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tiers, bien qu'elles ne perdent pas pour cela leur caractère de chose commune, elles sont du moins défendues contre l'approche des riverains par les francs bords de ce canal, lesquels constituent une propriété privée 1.

179. Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que le droit attribué aux riverains est plus ou moins étendu, selon qu'il s'agit d'un héritage traversé par les eaux ou d'un fonds simplement bordé par elles; et cela se comprend. Dans ce dernier cas, les propriétaires des deux rives, rivales, sont en présence, et comme ils jouissent de droits égaux et de même nature, force leur est bien de ne prendre l'eau qu'à son passage: ils s'en servent, mais n'en disposent pas. Il en est autrement pour le propriétaire du fonds traversé; celui-ci est maître des deux rives et n'a en face de lui personne avec qui doivent se partager les avantages que procurent les eaux. Il peut donc en disposer dans l'étendue qu'elles parcourent sur son héritage; c'est-à-dire que, selon son intérêt, son gré, son caprice, il est libre d'en modifier le cours, de le rectifier, de l'allonger, etc.

Nous ajouterons que tandis que la loi confère seulement en vue de l'irrigation l'usage des eaux au maître du fonds bordé par elles, elle ne règle en rien l'emploi que peut en faire le propriétaire du fonds traversé.

180. Faut-il conclure de là que le premier n'a pas le droit d'employer les eaux au mouvement d'une usine ou au service d'une industrie, ce que seul le second pourra faire? - Nous pensons qu'il en doit être ainsi, tant que la situation de l'un et de l'autre ne sera régie que par l'article 644 précité.

En effet, on sait déjà que l'administration, en vertu des pouvoirs qui lui appartiennent sur les cours d'eau non navigables ni flottables, a la faculté de régler l'usage qu'en font les divers ayants droit, et même de dispenser à son gré les profits résultant de ces eaux, tels que les pentes et les chutes d'eau.

V. n. 209 et 210.

Mais, d'autre part, nous allons voir que, lorsqu'il n'a pas convenu à l'administration d'user, dans ce but, de son pouvoir réglementaire, les actes de jouissance auxquels les particuliers se livrent sur les eaux sont régis par les seules règles du droit civil '.

Cela posé, il ne faut pas oublier que l'usage privatif attribué par le Code aux riverains est un véritable privilége, une dérogation à la communauté naturelle et primordiale des

eaux courantes.

Les termes dans lesquels cette attribution est faite doivent donc être pris dans leur sens strict et littéral. Or, nous insistons sur ce point, l'usage des eaux n'ayant été conféré expressément au maître du fonds qu'elles bordent qu'en vue de l'irrigation, il faut maintenir cet usage dans sa limite légale; s'il était étendu au service d'une industrie, il constituerait un abus 2.

Voilà le principe. Cependant il y a des circonstances où le riverain pourrait se servir du cours qui borde sa propriété pour procurer le mouvement à une usine, sans que ses cousagers fussent fondés à s'y opposer. Tel est le cas où il en aurait reçu l'autorisation du pouvoir réglementaire. Tel est encore celui où il aurait acquis par titres ou par la prescription le droit d'usage du riverain situé en face de lui. Dans ce dernier cas, il est évident que le riverain se trouve dans une condition semblable à celle du propriétaire dont l'eau traverse l'héritage. « En général, les deux coriverains opposés peuvent ensemble tout ce que celui qui réunirait les deux rives dans sa main pourrait d'après le deuxième paragraphe de l'article 6445. >>

1 V. n. 183.

2 Duranton, t. V, n. 227. — Contra, Demolombe, n. 157 et suiv.

3 V. n. 196.

4 V. n. 184 et suiv.

Daviel, n. 592 et 627.

CONF. Besançon, 24 mai 1828 (Tugnot).

Le propriétaire du fonds traversé est, en effet, dans une condition d'indépendanec absolue pour l'emploi des eaux, la loi ne spécifiant point l'objet en vue duquel l'usage lui a été accordé.

Il est donc libre, vis-à-vis de ses cousagers, tant qu'aucun règlement administratif ne le lui a pas interdit, d'affecter ses eaux au jeu d'une usine ou au service d'une industrie. Seul, le pouvoir réglementaire, se décidant à intervenir, pourrait lui demander compte de son entreprise, et prononcer sur le sort qu'elle doit avoir1.

181. Parmi les usages auxquels l'eau peut être affectée par les riverains, le Code, en mentionnant l'irrigation, n'avait donné que peu de facilités à cette opération agricole. D'après l'article 644 précité, non-seulement ce n'était qu'aux propriétés riveraines que l'usage des eaux était attribué; mais encore c'était exclusivement sur ces propriétés mêmes que les eaux devaient recevoir leur emploi. Il y a quelques années, le droit des riverains a reçu, sous ce dernier rapport, une extension notable; il leur a été permis de faire profiter des eaux dont ils peuvent disposer, même leurs héritages situés à distance. « Tout propriétaire, porte l'article 1er de la loi du 29 avril 1845, qui voudra se servir, pour l'irrigation de ses propriétés, des eaux naturelles ou artificielles dont il a le droit de disposer, pourra obtenir le passage de ces eaux sur les fonds intermédiaires, à la charge d'une juste et préalable indemnité. » Mais comme souvent l'escarpement des rives empêcherait le propriétaire de profiter de cette faveur, le législateur a complété son œuvre en accordant au maître de l'une des propriétés riveraines le droit d'appuyer sur l'autre bord le barrage nécessaire à la surélévation des eaux. Une loi du 11 juillet 1847 dispose ainsi : « Tout propriétaire qui voudra se servir, pour l'irrigation de ses propriétés, des eaux naturelles ou artifi

1 V. n. 201.

cielles dont il a le droit de disposer, pourra obtenir la faculté d'appuyer sur la propriété du riverain opposé les ouvrages d'art nécessaires à la prise d'eau, à la charge d'une juste et préalable indemnité. »

Au reste, l'emploi agricole des eaux est, comme leur emploi industriel, assujetti aux réglements de l'administration publique. Les lois précitées du 29 avril 1845 et du 11 juillet 1847 portent toutes deux dans leur article 5: « Il n'est aucunement dérogé par les présentes dispositions aux lois qui règlent la police des eaux. »

182. Qu'il s'agisse d'eaux traversant ou bordant un héritage, que ces eaux soient employées sur cet héritage ou servent à distance pour l'irrigation, dans les termes de la loi du 29 avril 1845, l'usage en est, dans tous les cas, soumis à une condition remarquable; il faut que ces eaux soient, à la sortie du fonds, rendues à leur cours ordinaire.

Il semblerait, à la vérité, que l'article 644 précité n'impose cette charge qu'au maître du fonds traversé par les eaux; mais, dans l'intérêt des riverains inférieurs, il faut admettre qu'elle pèse également sur le propriétaire dont les eaux bordent le fonds.

L'accomplissement de cette condition entraîne les conséquences suivantes :

D'une part, les riverains doivent reconduire au cours d'eau, au moyen de fossés ou rigoles de réversion, les eaux qu'ils en auraient dérivées. C'est même pour faciliter ce retour des eaux à leur lit primitif que la loi du 29 avril 1845, sur l'irrigation, accorde à ceux qui irriguent à distance le droit d'écouler les eaux surabondantes à travers les fonds inférieurs. « Les propriétaires de ces fonds, porte l'article 2 de cette loi, devront recevoir les eaux qui s'écouleront des terrains arrosés, sauf l'indemnité qui pourra leur être due. »

D'autre part, les services que les riverains peuvent demander

aux eaux doivent être de telle nature, et être surveillés de telle sorte qu'ils n'absorbent pas ces eaux d'une manière abusive au préjudice des propriétaires inférieurs'.

Maintenant, quand y a-t-il service et absorption abusifs? C'est là une question de fait dont l'appréciation est abandonnée, en cas de contestation, à la prudence, à la sagesse des tribunaux. Elle présente un de ces cas où, conformément à l'article 645 que nous citons plus loin, les juges, en prononçant entre les propriétaires auxquels les eaux peuvent être utiles, doivent concilier l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété.

183. La jouissance des eaux par les riverains, en tous les points où elle n'a pas été réglée par des dispositions impératives de l'administration, se comporte, de particulier à particulier, comme un droit ordinaire de propriété.

184. Ainsi, cette jouissance peut être l'objet de conventions. L'article 645 le reconnaît, puisque, ainsi que nous le verrons, il recommande aux tribunaux, chargés de prononcer dans les contestations relatives aux eaux, d'observer les règlements particuliers.

Les co-usagers, irrigateurs ou usiniers, peuvent, par exemple, régler entre eux le volume et la distribution des eaux, fixer des heures pour les employer successivement ou alternativement, déterminer l'emplacement, le nombre, les dimensions de leurs prises d'eau, etc. ; former un syndicat d'ayants droit à l'usage, nommer des administrateurs des intérêts communs, convenir des cotisations, etc.

Mais un riverain pourrait-il céder à un autre riverain, ou même à un tiers qui n'aurait pas cette qualité, le droit aux eaux qu'il tient de l'article 644?

Cass., 21 août 1844 (Baric); Lyon, 13 décembre 1854 (Harenc de la Condamine); id., 15 novembre 1855 (Mailly).

2 V. n. 192.

TOME I.

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