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à la propriété. » Cette dernière expression est significative. Selon les autres, au contraire, l'Etat n'a jamais abdiqué la propriété qui lui serait échue lors de l'abolition de la féodalité. Il a bien pu céder aux riverains, dans de certaines limites, et dans les termes de l'article 644 du Code Napoléon, l'usage des eaux, mais, quant à ce que les feudistes appelaient le droit très-foncier, il se l'est complétement réservé. Il ne pouvait d'ailleurs agir autrement à une époque où l'on s'efforçait de maintenir tous les cours d'eau sans exception dans la main et sous la direction de l'administration publique, ainsi qu'on peut en juger notamment par la loi-instruction des 12-20 août 17901. Au surplus, continuent les partisans de la propriété domaniale, les arguments invoqués en faveur de la propriété des riverains ne sont pas concluants. Si l'article 538 du Code Napoléon, dans l'énumération qu'il donne des dépendances du domaine de l'Etat, ne parle pas des cours d'eau non navigables ni flottables, c'est qu'il n'est que la reproduction de l'article 2 de la loi du 22 novembre 17902, et que cette dernière disposition a eu pour objet, non pas d'énoncer d'une manière limitative les choses domaniales, mais bien de faire passer parmi ces choses celles qui jusqu'alors avaient constitué le domaine de la Couronne. Or, les cours d'eau navigables et flottables faisaient seuls partie de ce domaine. Quant à l'article 561, il attribue à la vérité aux riverains la propriété des îles et des atterrissements formés dans les eaux en question; mais, comme l'a très-bien dit Tronchet, lors de la discussion de la loi au sein du Conseil d'Etat, cette disposition s'explique par le peu d'importance qu'ont habituellement les îles qui se forment dans les petits cours d'eau. C'est également l'importance minime de la pêche dans ces eaux qui en a motivé la concession faite aux riverains par la loi de 1829. En

1 V. cette loi aux numéros 171 et 194.

2 V. cet article au numéro 232.

fin, dans l'article 645, il n'est pas certain que l'expression de propriété se rapporte au droit attribué aux riverains sur les eaux, alors surtout que, dans l'article qui précède', il est simplement question de ce droit comme d'un droit d'usage. La propriété dont les tribunaux, aux termes de la disposition précitée, doivent concilier le respect avec l'intérêt de l'agriculture n'est-elle pas plutôt celle des fonds mêmes qu'il ne faut pas grever inconsidérément de la servitude de prise et de conduite d'eau, pour le seul avantage des irrigateurs? Ainsi, la prétention des riverains n'est nullement justifiée par les textes qu'on invoque en leur faveur. Il y a mieux : elle est positivement repoussée par d'autres dispositions législatives tout à fait exclusives d'un droit de propriété. Elle est notamment démentie par la loi du 3 frimaire an VII, sur la contribution foncière, qui, déterminant la base de l'impôt sur toutes les propriétés immobilières, garde le silence sur les rivières, tandis qu'elle fixe avec soin le mode de cotisation des canaux appartenant à des particuliers; - par les articles 2 et 3 du décret du 22 janvier 1808, d'après lesquels le gouvernement qui s'empare des petits cours d'eau pour les rendre navigables ne doit d'indemnité aux riverains que pour les dommages que leur cause l'établissement du chemin de halage et non pour la dépossession du lit; - par l'article 3 de la loi du 15 avril 1829, sur la pêche fluviale, qui, dans le même cas, accorde une indemnité pour la privation du droit de pêche et se tait sur le lit, etc. Les prétentions des riverains ainsi écartées, que resterait-t-il, d'après les partisans de l'opinion que nous résumons ici? Il resterait une propriété dévolue à l'Etat, lors de l'abolition de la féodalité, et conservée par lui, ainsi qu'en témoigne l'article 563 précité. Cet article attribue, en effet, au maître du fonds envahi par des eaux, même non navigables ni flottables, qui se sont formé un nouveau cours,

V. l'article 644 au numéro 176.

l'ancien lit abandonné par celles-ci, et cela à titre d'indemnité. Or, ici, l'indemnité implique l'idée que le fonds nouvellement occupé passe à l'Etat et que l'ancien lit était sa propriété, puisque la loi en dispose, pour ainsi dire, à titre d'échange. 171. Telles sont les principales raisons données de part et d'autre. En les examinant avec impartialité, on ne peut se dissimuler la force des objections opposées à la propriété des riverains par les partisans de la propriété de l'Etat. Mais si ceux-ci parviennent à ruiner le système de leurs adversaires, sont-ils assez heureux pour édifier le leur ? Nous ne le croyons pas. Le point de départ dans les deux camps est éminemment contestable. Si, sous le régime féodal, les seigneurs hauts justiciers jouissaient, à ce titre, des droits de police, et de ce que, de nos jours, on appelle le pouvoir réglementaire, sur les cours d'eau non navigables ni flottables, il n'est nullement prouvé qu'ils possédaient la propriété de ces cours d'eau. Ce dernier droit leur est formellement contesté par Merlin, dans un réquisitoire prononcé devant la Cour de cassation, en l'an X', et, à l'appui de son opinion, ce grand jurisconsulte cite des passages de plusieurs feudistes, notamment de Bouteiller, Despeisses, Boutaric, Loyseau. Dans ces derniers temps, un savant auteur, M. Championnière, a publié un traité sur la propriété des eaux courantes, où il démontre, par des citations et des documents nombreux, que jamais les seigneurs féodaux n'ont eu cette propriété. Il est vrai qu'ensuite M. Championnière arrive à cette conclusion erronée, selon nous, que ce droit doit être aujourd'hui attribué aux riverains, par le motif qu'il leur a appartenu de tout temps. Mais, malgré cette solution que nous n'admettons pas, la partie de sa thèse dans laquelle il réfute victorieusement le prétendu droit des seigneurs féodaux sur les petits cours d'eau n'en reste pas moins un document très-précieux.

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1 Quest. de droit, vo COURS D'EAU, § 1oг.

Nous ne voulons pas cependant méconnaître que, dans un grand nombre de circonstances, les seigneurs féodaux ont fait acte de propriété, mais qu'en conclure? que leur mainmise sur une chose que le droit naturel et notre droit public moderne s'accordent à regarder comme n'étant pas susceptible d'appropriation, était un de ces nombreux abus de la puissance féodale, qui ont dû disparaître avec elle. Dans cette situation, et quand le législateur de 1789 prenait à tâche d'anéantir les usurpations de ce régime violent, comment supposer que, parmi ces usurpations, l'une des plus flagrantes ait été maintenue au profit de l'Etat? Comment celui-ci aurait-il été investi d'un droit de propriété qui n'a jamais pu, qui ne peut pas exister? Cela paraît impossible, si surtout on se reporte aux discussions législatives de l'époque, qui témoignent de la préoccupation constante, exagérée même, qu'avait l'Assemblée nationale de se rapprocher des principes du droit naturel et d'y conformer ses décrets.

Tout, dans ceux de ses actes qui concernent les cours d'eau, vient confirmer notre assertion. Ces cours y sont uniquement considérés comme destinés à des usages communs, et soumis à des services généraux et publics. Quant à l'administration, il n'en est question que comme d'un pouvoir régulateur et dispensateur elle régit, elle ne possède pas. La loi du 22 décembre 1789 porte, section m, article 2: « Les administrations de département sont chargées, sous l'inspection du roi, comme chef suprême de la nation et de l'administration générale du royaume..., de toutes les parties de cette administration, et notamment de celles qui sont relatives... à la conservation des rivières et autres choses communes. » On lit dans la loi des 12-20 août 1790, rendue sous forme d'instruction, titre II, article 15: « Les administrations des départements doivent rechercher et indiquer le moyen de procurer le libre cours des eaux, d'empêcher que les prairies ne soient submergées

par la trop grande élévation des écluses des moulins et par les autres ouvrages d'art établis sur les rivières; de diriger enfin, autant qu'il sera possible, toutes les eaux de leur territoire vers un degré d'utilité générale. » Ainsi, les cours d'eau rendus à leur liberté naturelle, à leur destination publique, et confiés à la tutelle administrative: voilà la pensée, l'intention du législateur auquel nous devons l'abolition de la féodalité et de ses usurpations. Dès lors, ces cours d'eau rentrent complétement dans la catégorie des objets que l'article 714 du Code Napoléon définit en ces termes «Il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir. »

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Les textes cités par les partisans de la propriété de l'Etat contredisent-ils donc ce système? On peut bien y trouver la réfutation des prétentions émises par les riverains, maist nulle part on n'y verra la preuve, même indirecte, de la propriété de l'Etat. On invoque, à la vérité, l'article 563, d'après lequel le propriétaire dépouillé par l'envahissement d'un cours d'eau, même non navigable ni flottable, qui se creuse un lit nouveau, reçoit l'ancien à titre d'indemnité. C'est donc, a-t-on dit, dans le domaine de l'Etat qu'entre le lit nouveau, puisque la dépossession du fonds envahi devient le motif d'un dédommagement; et c'est aussi dans ce domaine qu'était l'ancien lit, puisque la loi peut en disposer à titre d'indemnité. Mais faut-il absolument supposer la propriété de l'Etat pour expliquer l'attribution d'indemnité qui est ainsi faite au maître du fonds envahi par les eaux? Non certes. En présence d'un fait purement physique, d'une force naturelle qui déplace une chose destinée à des usages communs, il était juste que le législateur, dont la mission est de concilier les intérêts privés avec les intérêts généraux, voulût réparer le préjudice causé par suite de l'envahissement des eaux. C'est ce qu'il a fait en vertu de sa toute-puissance législative, et il n'avait pas

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