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appelé le Mouchon, vers le milieu duquel est le moulin de ce nom. » C'est sur cela que les propriétaires du moulin s'appuyaient pour prétendre avoir, même sur les eaux inférieures, un droit tel que personne ne pût y construire une usine ou y établir une dérivation, sans leur consentement.

La Cour de Bordeaux, saisie de cette prétention, a rendu, le 13 juin 1849, un arrêt ainsi conçu :

<< Attendu que le droit attribué par l'ancienne jurisprudence aux seigneurs hauts justiciers sur les cours d'eau existants dans l'enclave de leurs seigneuries, a été anéanti par les lois abolitives de la féodalité; qu'à la vérité, les concessions par eux faites en faveur des particuliers ont été maintenues, mais à titre de propriétés privées et dans la mesure de l'utilité que les concessionnaires peuvent en retirer pour leurs héritages; Attendu que le droit que les sieurs Jautard et Dubourg, appelants, prétendent exercer en vertu du bail à fief de 1764 sur le cours du ruisseau le Mouchon n'a pas ce caractère; qu'il ne s'agit pas des eaux supérieures à leur moulin, qui lui servent de force motrice et en sont une dépendance nécessaire; mais des eaux inférieures, dont ils ne peuvent user et dont ils veulent cependant interdire l'usage à l'intimé, soutenant que, d'après leur titre, tout le cours d'eau leur a été concédé jusqu'à son embouchure; - Attendu qu'une concession de cette nature ne confère point un droit de propriété privée, puisque le concessionnaire ne saurait s'approprier la chose qui en fait l'objet, ni en tirer personnellement aucune utilité; qu'elle lui donnerait seulement la faculté de prohiber l'établissement de toute autre usine sur le cours inférieur du ruisseau, et ne serait autre chose qu'un démembrement de la puissance féodale, démembrement qui n'a pu survivre à l'abolition de la féodalité; que, sans doute, les appelants ont intérêt à ce qu'il ne soit pas établi au-dessous de leur moulin des ouvrages qui, en faisant refluer les eaux, gênent le mouvement de leur usine;

TOME I.

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mais qu'il est pourvu à cet intérêt par des lois et règlements d'administration publique, et que si ces lois étaient violées à leur préjudice, ils auraient une action pour faire détruire les . ouvrages, et obtenir la réparation des dommages qu'ils leur auraient occasionnés... >>

192. Lorsque les intérêts privés sont seuls engagés dans les questions relatives aux cours d'eau, et tant qu'il ne s'élève de contestations que sur l'existence ou l'étendue des droits à l'usage des eaux, ou sur le mode de leur emploi agricole ou industriel, c'est aux tribunaux civils qu'il appartient de prononcer. L'article 645 du Code Napoléon trace les règles qu'ils sont tenus de suivre dans leurs décisions : « s'il s'élève une contestation entre les propriétaires auxquels ces eaux peuvent être utiles, les tribunaux, en prononçant, doivent concilier l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété ; et, dans tous les cas, les règlements particuliers et locaux sur le cours et l'usage des eaux doivent être observés. »

193. D'après cette disposition, les tribunaux, chargés de prononcer en cette matière, doivent rechercher d'abord s'il n'y a pas de règlement administratif concernant les eaux, objet du litige. Ceci nous conduit tout naturellement, avant d'entrer dans aucun détail sur la compétence des tribunaux, à examiner en quoi consistent les droits de l'administration sur les cours d'eau non navigables ni flottables.

194. La manutention, la pratique des eaux ont leurs inconvénients. Elles sont une menace perpétuelle contre la sûreté et la salubrité publiques, contre la vie et les propriétés des citoyens. A chaque instant, il peut en résulter des éventualités funestes, des inondations, des infiltrations, des exhalaisons marécageuses et insalubres, etc. Les eaux appellent donc, sous ce rapport, l'attention et l'intervention de l'autorité publique; elles tombent sous l'application des règles générales de police qui, aux termes des lois déjà citées des

12 août 1790 et 28 septembre 1791, confient « à la vigilance et à l'autorité de l'administration le soin de prévenir les accidents et de faire cesser les événements cala

miteux. >>

C'est là, on le comprend, un droit général, qui s'exerce au même titre et sur les eaux privées et sur les eaux publiques, car la pratique des unes et des autres présente des dangers égaux. Toutefois, pour les eaux publiques, et notamment pour les cours d'eau non navigables ni flottables, il y a évidemment pour l'administration d'autres droits encore à exercer. Ces rivières, ces ruisseaux, qui n'appartiennent à personne, et dont, à divers degrés, l'usage est commun aux riverains, constituent un fonds social, une richesse publique. La garde, la surveillance, la conservation en sont dès lors réunies aux mains de l'autorité tutélaire, chargée des intérêts généraux du pays. Il ne suffit donc pas que les eaux de cette sorte ne soient point nuisibles, il faut encore qu'elles tournent au plus grand profit de la société. Tel est le double objet de la mission que nos lois modernes ont attribuée à l'administration. Déjà nous avons eu l'occasion de les citer. Parmi ces lois, celle du 22 décembre 1789 charge les administrations de département de veiller « à la conservation des rivières et autres choses communes. » Une autre, la loi-instruction du 12 août 1790, porte que ces mêmes administrations doivent « rechercher et indiquer le moyen de procurer le libre cours des eaux, empêcher que les prairies ne soient submergées par la trop grande élévation des écluses des moulins et par les autres ouvrages d'art établis sur les rivières; diriger enfin, autant qu'il sera possible, toutes les eaux de leur territoire vers un degré d'utilité générale. » Enfin, la loi du 6 octobre 1791, titre II, dispose ainsi, article 16: « Les propriétaires ou fermiers des moulins et usines construits et à construire... seront forcés de tenir leurs eaux à une hauteur qui ne nuise à personne et qui

sera fixée par le directoire du département, d'après l'avis du directoire de district. >>

195. C'est pour agir conformément au double but qui lui est indiqué par la loi que l'administration procède en cette matière, soit par injonction, soit par autorisation, et souvent par ces deux modes à la fois.

Ici, les injonctions ou prescriptions de police tendent avant tout au maintien du cours libre et naturel des eaux. Elles ont pour objet principal de faire cesser ou de défendre tout obstacle qui serait de nature à causer des inondations, des remous nuisibles, des exhalaisons dangereuses; elles peuvent atteindre les travaux autorisés comme ceux qui ne le sont pas.

Quant aux autorisations ou concessions, elles ont lieu quand il s'agit de dispenser à des particuliers les avantages offerts par les eaux et demeurés dans le domaine commun. L'administration accomplit un acte de cette nature lorsqu'elle règle l'usage, l'emploi et la hauteur des eaux entre des coriverains, soit qu'elle leur distribue les profits à tirer de cette substance, proportionnellement à l'étendue des propriétés qui bordent le cours, soit qu'elle accorde plus à l'un et moins à l'autre; soit enfin qu'elle permette à celui-ci de profiter exclusivement de la pente et de surélever les eaux pour en obtenir une chute.

Le plus souvent, d'ailleurs, les mesures prises par l'administration contiennent à la fois et des injonctions de police et des concessions ou autorisations. Tel est le cas, par exemple, où l'autorité fixe la jouissance respective des riverains, irriguants et usiniers, et détermine en conséquence la hauteur des déversoirs de moulins et les dimensions des saignées d'irrigation, l'intervalle même qui devra exister entre chacune de ces saignées et la hauteur de leurs seuils, le temps pendant lequel chacun des usagers pourra tenir sa prise d'eau ou ses vannes ouvertes, ou les tenir fermées. Tel est le cas

encore où, en autorisant l'établissement d'une usine, l'administration y met pour condition l'accomplissement de certains travaux d'art à exécuter sur le cours d'eau, en vue de la sûreté et de la salubrité publiques.

Les actes émanés de l'administration en cette matière prennent le nom générique de règlements d'eau.

Ces règlements sont portés d'office ou à la demande des intéressés. A toute époque, en effet, l'administration peut intervenir, soit spontanément, soit sur la provocation qui lui en est adressée, au milieu des jouissances que les particuliers exercent sur les eaux, pour les régler, les modifier, les augmenter, les amoindrir, les soumettre à des conditions: le tout au point de vue de l'intérêt général.

196. Les circonstances dans lesquelles l'intervention administrative se trouve le plus souvent sollicitée, c'est lorsque des riverains demandent à profiter plus ou moins exclusivement d'une pente, d'une chute d'eau; ou encore lorsqu'ils demandent à établir sur le cours d'eau des usines, barrages, dérivations et autres travaux. L'administration alors, prenant en considération les intérêts généraux, consent ou refuse, et, si elle consent, elle prescrit, ordonne et impose des conditions. Vis-à-vis de l'Etat, les jouissances exercées par les particuliers sur les cours d'eau non navigables ni flottables, au moyen d'usines, de dérivations, de constructions, etc., n'acquièrent d'ailleurs d'existence légale qu'en vertu de l'autorisation administrative. Et cela se comprend. Comme cette autorisation n'est accordée qu'aux modes d'usage qui, après examen, sont reconnus ne porter préjudice ni à la sûreté ni à la sécurité publiques, ni au libre cours des eaux, il en résulte que les jouissances non autorisées sont présumées au contraire présenter tous ces inconvénients.

Sans doute, l'établissement, sans permission préalable, d'une usine ou de toute autre construction sur un cours d'eau

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