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des jours qui marqueront dans l'histoire du siècle qui va finir » (1).Jamais Conférence diplomatique n'a présenté tant de titres à l'attention générale que la Conférence de la Haye. Originale à plus d'un égard, elle réunit, tant dans la forme, par le côté extérieur des choses, que dans le fond, par son programme, des nouveautés diplomatiques inconnues jusqu'alors à l'histoire. Vingt-six États y complaient une centaine de représentants (2), hommes politiques, diplomates, jurisconsultes et militaires, de sorte que, pour la première fois, à cause du nombre, une Conférence diplomatique,au lieu de pourparlers, eut des discussions, au lieu d'être un Congrès, fut un Parlement (3), où l'expérience des grandes assemblées de

L'Imperatore di Russia e la Conferenza, dans la Nuova Antologia du 1er mars 1899, p. 167-181; Crispi, La Conferenza del disarmo, dans la Nuova Antologia du 15 mai 1899, p. 360-366; Catellani, Realtà ed utopie della pace, dans la Riforma sociale, mai-juin 1899, et tirage à part, Roux, Torino, 1899, 1-131 p.; Pasquale Turiello, La Conferenza dell' Aja, dans la Nuova Antologia du 15 août 1899, p. 729-737.

Pour les travaux antérieurs à la Conférence, V. de Lapradelle, La question du désarmement et la seconde circulaire du Tsar, dans la Revue générale de droit intern. public, t. VI (1899), p. 76 et suiv.

(1) Imprimé no 1, p. 6.

(2) États représentés: Allemagne (Comte de Münster, Baron de Stengel, Dr Zorn, colonel de Gross de Schwarzhoff, capitaine de vaisseau Siegel); Autriche-Hongrie (Comte R.de Welsersheimb, MM. A. Okolicsanyi de Okolicsna, Gaëtan Mérey de Kapos-Mère, H. Lammasch, colonel V. de Khuepac, capitaine de corvette Comte Soltyk); Belgique (M. Beernaert, Comte de Grelle-Rogier, Chevalier Descamps); Chine (M. Yang-Yu); Danemark (Fr. e. de Bille, colonel von Schnack); Espagne (Duc de Tetuan, Ramirez de Villa Urrutia, A. de Baguer, Comte del Serrallo); États-Unis d'Amérique (MM. White, Standford Nevel, Seth Low,A. T. Mahan, capitaine de vaisseau, W. Crozier, capitaine d'artillerie, W. Holls); France (MM. Léon Bourgeois, Bihourd, d'Estournelles de Constant, Louis Renault, amiral Pephau, général Mounier); Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande (MM. Julian Pauncefote, H. Howard, vice-amiral Fisher, général Ardagh); Grèce (M. Delyannis); Italie (Comte Nigra, Comte Zannini, commandeur Guido Fusinato, général major Zuccari, capitaine de vaisseau Bianco); Japon (Baron Hayashi, M. Motono, colonel Uyehara, capitaine de vaisseau Sakamoto, Nagao Ariga); Luxembourg (M.Eyschen, Comte de Villers); Mexique (MM. de Mier, Zénil); Monténégro (avec la délégation de Russie); Pays-Bas (M.Van Karnebeek, général den Beer Portugael, MM. T.M.C. Asser, Rahusen, Tadema); Perse (général Mirza Riza Khan, Mirza Samad Khan Mountazis Saltaneh); Portugal (Comte de Macédo, M. d'Ornellas Vasconcellos, Comte de Selir, capitaine Ayres d'Ornellas); Roumanię (MM. A. Beldiman, Jean N. Papiniu, colonel Constantin Coanda); Russie (MM. de Staal, F. de Martens, de Basily, Raffalovich, colonel Gilinsky, Barantzew, capitaine Schéine, lieutenant de vaisseau Ovtchinnikow); Serbie (MM. Miyatovitch, colonel Maschine, Veillcovitch); Siam (MM. Phya Suriya, Phya Visuddha, Corragioni d'Orelli, Edouard Rolin); Suède et Norvège (Baron de Bildt,colonel P.H.E. Brandstrom, de Hjulhammar, W. Konow, général major médecin général de l'armée et de la marine J. J. Thaulow); Suisse (Dr A. Roth, colonel A. Kunzli, M. Edouard Odier); Turquie (Turkhan Pacha, Noury Bey, général Abdullah Pacha, amiral Mehemed Pacha); Bulgarie (Dr Stancioff, major Ch. Hessaptchiew).

(3) Comp. F. de Martens, International arbitration and the Peace Conference at the Hague, dans la North American Review, novembre 1899, p. 622. On y verra une intéressante comparaison de la Conférence de la Haye avec les Congrès de Vienne, de Paris et de Berlin (1815, 1856 et 1878). Comp. surtout p.624 : « The session-hall of the Conference at the Hague, in the royal palace of the Huis ten Bosch, cannot be compared with the session-hall of the Congress of Paris, of Berlin or of Vienna ».

vait donner à des personnalités plus spécialement politiques une autorité que pouvaient justement envier des diplomates de carrière. Nouvelle sous ce rapport, la Conférence de la Haye l'était encore au point de vue de la variété des États convoqués. Ce n'était pas la Conférence de l'Europe, mais celle du monde. Sans doute les convocations sont encore trop restreintes. La présence des représentants de la Bulgarie au sein de la délégation turque ne fait que mieux ressortir l'absence d'un autre État dont la vassalité prétendue n'est pas affirmée comme pour la Bulgarie par un texte certain tel que l'article 1er du traité de Berlin. L'Afrique est exclue tout entière, pour plaire à l'Angleterre qui craint l'invitation du Transvaal, son soi-disant vassal. Pour flatter la vanité des États-Unis, le Mexique seul est appelé comme eux; le reste de l'Amérique n'est pas représenté. Malgré ces lacunes, plus regrettables encore que l'exclusion du Pape (1) qui, s'il est un Souverain, n'a pas un État, le chiffre et la variété des convocations restent encore considérables, car la Russie, puissance asiatique autant qu'européenne, veut que l'Asie soit représentée par la Chine, le Japon, la Perse et le Siam. Sauf le précédent obscur de la Conférence maritime internationale de Washington (1889) (2), qui réunissait déjà des nations d'Europe, d'Amérique et d'Asie, c'était la première fois que ces trois parties du monde se rapprochaient dans un même Congrès.

Mais, de toutes les nouveautés qu'offrait dans la forme la Conférence de la Haye, il n'y en avait pas de comparables à celle qu'elle présentait dans le fond. Cas sans précédent dans l'histoire, elle n'avait pas pour objet de régler des différends politiques ou des questions de frontières, pas même des questions d'ordre économique ou pénal. Mais elle avait pour mission d'appeler sur le monde le règne de la paix. L'utopie disparaissait; le rêve des penseurs commençait à devenir des réalités. Déjà le monde avait été frappé de surprise (3), quand il avait vu un puissant monarque, chef d'un grand État militaire, se faire lui-même l'apòtre du désarmement et de la paix dans les deux Messages successifs du

(1) Nous réservons pour l'instant toutes ces questions sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir à propos de l'adhésion à l'Acte final des puissances non représentées à la Conférence.

(2) Seth Low, The international Conference of Peace, dans la North American Review, novembre 1899, p. 625.

(3) « Nie hat die Welt so in Waffen gestarrt, wie in unserer Gegenwart, und nie hat die Welt das Schauspiel gesehen, dass der ungebundenste Herrscher eines militærstaatlichen Grossreiches, an die Spitze idealistischer « Friedensfreunde » sich gestellt hatte wie dies ebenfalls in unserer Gegenwart an der Ende Juli 1899 nach fast zweitnonatlicher Tagung geschlossenen « europäischen Friedenskonferenz » wahnzunehmen gewesen ist » (A. Schäffle, Die Friendenskonferenz im Haag, dans Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, LV, 4° Heft, 1899, p. 705).

12/24 août 1898 et du 30 décembre 1898/11 janvier 1899. Mais l'étonnement s'accrut encore quand on vit, grâce à la ténacité russe, la Conférence projetée se préparer, se former, et s'ouvrir. L'opinion, qui marchait ici de surprise en surprise, eût cru volontiers tous les résultats possibles. De nombreuses lettres ou adresses, envoyées ou inspirées par le zèle des nombreuses Sociétés de paix, en déposaient l'espoir et le vœu aux pieds de la Conférence, qui dut charger une Commission spéciale du soin de les dépouiller et d'y répondre (1). Les grands apôtres de la Paix, M. W. Stead, le Pierre l'Ermite de la Croisade pacifique, la Baronne de Suttner, l'auteur du livre A bas les armes ! », qui étaient venus à la Haye pour manifester leur foi, montraient les plus vives espérances. L'opinion publique était rendue attentive par la presse, à laquelle, suivant les traditions diplomatiques, la Conférence ferma sa porte, au mépris des règles parlementaires (2). Mais, comme elle était à la fois un Parlement et une Conférence, elle dut se résigner à faire des communiqués aux journaux. Peu à peu, les diplomates devenaient ainsi les prisonniers de l'opinion. La foule, qui n'a pas le sentiment des nuances ni celui des difficultés, croyait tout possible. Le choix de la Haye, comme siège du Congrès, accentuait encore l'enthousiasme. Les correspondances des journaux marquaient, dès les premiers jours, que dans l'atmosphère calme de cette ville, pacifique entre toutes, les diplomates subissaient peu à peu la contagion des choses et l'effet du milieu. Plus d'un devait en effet trouver autour de lui, pour la cause pacifique, ces comparaisons et ces images, qui plaisent aux diplomates quand ils sont en goût de métaphores (3). Le calme de la Haye, le repos de ses eaux dormantes leur parlaient des douceurs de la paix. Sans lever les yeux, ils apercevaient devant eux, en entrant dans la salle de leurs séances, l'allégorie fameuse, peinte au seuil de la salle d'Orange de la Maison du Bois: Hercule et Minerve ouvrant les portes du temple de Janus, fermé par la guerre, au Génie de la Paix. Moins d'un an auparavant, à la veille du couronnement de la Reine, l'Institut de droit international avait, à la Haye, en août 1898, enveloppé de justice et de paix l'aurore d'un règne naissant (4). Cette justice et cette paix n'allaient-elles pas, de la Hollande, s'étendre au monde entier ?

(1) N° 3, 23 mai 1899, p. 3.

(2) Sur tous les documents que nous avons eus sous les yeux, on lit ces mentions extraordinaires: confidentiel, absolument confidentiel, et jusqu'à secret. La délégation d'Amérique a vivement protesté contre ce huis-clos (Holls, The Peace Conférence, dans la American monthly Review of Rewiews, novembre 1899, p. 559).

(3) On verra, en consultant les procès-verbaux, combien ces métaphores, relativement fréquentes, sont souvent hardies. Comp. notamment, 3° Commission, 6o séance, 19 juillet 1899; Procès-verbal, 1re épreuve, p. 6.

(4) Annuaire de l'Institut de droit international, t. XVII (1898), p. 176-177.

Certes, le choix de la Haye était heureux. Pour une telle œuvre, nul cadre n'était meilleur. Mais le calme de la ville, les eaux dormantes des canaux, les allégories de la salle des séances, tout cela ne constituait qu'un milieu factice où se trouvaient les délégués, non leurs États, les hommes, non les peuples. Derrière ce paisible décor, joli mais factice, le vrai rideau se levait sur l'Europe en armes, inquiète d'avenir et grosse de problèmes à l'Occident, la question d'Alsace-Lorraine ; à l'autre bout de l'Europe, la question d'Orient; hors d'Europe, la question des concurrences économiques et coloniales qui déchaîne les ambitions des grandes puissances en Afrique, en Asie, partout où il y a, soit un marché à prendre, soit un territoire à partager. Tandis que M. de Staal, en recevant la présidence de la Conférence, saluait comme un gage de paix et de concorde l'évolution économique, l'Impérialisme anglais, la guerre cubaine et l'ambition coloniale allemande lui répondaient que la guerre moderne est d'autant plus à craindre qu'elle repose sur des intérêts commerciaux (1). Pour fonder une paix durable, il eût fallu détruire, par un accord, ces causes de guerre. Le Conseiller russe, J. de Bloch, initiateur de la pensée pacifique du Tsar, avait lui-même marqué, dans son grand livre sur La guerre, la nécessité de trancher ces questions. Mais il se trompait en affirmant qu'elles appelaient des solutions faciles : « le statu quo dans les rapports entre la France et l'Allemagne ; l'organisation du protectorat européen sur la Turquie; la détermination d'un égal champ d'activité coloniale (2). Il fallait toute la sérénité d'un économiste, habitué à voir de haut et de loin les grandes lois du monde social, pour résoudre avec ce facile optimisme des problèmes que les faiseurs de systèmes osent à peine aborder,et dont les diplomates, mieux renseignés et partant plus sceptiques, ne peuvent encore prévoir, ni les évolutions, nit la fin. Discuter ces questions était impossible. Toutes les nations mettaient à leur concours cette condition expresse qu'aucun des problèmes politiques, qui leur tenaient à cœur, n'y serait agité. La circulaire d'invitation lancée, le 6 avril 1899, par M. de Beaufort, au nom du gouvernement hollandais, portait « exclusion de tout ce qui touche aux rapports politiques des États ou à l'ordre de choses établi par les traités (3). La France et l'Allemagne n'avaient donc pas à craindre de voir

D

(1) Comp. la juste remarque de Paul Louis, La Conférence de la Haye, dans la Revue socialiste, juin 1899, p. 660.

(2) Comp. Catellani, Realtà ed utopie della pace, p. 57.

(3) Van Varick, Actes et documents, 2o document de la 1r partie (non paginée). Voici le texte de cette circulaire, datée de la Haye, 6 avril 1899:

« Monsieur le

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Le gouvernement impérial de Russie a adressé, sous la date du 12/24 août 1898, aux représentants diplomatiques accrédités auprès de la Cour de Saint-Pétersbourg une circulaire exprimant le désir de voir se réunir une Conférence

soulever la question d'Alsace-Lorraine; les grandes puissances et surtout la Turquie n'avaient pas à redouter de voir aborder la question d'Orient. Fidèle aux limites tracées à sa compétence par cette convocation. le Congrès écarta le Memorandum des Arméniens, apporté par l'agitateur Minas Tchéraz, comme il avait écarté le Memorandum de la Pologne contre la Russie. Même, comme les réfugiés arméniens commençaient une propagande active et tumultueuse par la voie de réunions publiques, le gouvernement hollandais, à la requête de la Turquie, les expulsa. Mais, en s'isolant des problèmes politiques, auxquels tout le monde pensait, pour tracer en l'air des règles applicables, au premier chef, à ces mêmes problèmes, les délégués s'interdisaient d'aboutir. Avant de désarmer, il fallait supprimer les causes de guerre. Avant de chercher la solution des conflits par l'arbitrage, il fallait liquider les problèmes que l'Europe en aucun cas n'entendait lui confier. Tandis que les diplomates se séparaient de la réalité vivante et des difficultés concrètes, le bref passage d'un Tchéraz les rappelait cruellement à la vanité de la paix. Le souveinternationale, qui serait chargée de rechercher les moyens les plus efficaces pour assurer aux peuples une paix durable et mettre un terme au développement progressif des armements militaires. Cette proposition, due à la noble et généreuse initiative de l'auguste Empereur de Russie, ayant rencontré partout un accueil des plus reconnaissants et obtenu l'assentiment général des puissances, S. E. le ministre des affaires étrangères de Russie a adressé, le 30 décembre 1898/11 janvier 1899, aux mêmes représentants diplomatiques une seconde circulaire donnant une forme plus concrète aux généreuses idées préconisées par le magnanime Empereur et indiquant certaines questions qui pourraient spécialement être soumises aux délibérations de la Conférence projetée. — Pour des motifs d'ordre politique, le gouvernement impérial russe a jugé qu'il ne serait pas désirable que la réunion de cette Conférence se fit dans la capitale d'une des grandes puissances et, après s'être assuré de l'assentiment des gouvernements intéressés, il s'est adressé au Cabinet de la Haye afin d'obtenir son agrément au choix de cette résidence comme siège de la Conférence en question. Je me suis empressé de prendre les ordres de Sa Majesté la Reine à l'égard de cette demande et je suis heureux de pouvoir porter à votre connaissance que Sa Majesté, mon auguste Souveraine, a daigné m'autoriser à répondre qu'il lui serait particulièrement agréable de voir la Conférence projetée se réunir à la Haye. En conséquence, et d'accord avec le gouvernement impérial russe, j'ai l'honneur de vous charger d'inviter le gouvernement... à bien vouloir se faire représenter à la Conférence susmentionnée, afin de discuter les questions émises dans la seconde circulaire russe du 30 décembre 1898/11 janvier 1899, ainsi que toutes autres questions se rattachant aux idées émises dans la circulaire du 12/24 août 1898, avec exclusion toutefois des délibérations de tout ce qui touche aux rapports politiques des États ou à l'ordre de choses établi par les traités. — J'aime à croire,Monsieur le...,que le gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité voudra bien s'associer à la grande œuvre humanitaire entreprise sous les auspices de Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, et qu'il sera disposé à accepter notre invitation et à prendre les mesures nécessaires pour que ses représentants soient réunis à la Haye, le 18 mai prochain, pour l'ouverture de la Conférence, à laquelle chaque puissance, quel que soit le nombre de ses délégués, n'aura qu'un seul vote. Veuillez agréer, Monsieur le..., l'assurance renouvelée de ma haute considération.

W. H. DE BEAUFORT ».

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