Page images
PDF
EPUB

toire, et nos neveux sauront tout ce qu'ils nous doivent, si la liberté et le bien-être que nous leur avons conquis ne suffisent pas pour le leur 'apprendre. Mais le moment n'est pas venu encore trop de passions contemporaines offusquent la vérité, pour qu'on puisse distribuer avec impartialité l'éloge et le blâme; d'ailleurs, c'est de faits particuliers et non de faits généraux que je m'occupe, c'est de moi et non de la révolution française.

Mais lié par les fonctions auxquelles j'ai été appelé à tous les actes qui ont préparé la régénération nationale, ayant eu ma part dans cette lutte de deux années, d'où la liberté est sortie victorieuse, mais non pas sans blessure, il me serait impossible de rappeler ce que j'ai fait, ce que j'ai dit, ce que j'ai senti, sans rentrer de temps en temps dans le récit ou l'appréciation rapide de quelques faits généraux. Je les prendrai çà et là et presque au hasard, guidé seulement par l'intérêt plus ou moins vif qu'ils m'ont inspiré, et par le désir de reproduire les sensations que j'en ai conservées.

Après la vaine pompe des cérémonies reli

gieuses, et le faste plus vain encore que la cour afficha dans l'inauguration des états-généraux, le tiers-état, abreuvé d'humiliations et de dégoûts qu'il avait soufferts avec une dédaigneuse résignation, s'était enfin réuni dans le local qu'on lui avait destiné. L'ambiguité des ordres donnés au nom de la couronne laissait subsister tout entière la grande difficulté que la convocation avait soulevée. Les trois ordres voteront-ils séparément? ou bien les suffrages seront-ils comptés par tête sans distinction d'ordres? telle était cette difficulté dont la solution devait décider du sort de la France.

Certes, la chose avait été préjugée même par le pouvoir exécutif qui avait ordonné que le tiersétat aurait une représentation double de celle accordée à chacun des deux autres ordres ; elle était mieux décidée encore par une autorité bien au-dessus de celle des rois, par les éternelles lois de la justice et de la raison, qui voulaient que les représentants des dix-neuf vingtièmes de la nation ne fussent pas frappés d'impuissance devant les mandataires d'un vingtième privilégié.

Cependant la noblesse et le clergé, dominés par leur égoïsme de caste et par leurs vieux souvenirs dont ils n'avaient pas appris à se défaire, refusèrent dès le principe de se réunir à nous pour vérifier les pouvoirs en commun. L'opposition du clergé fut faible et cauteleuse; le nombre des partisans de la réunion y était imposant. A la première séance, une dizaine de voix décidèrent la majorité. La noblesse fut plus hostile ou plus franche; à peine si la cause populaire y compta quelques défenseurs. Nous les avons vus plus tard, malgré ce premier élan patriotique, revenir timidement aux idées de leur ordre qui n'existait plus, et trahir les intérêts du peuple comme ils avaient trahi ceux de l'aristocratie.

La conduite des communes (c'est ainsi qu'on les nommait alors) fut noble et digne; elles attendirent avec impassibilité les ordres privilégiés qu'elles avaient invités à se réunir à elles pour les opérations préliminaires et la constitution de l'assemblée. Rien ne put nous émouvoir, ni les dédains affectés de la noblesse et sa sécurité apparente, ni les obséquieuses ho

mélies du clergé et son intervention intéressée. Forts de notre inaction, nous mettions notre confiance dans l'avenir et dans le peuple.

comme

Notre assemblée n'avait pas d'existence légale, nous ne la considérions nous-mêmes que une agrégation d'individus présentés pour les états-généraux; elle n'avait pas même un nom. Le doyen d'âge maintenait l'ordre, et le temps de nos séances se passait en conversations particulières, ou à régler quelques détails de police intérieure, ou bien à fixer l'état de nos rapports et de nos négociations avec les ordres dissidents.

[ocr errors]

Ces préludes insignifiants permirent à peine à quelques noms de se faire jour au milieu d'une réunion de près de six cents membres. Les plus pressés de se faire entendre ne firent pas fortune aux yeux de leurs collègues, et cette défaveur, attachée à leurs débuts, n'a pas été sans influence sur la manière dont on les a ultérieurement appréciés, et sur la route que l'amour-propre blessé leur a fait suivre.

Malouet, député de Riom, se signala dès nos premières séances par de nombreuses motions

qui eurent toutes le même sort, et furent impitoyablement rejetées. Certes, je n'ai pas eu toujours le bonheur de faire accueillir favorablement par l'assemblée les propositions que je lui ai présentées ; mais au moins n'ai-je pas lassé sa patience par un tissu de phrases entortillées, ou d'abstractions métaphysiques, propres tout au plus à embrouiller ses discussions, et qui ne pouvaient avoir aucun retentissement au dehors. Du moins, si mes idées étaient perdues pour l'assemblée qui refusait d'en profiter, elles n'étaient pas sans utilité pour le peuple, vers lequel elles étaient toutes tournées, et qui m'en a su gré. Ou Malouet était égaré par un esprit faux, ou il avait déjà quelque arrière-pensée, quelque vague et lointain désir de rattacher, comme il l'a fait depuis, sa cause à la cause aristocratiqne.

Après lui, l'orateur qui prit le plus souvent la parole, dans nos réunions préparatoires, fut Mounier, homme d'un talent bien supérieur à celui de Malouet, mais d'un esprit timide, et disposé comme lui à déserter le parti du peuple. Il a fait plus, il a quitté son poste de député, pour aller

« PreviousContinue »