que, dans l'intervalle, une guerre mette les puissances à même de profiter de leur fraude avant qu'elle soit reconnue. D'autre part, si quelque fraude est constatée, quelle en sera la sanction? Tant que la société internationale ne sera pas réorganisée sur d'autres bases, celle-ci ne peut consister que dans une protestation platonique. Le professeur Lawrence veut qu'alors les autres contractants ramènent le coupable à complète soumission; mais ainsi, c'est la guerre pour empêcher la guerre. Et si tout un groupe de contractants s'entend pour manquer au pacte, que feront les autres? Les grandes puissances n'auront-elles pas un avantage sur les petites ? Cela est si vrai qu'à part la Serbie, malgré les efforts de la Russie et de la Hollande, toutes restèrent ici sur la réserve. Peu de temps avant la Conférence, M. de Bar (1) rappelait que la Prusse, réduite par Napoléon à 40.000 hommes d'armée, l'avait, en 1813, combattu avec des centaines de mille. Instruits par cet exemple, les délégués sentaient qu'en s'engageant à la limitation des armements, les peuples n'eussent fait que continuer dans l'ombre et par la fraude un certain nombre d'actes qu'auparavant ils n'avaient pas à cacher.

Il y a plus. Au point de vue strictement juridique deux États pouvaient-ils prendre un tel engagement? On peut en douter pour deux raisons d'abord, au point de vue pratique, parce qu'en vertu de la clause rebus sic stantibus le moindre changement dans la situation politique d'un des contractants pouvait, le mettant hors du contrat, en affranchir du même coup tous les autres, de telle sorte que l'engagement n'eût pas duré longtemps; ensuite, au point de vue théorique, parce qu'un État ne peut restreindre par traité son droit à l'existence, ni par conséquent son droit de défense militaire, corollaire du premier. Pour tous ces motifs, la limitation des armements était impossible. En vain le général den Beer Portugael prétendait-il (2) qu'avec la continuation des armements les nations couraient à la guerre, en marchant à la ruine (3). Sui

(1) De Bar, Das Programm der diplomatischen Friedens konferenz, dans la Nation de Berlin du 29 avril 1899, p. 437-438.

(2) Annexe D, 26 juin 1899.

(3) No 5 26 juin 1899.

vant la juste réponse du colonel de Gross de Schwarzhoff (1), il y avait là une contradiction: en se ruinant, elles perdaient les moyens de faire la guerre ; d'autre part, en faisant la guerre, elles ne pouvaient espérer se sauver de la ruine, une guerre même heureuse coûtant toujours fort cher. L'augmentation des armements ne pouvait donc, quoi qu'en eût dit le général den Beer, ètre une cause de guerre, tandis que leur limitation, éveillant les jalousies, les défiances et les soupçons réciproques, n'eût certainement pas été une cause de paix. Sans doute, il faut une limite aux dépenses militaires, mais les peuples sauront bien la trouver d'euxmêmes, sous le poids des charges qu'ils subissent. Il y a des limites, mais elles sont dépassées depuis longtemps, disait le général den Beer. Il se trompait. Les seules limites ici sont des limites naturelles, qu'aucun État ne peut franchir et dans lesquelles les lois économiques les enferment plus sûrement que le droit international ne le ferait par un traité.

Aussi le Comité, chargé par la première sous-Commission (guerre) d'examiner les propositions du colonel Gilinsky, a-t-il en deux séances rapidement reconnu, à l'unanimité, moins le colonel Gilinsky : « 1o qu'il serait très difficile de fixer, même pour une période de cinq ans, le chiffre des effectifs sans régler en même temps d'autres éléments de la défense nationale; 2° qu'il serait non moins difficile de régler par une convention internationale les éléments de cette défense, organisée dans chaque pays d'après des vues très différentes »(2). Ces formules sont peutêtre, relativement à la question, un peu incomplètes et vagues. Mais elles expriment bien à cet égard la très vive impossibilité d'aboutir, qu'avait profondément sentie sur ce point la Conférence. En même temps, le Comité, chargé par la deuxième sous-Commission (marine) d'étudier les résolutions Schéine, revenait avec ces conclusions « que la majorité des délégués de la sous-Commission n'a pas voulu se prononcer dans ce sens, attendu que, de prime abord, des difficultés constitutionnelles s'opposeraient, dans les pays parlementaires,à lier d'avance le vote budgétaire des assemblées législatives. Vainement le Président de la deuxième sousCommission, M. de Karnebeek, propose aux délégués de recommander à leurs gouvernements une étude des propositions russes, qui leur permettrait d'en décider à nouveau dans une Conférence ultérieure. Cette proposition n'obtient pas la sanction de la sous-Commission (cinq voix pour, cinq voix contre et cinq abstentions). Sur l'instance du capitaine Schéine, la simple motion d'inviter les délégués à consulter de nouveau leurs gouvernements ne passe que par sept voix avec une voix contraire et sept (1) N° 6, 30 juin 1899, Confidentiel, p. 2.

(2) Ibid., p. 7.

abstentions, par une mesure toute de courtoisie, dont le Président Beernaert met en lumière le mensonge poli en clôturant sans plus attendre les travaux de la Conférence. Elle allait, dans ces deux sous-Commissions, se terminer, sur cette question, sans aucun résultat, quand le chef habile d'une grande délégation, sympathique à la Russie, comprit qu'il fallait tout au moins qu'ici, sur cette question maîtresse de la limitation des armements, un vote intervint, si platonique fût-il. Il comprit que, pour le Tsar, qui avait convoqué la Conférence, comme pour l'opinion, dont l'enthousiasme la suivait d'espérances, il fallait que sur ce point une résolution intervînt, qui rendit hommage à l'initiative russe et qui tint compte aussi du vœu des peuples. Puisqu'aucun texte obligatoire ne pouvait passer, qu'au moins, dans une déclaration théorique, les délégués rendissent hommage de loin, sans s'engager davantage, à la justesse de l'idée du Tsar! A défaut d'une résolution de fond, qu'ils prissent tout au moins un de ces vœux de forme, qui n'engagent à rien ! Il fallait que chaque Commission se séparât, sur chaque point, avec un texte, quand bien même, au lieu d'une obligation précise, ce texte ne contiendrait qu'une formule platonique et vague. Reprenant le simple vou, dénué de sanction, qui figurait déjà dans le paragraphe premier de la proposition Gilinsky, M. Léon Bourgeois pose à la Conférence cette question de principe: La limitation des charges militaires, qui pèsent sur le monde, est-elle désirable?» Et, sur sa proposition, habilement présentée, la première Commission, suivie par la Conférence plénière (21 juillet), « estime que la limitation des charges militaires, qui pèsent actuellement sur le monde, est grandement désirable pour l'accroissement du bien-être matériel et moral de l'humanité » (1). Cette rédaction a été étendue aussi à la partie concernant la marine (2).

Dans ce texte, les uns ont vu la condamnation, par la Commission, de sa propre attitude sur le désarmement (3); d'autres encore se sont félicités d'y trouver pour la propagande pacifique le texte même sur lequel elle pourra désormais s'engager plus active et plus enthousiaste que jamais (4). Il n'y a là, si l'on veut être sincère, qu'une formule de politesse des délégués vis-à-vis du Tsar, une espèce de condoléance platonique et vague, qui souligne d'autant plus l'impossibilité d'aboutir que tout le monde en reconnaît la nécessité.

(1) No 6, 30 juin 1899, de la Commission et n° 6 (6 séance), de la Conférence. (2) Raffalovich, Mémoire sur la Conférence de la Haye, p. 10.

(3) V. notamment Yves Guyot, La Conférence de la Haye, dans la Paix par le Droit, 1899, p. 401.

(4) Bureau international de la Paix,Correspondance bi-mensuelle, Berne, 10 juillet 1899, n. 13, p. 87.

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§ II. Questions accessoires. Prohibition de nouveaux et
même d'anciens types d'engins.

A défaut de la limitation des budgets, impossible à voter en bloc, le gouvernement russe comptait tout au moins retrouver, sous des chefs divers, la monnaie de sa principale espérance. Habilement, le programme Mouravieff demande à la Conférence, après s'être prononcée sur la limitation des budgets, d'interdire la mise en usage de nouveaux types d'engins de guerre, soit sur terre, soit sur mer. Comme les nouvelles découvertes exigent le remaniement de l'outillage ou même l'acquisition d'un matériel nouveau, c'est demander encore l'allègement des budgets que de proposer le statu quo des moyens de guerre : ainsi l'étude de ces questions, très voisine de la limitation des budgets, rentre assez volontiers dans le cercle des travaux de la première Commission. Comme d'autre part les moyens nouveaux, de plus en plus savants, sont aussi de plus en plus meurtriers, les interdire, ce n'est pas seulement faire acte de prudence économique,mais acte de respect pour la vie des hommes et de compassion pour leurs souffrances: ainsi ces questions s'écartent déjà des précédentes pour se rapprocher de celles qui font l'objet des travaux de la seconde Commission (lois et coutumes de la guerre). La plupart d'entre elles relèvent même plutôt de la deuxième Commission que de la première telle l'interdiction des torpilleurs sous-marins et plongeurs, et des navires de guerre à éperon; telle l'interdiction de nouveaux explosifs, de nouveaux canons ou fusils, de projectiles lancés du haut des ballons ou de gaz asphyxiants. Plus on s'approche de ces derniers moyens de nuire, plus l'intérêt économique de leur interdiction disparaît, en même temps que l'intérêt humanitaire de celle-ci s'élève. Bientôt même, il vient un moment où la question examinée, celle des balles qui s'épanouissent (balles dum-dum), n'a plus aucune raison économique, mais seulement un fondement moral. Peu à peu la Conférence glisse de la limitation des armements, qui est son but essentiel, dans la civilisation de la guerre qui est, pour la Conférence, tout au moins dans sa pensée première, une simple invite au succès.

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Mais elle a beau joindre à la raison économique la raison d'humanité. Les propositions russes, malgré les plus vigoureux efforts, sont toujours rejetées, quand elles sont susceptibles d'une valeur pratique ; même il leur faut lutter pour se faire accepter, d'une façon imparfaite, quand elles sont platoniques et stériles. Beaucoup d'efforts, quelques résultats de pure forme, aucun de fond, voilà toujours le bilan de la Conférence.

A. Interdiction de nouveaux canons de marine.

Des deux sous-Com

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