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encore la déclaration de Saint-Pétersbourg court le risque de se voir restreindre à une arme vague et sans portée par la rédaction, qu'afin de ménager les susceptibilités anglaises propose, le 22 juin, le capitaine Crozier (États-Unis). Reprenant, dans l'intérêt de l'Angleterre, le texte apporté tout d'abord, dans une pensée différente, par le délégué d'Autriche, colonel de Khuepac, le capitaine Crozier suggère la proposition suivante: L'emploi des balles, qui infligent des blessures inutilement cruelles, telles que les balles explosibles et en général toute espèce de balles qui dépassent la limite nécessaire pour mettre un homme immédiatement hors de combat, est interdit ». Non seulement ce texte laisse en dehors les dum-dum, puisqu'il ne vise pas les balles à noyau incomplètement couvert, mais encore, comme le font remarquer MM. le général den Beer Portugael, le colonel Gilinsky et le Président (1), il est beaucoup trop vague, moins précis même que la convention de SaintPétersbourg, qui interdit de la façon la plus absolue, avec les balles explosibles, tous projectiles inférieurs à 400 grammes, chargés de matières fulminantes ou inflammables, tandis que la formule Crozier les tolère s'ils ne sont pas, ce qu'on peut toujours soutenir, inutilement cruels. Ce ne sont plus les dum-dum qui sont attaquées, c'est la convention de Saint-Pétersbourg elle-même qui est menacée de tomber dans le vague, c'est-à-dire dans le vide, avec la rédaction américaine. Vingt voix se groupent autour d'elle contre l'amendement Crozier. Le colonel de Khuepac, qui avait d'abord proposé un texte assez voisin, voyant le danger, vote avec la majorité, qui est écrasante (2). Mais la convention de SaintPétersbourg, après avoir laissé échapper les dum-dum, a risqué un moment de dégénérer en un texte débile qui, sans précision, ne peut être que sans rigueur, c'est-à-dire facile à tourner.

L'Angleterre et les États-Unis ont d'ailleurs à cœur de reprendre la question. Dès que les travaux de la première Commission arrivent sur ce point en Conférence plénière (21 juillet), l'Angleterre et l'Amérique interviennent avec énergie. Habilement, et comme en passant, le capitaine Crozier, sans défendre la dum-dum, plaide en sa faveur les circonstances atténuantes : « Quelques preuves seraient désirables »; « il ne faut pas susciter un sentiment national en faveur de cette pratique en la condamnant sans preuves (3). Au fond, c'est pour l'Angleterre qu'il

(1) P. 5.

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(2) M. Raffalovich demande la priorité pour le vote sur le texte primitif (sous-Commission). Celui-ci est maintenu par vingt oui contre deux non (Angleterre et États-Unis) et une abstention (Portugal). Ont voté oui: Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Italie, Japon, Monténégro, Pays-Bas, Perse, Roumanie, Russie, Serbie, Siam, Suède et Norvège, Suisse, Turquie, Bulgarie.

(3) Conférence, no 6, 6• séance plénière, 21 juillet 1899, p. 3.

plaide, et la meilleure preuve c'est que sir Julian Pauncefote appuie de son autorité de premier délégué l'amendement Crozier. Nullement intéressés dans la question, puisqu'ils ont un fusil de fort calibre (7 mill. 1/2) et n'en désirent pas changer, les États-Unis ne développent cet amendement que par mesure de courtoise amitié vis-à-vis de l'Angleterre. Mais, habilement, ils essaient de prendre la question de très haut. Le capitaine Crozier essaie de soutenir que son texte est plus ample que celui de la Commission parce qu'il interdit tout moyen de causer des souffrances atroces, quelles que puissent être les inventions futures destinées à doter le petit calibre des effets plus puissants du grand : Les avantages du petit calibre sont bien connus: une trajectoire plus tendue, un plus grand espace dominé par l'effet des balles, moins de recul et surtout un poids moindre pour les munitions. Or, si une nation quelconque considère ces avantages comme suffisamment importants pour désirer un calibre plus petit, ses experts militaires chercheront tout de suite une méthode pour éviter le désavantage principal d'un plus petit calibre, c'est-à-dire l'insuffisance du choc produit par les balles... Ils verront qu'ils peuvent éviter complètement les catégories interdites: 1° en fabriquant une balle, dont la pointe à son entrée dans le corps humain se tournerait facilement d'un côté, de manière à produire un mouvement de rotation autour de son axe le plus court; 2o en fabriquant une balle d'une forme si originale qu'elle infligerait une blessure déchirante sans subir de changement (1). Ce que proposait en réalité le capitaine Crozier, c'était, pour mieux atteindre les inventions à venir, de laisser passer, sous l'absolution de son amendement, les dum-dum. Avant de s'occuper des inventions futures, le plus sage était d'abord de s'occuper des inventions passées. A Saint-Pétersbourg, dit le colonel Gilinsky, on avait en vue un fait existant déjà; on voulait interdire des balles qui existaient en réalité (2). C'est de même qu'il faut agir ici, vis-à-vis des dum-dum. « On a pu constater leurs effets récemment dans deux guerres, bien qu'il n'existe pas de communications officielles à ce sujet. Quant aux balles qui pourront être inventées, on s'en occupera quand le mo(3). Comme le faisait très bien remarquer le général den Beer Portugael, accepter l'amendement Crozier, c'eût été détruire l'œuvre accomplie (4). Rien de plus vague que ces limites nécessaires», ces blessures inutilement cruelles, dont parle le texte Crozier. La blessure est-elle inutile quand elle permet, suivant les propres ter

ment sera venu

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(1) Conférence, n° 6, 6e séance plénière, 21 juillet 1899, p. 2-3.

(2) Ibid., p. 4.

(3) Colonel Gilinsky, eod. loco, p. 4.

(4) Ibid., p. 4-5.

mes de M. Crozier, d'employer un fusil dont la trajectoire plus tendue domine un plus grand espace et dont les munitions plus légères peuvent se multiplier sans augmenter la charge des hommes ? Entrer dans cette voie, c'était donc, malgré les apparences larges du texte, laisser passer toutes les inventions, celles d'hier comme celles de demain, pour peu qu'elles rendissent l'effet d'arrêt au choc des balles du petit calibre. C'était, non seulement l'absolution pour les dum-dum, mais l'énervement du texte de 1868, ébranlé par le vague de la formule nouvelle, ouvert, sur les points mêmes qu'il réglait, à toutes les controverses puisqu'au lieu d'une règle précise il n'y avait plus pour les belligérants d'autres limites que celles de l'utilité, d'autre critérium que celui, toujours élastique, de la nécessité.

Si dangereux qu'il fût, ce texte, cependant, faillit être voté. L'Angleterre menait une vive campagne pour lui. Sir Julian Pauncefote demandait que le protocole restât ouvert pour accueillir une déclaration de principe que son gouvernement n'avait pas encore eu le temps de formuler. En attendant il faisait tous ses efforts pour faire passer la formule Crozier. Bien que les États-Unis n'eussent, nous l'avons dit, aucun intérêt personnel dans la question, leur premier délégué, M. White, intervint dans la discussion avec une grande insistance. Un certain nombre de puissances, désireuses avant tout d'un vote unanime, se montraient prêtes à se rallier au texte américain parce que lui seul pouvait être adopté par tous. Or l'unanimité a toujours été le désir de la Conférence qui, d'ailleurs, comprenait la faiblesse d'un texte, hors duquel seraient restés les immenses territoires anglo-américains. Le Danemark, la Grèce, la Serbie, le Portugal, la Chine, espérant que l'unanimité se ferait sur la rédaction Crozier, étaient prêts à l'adopter. Le débat fut vif. La tactique parlementaire déploya ses manoeuvres. Une longue discussion. s'engage sur la question de savoir si la suggestion du capitaine Crozier constitue une résolution ou un amendement; finalement c'est cette dernière idée qui prévaut. On passe au vote. Mais c'est en vain que la formule Crozier avait obtenu la priorité. Le résultat donne huit voix pour, dix-sept contre. Puis le texte de la Commission est voté, à l'unanimité moins deux voix (Angleterre et États-Unis) et une abstention (Portugal). Les dum-dum étaient condamnées (Déclaration n° 3) (1). Mais

(1) Déclaration. - « Les soussignés, plénipotentiaires des puissances, représentées à la Conférence internationale de la Paix à la Haye, dûment autorisés à cet effet par leurs gouvernements, s'inpirant des sentiments qui ont trouvé leur expression dans la déclaration de Saint-Pétersbourg du 29 novembre/11 décembre 1868, déclarent Les puissances contractantes s'interdisent l'emploi de balles qui s'épanouissent ou s'aplatissent facilement dans le corps humain, telles que les balles à enveloppe dure dont l'enveloppe ne couvrirait pas entièrement le noyau ou serait pourvue d'incisions ».

elles sortaient de cette épreuve avec l'honneur d'une discussion opiniâtre, l'approbation des États-Unis et l'abstention du Portugal, à laquelle s'était ajoutée un moment la quasi-abstention du Danemark, de la Grèce, de la Serbie, de la Chine. L'Angleterre avait prononcé l'apologie des balles dum-dum, et les auteurs anglais, qui ont écrit sur la Conférence, devaient dire avec Holland que les accusations exagérées (sic) formulées contre la balle dum-dum y avaient été complètement réfutées (the exaggerated charges made against the dum-dum bullet were completely refuted) (1). D'autres puissances avaient embrassé résolument le parti de l'Angleterre; d'autres, pour obtenir l'unanimité, avaient très aisément fait taire ici leur indignation. Par surcroît enfin, au cours de cette discussion, le texte de 1868 avait couru, sur d'autres points, les plus graves dangers.Beaucoup d'efforts, beaucoup d'adresse, beaucoup d'habileté et de vigueur avaient été dépensés sans que l'Angleterre prit l'engagement de modifier sa conduite, sans même qu'elle sortit des débats humiliée et confuse, comme beaucoup l'espéraient. Jadis elle réservait, dans ses usages, les dum-dum aux sauvages; maintenant elle s'attribue le droit de les opposer même aux civilisés (2). Un résultat théorique : l'engagement des puissances qui n'avaient pas les balles dum-dum; aucun résultat pratique, puisque l'Angleterre n'y souscrivait pas, c'est toujours la fuite des conséquences pratiques et l'absence des effets utiles. Une fois de plus, la Conférence de la Haye avail touché l'écueil et manqué le but. Pourtant cette question n'avait aucun rapport, ni de près ni de loin, avec le désarmement. Elle rentrait dans le thème général des lois de la guerre, sur lequel se fondaient, à la Conférence, toutes les espérances de succès (3).

DEUXIÈME COMMISSION (4).

II

LES LOIS DE LA GUERRE (5).

Pour éviter l'insuccès des propositions relatives au désarmement, le

(1) Holland, Some lessons of the Peace Conference, dans la Fortnightly Review, décembre 1899, p. 949.

(2) « Our Government, while abstaining, as in the present war, from using the dumdum, or the mark iv. bullet against ennemies of European origin, cannot undertake not to use them in wars in which bullets with less stopping power are found to be ineffective » (Holland, loc. cit.).

(3) Sur les difficultés auxquelles devait donner lieu la rédaction, collective ou séparée, des trois déclarations votées, V. infrà.

(4) Président: M. F. de Martens; Président-adjoint: M. Asser, Président de la première sous-Commission; Rapporteurs: M. Louis Renault, de la première sous-Commission et M. Edouard Rolin, de la seconde.

(5) Sujet très peu étudié ou analysé par les tout premiers travaux dès maintenant parus, soit en France, soit surtout à l'étranger, sur la Conférence. Quelques lignes à

Tsar avait, dans sa seconde circulaire, heureusement élargi le cadre étroit de la première. Au thème initial, qui visait la limitation des effectifs et des budgets d'armement, la Note du 30 décembre 1898/14 janvier 1899 ajoutait prudemment l'extension de la convention de Genève à la guerre maritime et la révision des travaux de la Conférence de Bruxelles relative aux lois de la guerre terrestre. Tandis que la paix s'impose d'autant plus à l'humanité révoltée que la guerre, plus cruelle, plus farouche, plus douloureuse l'indigne davantage, la Conférence de la Haye, parmi tant de missions diverses, recevait ainsi la tâche assez inattendue, non seulement de préparer la paix par le désarmement et l'arbitrage, mais encore d'en retarder l'urgence en réconciliant la civilisation avec la guerre. C'était une contradiction. Mais en même temps c'était pour la Russie le moyen de sa uver la Conférence du naufrage et de garder à l'amour-propre du Tsar les apparences d'un succès. En glissant ces deux thèmes dans le programme, le gouvernement russe s'assurait la réponse favorable des puissances invitées, car aucune ne pouvait refuser, avec la discussion des règles de la guerre, la civilisation de celleci, sans se mettre au ban des nations. C'est pour ces motifs spéciaux que la Conférence de la Haye, dont le programme était déjà fort lourd, s'est ainsi trouvée saisie de questions, qui ne regardaient pas la paix. Là encore il y a un artifice diplomatique. Cette double discussion, relative à la convention de Genève dans la guerre maritime et aux lois de la guerre terrestre, ne vient rompre l'unité de la Conférence de la Haye, par une immense digression aux questions pacifiques, qu'afin de masquer, en cas d'échec sur le désarmement et l'arbitrage, l'insuccès redouté des ouvertures russes. L'arbitrage lui-même n'est encore là, nous le verrons, que pour pallier l'échec du projet russe sur le désarmement. Mais, sur l'arbitrage, un résultat pouvait, à l'origine, sembler douteux ou difficile, tandis que, sur les lois et coutumes de la guerre, les craintes d'échec étaient beaucoup plus faibles. Avant la Conférence de la Haye, le droit international n'avait encore jamais cru qu'il pût organiser la paix; mais toujours il s'était arrogé le droit, réclamé par lui dès sa naissance, de donner des lois à la guerre. Tandis qu'aucune convention internationale n'avait encore organisé l'arbitrage ou le désarmement, de nombreux textes avaient réglementé la guerre. Dans sa session d'Oxford, de 1880, l'Institut de droit international avait donné des lois de la guerre un Manuel étendu, complété dans d'autres sessions

peine (pillage, prisonniers) dans F. W. Holls, The Peace Conference and Monroe doctrine, loc. cit., p. 562; peu de choses dans Schäffle, Die Friedenskonferenz im Haag, loc. cit.; au plus deux pages, substantielles d'ailleurs, dans Holland, Some lessons of the Peace Conference, loc. cit., p. 950.

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