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s'il résulte d'un acte de ce chef que, depuis la permission donnée par lui, il a voulu se décharger sur un de ses subordonnés du soin de prendre toutes les mesures d'ordre et de police dont il s'était d'abord réservé l'application. Or, il n'est pas douteux que par son décret du 22 mars 1852 « sur la décentralisation >> le chef du gouvernement n'ait voulu déléguer aux représentants locaux de son administration dans les départements un certain nombre de droits qui, jusqu'alors, lui appartenaient exclusivement, et de ce nombre se trouve certainement l'exercice entier de la police relative aux établissements de la première classe.

Une circulaire ministérielle du 15 décembre 1852, dont nous citerons un passage à la fin du numéro 87, confirme notre opinion. Elle ne réserve au chef du gouvernement la suppression des établissements, que lorsque cette suppression intervient, non pas à titre de pénalité, mais comme mesure de sûreté publique et seulement dans le cas prévu par l'article 12 du décret de 1810. C'est de ce cas maintenant qu'il va être parlé.

83. Nous avons vu que le décret du 15 octobre 1810, dans son article 11, a fait aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes qui lui étaient antérieurs, l'applica tion du principe de la non-rétroactivité des lois 1. Après avoir ainsi déclaré qu'ils continueraient de pouvoir être exploités en toute liberté, le décret ajoute:

«Art. 12. Toutefois, en cas de graves inconvénients pour la salubrité publique, la culture ou l'intérêt général, les fabriques et ateliers de première classe qui les causent pourront être supprimés, en vertu d'un décret rendu en notre Conseil d'Etat, après avoir entendu la police locale, pris l'avis des préfets, reçu la défense des manufacturiers et fabricants. >>

84. Comme cet article ne désigne que les établissements

1 V. n. 28.

de la première classe antérieurs au décret, on a voulu en conclure que ce droit de suppression les atteignait exclusivement et ne pouvait être exercé vis-à-vis des établissements de cette même classe formés postérieurement à 18101. Mais il a été répondu avec raison que la disposition ci-dessus n'est autre chose que l'application, à une hypothèse particulière, d'un principe général d'ordre public, lequel, ne fût-il pas écrit dans la législation des établissements dangereux, insalubres ou incommodes, n'en dominerait pas moins la matière. En effet, quand l'administration, usant de son droit de police, accorde l'autorisation à une industrie offensive de sa nature, elle ne peut le faire que sous la réserve des intérêts sociaux, qui sont, d'ailleurs, inaliénables et imprescriptibles. Or, il n'est point d'intérêt social plus considérable, plus respectable que celui qui se rattache à la sûreté et à la sécurité publiques. Cet intérêt domine donc constamment l'existence d'une fabrique classée, même après son autorisation; et lorsqu'il y est contraire, l'autorisation qu'il condamne doit nécessairement, tout comme dans le cas de l'article 12 précité, subir la suppression. C'est en ce sens que s'est prononcée la jurisprudence du Conseil d'Etat 2.

85. Aujourd'hui, par conséquent, les établissements de la première classe, même alors qu'ils sont postérieurs au décret d'octobre 1810, sont régis par les dispositions de l'article 12, malgré le silence qui y est gardé à leur égard. Ne faut-il pas aller plus loin et dire que le principe de ces dispositions est également applicable aux établissements de la deuxième et de la troisième classe ?

Jusqu'ici, l'administration ne paraît pas avoir été persuadée

1 Avisse, Industries dangereuses, n. 185.

2 Conseil d'État, 21 décembre 1837 (veuve Marteaux); id., 26 mai 1842 (veuve Gérol); id., 10 janvier 1845 (Castilhon); id., 13 juin 1845 (Capdeville); id., 5 janvier 1850 (veuve Duquesne). - Dufour, n. 577.

que son droit de suppression, pour cause de sûreté et de salubrité publiques, s'étende au delà des ateliers de la première classe; elle en a donné la preuve dans l'espèce suivante, que nous trouvons rapportée dans l'ouvrage de Cleraut1. Une raffinerie, établissement de la deuxième classe, située dans l'intérieur de Paris, rue Hautefeuille, excitait des plaintes fort vives de la part du voisinage, et, d'autre part, il n'était pas douteux qu'elle ne présentât des inconvénients bien réels et bien sérieux. Le préfet de police, se fondant sur ce que cette fabrique compromettait la salubrité publique, proposa au ministre d'en poursuivre la suppression aux termes de l'article 12 du décret d'octobre 1810. Le Comité consultatif des arts et manufactures, dont on requit l'avis, ne se rangea pas à l'opinion du préfet de police : il fit observer que l'article 12 du décret du 15 octobre 1810 concernait exclusivement les ateliers de la première classe, et ne pouvait conséquemment pas atteindre la raffinerie contentieuse qui appartenait à la deuxième. Suivant lui, la fermeture de cette usine n'était possible que par mesure d'expropriation pour cause d'utilité publique, c'est-à-dire au prix d'une indemnité envers le propriétaire. Conformément à cet avis, le ministre ne donna aucune suite à la proposition du préfet de police, et force fut aux voisins de supporter le malencontreux établissement qui les désespérait, sauf le bénéfice de l'action en dommagesintérêts que leur ouvrait l'article 11 du décret de 1810, et qu'ils pouvaient invoquer.

Les raisons sur lesquelles s'est appuyé le Comité des arts et manufactures sont approuvées par MM. Avisse et Dufour 3. Nous ne pouvons partager leur indulgence. L'article 12 du décret de 1810, nous l'avons déjà fait remarquer au numéro

' Traité des établ. danger., p. 305 et suiv.

2 Indust. danger., u. 188.

3 Droit administ, appliqué, n. 581.

précédent, n'est pas déclaratif du droit en cette matière; il est simplement l'application à une circonstance particulière du principe prédominant de la protection due à la sûreté et à la salubrité publiques. C'est par ce motif que, bien qu'il n'y soit question que des établissements de la première classe, antérieurs à 1810, la jurisprudence et notre savant confrère lui-même, M. Dufour, enseignent que la suppression n'en atteint pas moins, le cas échéant, même les établissements de la première classe, postérieurs à 1810.

Eh bien! dès qu'il s'agit d'un principe d'ordre social, intéressant au plus haut point la sûreté et la salubrité publiques, il est évident qu'il est d'une application générale et constante, et qu'il régit les établissements de la deuxième et de la troisième classe non moins que ceux de la première.

86. La suppression motivée sur des inconvénients graves « pour la salubrité publique, la culture ou l'intérêt général, » ne donne pas lieu au payement d'une indemnité au profit de l'usinier. C'est un cas, en effet, qu'il ne faut pas confondre avec celui d'une expropriation pour cause d'utilité publique. L'expropriation intervient quand il s'agit de procurer à la société un gain, un profit; il ne serait pas équitable que le pays s'enrichît aux dépens des particuliers dépossédés. Mais la situation n'est plus la même lorsque la sûreté, la salubrité publiques rendent nécessaire la suppression d'un établissement. Ici, l'on ne veut pas avantager la société; on veut simplement lui éviter un péril, un danger. Ce n'est pas d'ailleurs véritablement l'exercice d'un droit que la mesure fait disparaître; car il n'est pas licite d'user de sa propriété de manière à nuire à autrui. Dès lors la suppression, pour cause d'inconvénients graves, ne constitue pas, à proprement parler, une dépossession, et ne saurait motiver d'indemnité. Il arrive, dans ce cas, ce qui se voit pour les édifices bordant la voie publique, alors qu'ils menacent ruine aucune in

demnité n'est due ni payée quand l'autorité, qui doit veiller à la vie des passants et des voyageurs, en ordonne la démolition.

M. Avisse enseigne, à la vérité, qu'il est dû indemnité quand ce sont des établissements de la deuxième et de la troisième classe qui sont atteints par la suppression; mais c'est en s'appuyant sur l'avis du Comité des arts et manufac tures, cité au numéro précédent et où il est avancé que la suppression des établissements des deux dernières classes ne doit avoir lieu que par la voie de l'expropriation pour cause d'utilité publique. L'opinion de notre honorable confrère ne peut pas plus se soutenir que l'avis sur lequel elle se base et que nous venons de réfuter tout à l'heure.

87. L'article 12 du décret du 15 octobre 1810 confie au chef du gouvernement seul, le Conseil d'Etat entendu, et après l'accomplissement de plusieurs autres formalités déterminées, le soin de prononcer la suppression des établissements pour cause d'inconvénients graves.

Les préfets qui s'attribueraient un droit semblable excéderaient leurs pouvoirs. Tout ce qu'en pareil cas ils pourraient faire, ce serait de prescrire des mesures provisoires de nature à diminuer le préjudice, ou tout au plus de suspendre l'établissement'. Il est certain que, lorsqu'il s'agit de la suppression, dans les termes de l'article 12 du décret de 1810, la compétence de ces fonctionnaires n'a point été étendue par le décret du 22 mars 1852. C'est ce que constate une circulaire du 15 décembre de cette même année, où le ministre du commerce s'adresse en ces termes aux préfets: « Le premier point sur lequel j'appellerai votre attention, parce qu'il a déjà été l'objet d'une interprétation erronée, c'est le cas où il s'agit de la suppression d'un établissement, par application de l'article 12 du décret du 15 octobre 1810. Les affaires de ce genre doivent être instruites comme elles l'étaient antérieurement au décret

1 Conseil d'État, 26 mai 1842 (veuve Gérot); id., 13 juin 1845 (Capdeville).

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