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Belle et grande journée en effet, qui fut pour nous l'aurore d'une ère nouvelle! Les représentants de vingt-cinq millions d'hommes, chassés du lieu de leurs séances, se réunissant, se pressant les uns contre les autres, puis, la main sur le cœur, et les yeux baignés de douces larmes, jurant de ne point se séparer jusqu'au moment où ils auront achevé l'oeuvre auguste de la constitution du royaume ! Tous, réunis dans un seul sentiment, sont prêts à sacrifier leur liberté, leur fortune, leur vie à la cause sacrée qu'ils ont juré de défendre. Tous..... je me trompe : un seul (1) proteste contre la délibération, et son opposition manifestée au bas de l'acte immortel vient attester la modération et le calme qui ont présidé à cette détermination magnanime.

Après un pareil acte, la cause des abus, des priviléges, des excès et des injustices de l'ancien régime était définitivement perdue. La cour aurait dû le sentir, elle s'en garda bien. C'est le pays des illusions, et l'on renonce avec trop de

(1) Martin d'Auch.

peine à toutes celles dont on a bercé sa vie, pour ne pas y croire encore lors même qu'elles s'évanouissent. On voulut essayer d'une séance royale, et traiter l'assembléenationale avec aussi peu de façon qu'un parlement. Ce fut le 23 juin, quand nous palpitions encore tous du souvenir du jeu de paume, qu'eut lieu cette fastueuse et dernière représentation du pouvoir absolu. Pour s'aliéner plus sûrement l'esprit des communes, on nous laissa pendant plus d'une heure à la porte de la salle, exposés à la pluie, pendant que les ordres privilégiés étaient déjà introduits et placés.

Je ne rappelerai pas les détails de cette singulière séance, qui nous paraîtrait aujourd'hui un rêve, si nous n'y avions assisté, tant les résultats ont été ridicules et nuls. Imaginez des menaces, des remontrances sévères, des protestations d'amour pour le peuple, jointes à une violation flagrante des droits de ses mandataires, l'annulation de nos travaux, enfin je ne sais quel octroi de constitution qu'on qualifiait de bienfaits accordés à la nation; et après tout ce fracas de paroles, après ces limites arbitraires imposées aux représentants en vertu du bon

plaisir, concevez une assemblée à laquelle on ordonne de se séparer, et qui demeure immobile; dont on vient d'annihiler tous les décrets, et qui y persiste; que l'on a voulu frapper de terreur, et qui paraît n'avoir vien vu, rien entendu, tant il y avait en elle de respect pour sa propre dignité, et de compassion pour un prince qu'on égarait.

Le lendemain, le surlendemain, on eût dit que cette séance n'avait pas eu lieu ; la majorité du clergé, la minorité de la noblesse , se soumirent à la vérification commune. Bientôt la cour éprouva elle-même la frayeur qu'elle voulait nous donner, et le reste des dissidents reçut l'ordre de se réunir à nous.

Nous avions doncenfin reçu le prix de notre persévérance. Les députés du peuple se trouvaient en présence des hommes du privilége, de pair avec eux, en mesure de leur demander compte de l'usurpation de ses droits, de la spoliation de ses biens, et décidés à faire redresser les abus et les injustices, en proclamant enfin ces principes d'égalité et de liberté si odieux aux privilégiés.

Mais tout n'était pas encore fini avec les intri

gants qui avaient juré de jeter les brandons de la guerre civile au milieu de la France. Des rassemblements considérables de troupes furent effectués dans les environs de Paris. Versailles fut tout d'un coup rempli de régiments étrangers qui ne pouvaient, comme les gardes françaises, ressentir des étincelles du feu patriotique. Tout annonçait de sinistres projets. Vainement l'assemblée avait-elle, par l'organe de son président, supplié le roi de renvoyer ces troupes dont la présence avait jeté Paris dans la consternation. La réponse du prince fut loin d'être satisfaisante: au lieu de l'éloignement des troupes, c'était celui de l'assemblée qu'il offrait d'effectuer. On nous fit l'ironique proposition de nous transférer à Noyon ou à Soissons. Et cependant déjà quarante mille hommes étaient campés entre Versailles et Paris; on annonçait de nouveaux corps, et chaque jour l'arrivée de trains d'artillerie, de chariots d'armes, donnaient à ce rassemblement de troupes un appareil plus formidable.

Necker était alors l'idole du peuple, on le renvoya. Le ministère fut recomposé, et le nom des nouveaux conseillers du prince mettait

à découvert les projets anti-révolutionnaires qu'on ne croyait plus nécessaire de cacher.

Nous connûmes cette révolution ministérielle le 12 juillet au matin. Camille Desmoulins, qui venait de temps à autre me voir à Versailles, s'y était rendu ce jour-là même pour me faire part des inquiétudes auxquelles toute la capitale était livrée. Quand il apprit le renvoi de Necker, il tomba dans une agitation convulsive et me dit : Tout est perdu,mon ami; nous allons être sabrés, assassinés : il faut jouer le tout pour le tout. Je vais au Palais-Royal. Il m'embrassa et partit.

Sa conduite dans cette journée contribua puissamment aux miraculeux événements qui changèrent la face de Paris, et renversèrent les projets de nos oppresseurs. Quand une ville entière a été amenée à cet état de stupeur et d'appréhension pour son bien-être, qui ne permet plus de craindre le danger, il suffit d'un enthousiaste, d'un homme dévoué, pour la remuer, la précipiter dans le danger même, et faire d'une masse inexpérimentée un corps de soldats héroïques. Camille, avec sa tête ardente et son courage

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