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Ce que nous disons de la nécessité persistante de cette réglementation est surtout vrai, quand la dérivation sert à l'usage de différents propriétaires, et procure le mouvement à deux ou plusieurs usines établies sur son cours. Il y a là des intérêts rivaux et un partage d'eau qui appellent l'intervention de l'administration. Lorsqu'un règlement y a été porté, il doit être observé à peine de contravention 1. Vainement celui qui l'aurait enfreint prétendrait-il exciper de ce que, maître des rives et du lit de l'étang ou de la dérivation, il a pu agir chez lui ainsi qu'il l'a voulu, et que nulle prohibition administrative n'avait pu légalement lui être imposée. Il serait dans l'erreur. L'eau détournée, répétons-le, conserve sa nature; c'est toujours la chose commune dont l'administration a le droit de régler l'usage'.

210. A part ce droit prédominant et persistant de l'administration sur les eaux des cours non navigables ni flottables, le propriétaire du lit de l'étang ou du canal de dérivation est maître chez lui. Il peut, notamment, repousser, comme une atteinte à sa propriété, tout acte des propriétaires, même limitrophes de son étang ou de son canal, qui prétendraient y prendre l'eau pour en user. Ce n'est que des eaux des rivières et ruisseaux naturels que l'article 644 du Code Napoléon a attribué l'usage aux riverains; en principe, cet article est inapplicable aux cours d'eau artificiels3. Il n'en serait autre ment que si les riverains y avaient acquis un droit, à titre particulier, par conventions, destination de père de famille, prescription, etc.

211. Le plus souvent, les riverains qui prétendent exercer

• Cass., 2 août 1851 (Gueux).

* Conseil d'Etat, 29 mars 1855 (Artur).

Cass., 28 novembre 1815 (Bernard); id., 9 décembre 1818 (Bodin); id., 14 août 1827 (Dreux); id., 24 juin 1841 (Estienne). — V. n. 178.

* Cass., 13 juin 1827 (Chatard); id., 27 mars 1832 (Roche).

un droit d'usage sur les eaux d'un bief, ou d'un canal d'amenée, commercent par nier que le propriétaire de l'usine soit également le maître du bief ou du canal.

Or, la propriété des canaux de dérivation ou des biefs d'usine n'est pas toujours facile à établir, à constater. On rencontre dans cette matière des difficultés sérieuses sur lesquelles les décisions de la jurisprudence ne jettent pas toujours une clarté complète.

Voyons cependant à quels principes on doit se rattacher, et quelles sont les règles qui peuvent, au besoin, servir de guide.

Les biefs ou canaux de dérivation diffèrent des cours d'eau naturels, en ce qu'ils sont l'œuvre de l'art, c'est-à-dire creusés de main d'homme, tandis que la nature seule a formé les premiers. La première chose à examiner, c'est donc le caractère du bief ou du canal litigieux. Il faut savoir, avant tout, s'il s'agit d'un cours d'eau naturel ou artificiel.

On arrive à ce résultat, soit par l'inspection de titres dont les énonciations peuvent éclairer les parties et la justice, soit au moyen de circonstances de fait et de lieu. Les circonstances, qu'en l'absence de titres on regarde communément comme pouvant servir à caractériser ou à faire reconnaître un canal fait de main d'homme, sont une largeur et une profondeur à peu près uniformes, des alignements rectilignes, des terres déposées sur les bords en forme de digues ou talus. L'absence de ces circonstances ne serait pas suffisante cependant pour faire déclarer qu'un bief n'est pas un canal artificiel; il y aurait lieu seulement de faire un examen plus approfondi, plus attentif, plus minutieux encore de l'état des lieux. Ce point d'ailleurs est livré à l'appréciation souveraine des juges du fait.

Si, après examen, il est reconnu en fait que le bief a été

Nadault de Buffon, t. II, p. 95.

établi en lit de rivière, on doit en conclure qu'il n'est, à aucun point de vue, la propriété du maître de l'usine, et dès lors tout riverain peut y exercer la faculté qui lui est attribuée par l'article 644 du Code Napoléon'.

Il en serait de même encore au cas où l'on aurait établi un bief artificiel par la rectification d'un cours d'eau. Les riverains jouiraient de leur droit de prise d'eau dans tous les endroits où l'on aurait laissé subsister le lit naturel et les rives primitives de la rivière ou du ruisseau 2.

Est-il, au contraire, établi en fait, par l'un des moyens cidessus indiqués, que le bief ou le canal a été creusé de main d'homme et forme un cours d'eau artificiel, la difficulté n'est pas pour cela résolue. Il reste encore à déterminer si le maître de l'usine se sert de ce bief ou de ce canal à un titre qui puisse l'autoriser à en interdire absolument l'usage aux riverains ce qui serait, par exemple, au cas où il en jouirait comme propriétaire; ou si, au contraire, il n'a sur le cours d'eau en question qu'un simple droit de servitude ayant pour objet l'alimentation de son usine, tandis que la propriété, et par conséquent l'usage principal, en appartiendrait aux riverains.

Dans les deux cas, le droit de propriété, de même que le droit de servitude, ne peut s'établir qu'au moyen de titres ou de faits de possession générateurs de la prescription; c'est donc uniquement, soit dans les titres, soit dans les faits de possession légale, qu'il faut chercher quelle est la nature du droit qui peut appartenir à l'usinier sur le bief ou le canal litigieux.

Telles sont les règles qui, selon nous, sont de nature à faci

1 Proudhon, n. 1075 et suiv.; Daviel, n. 833 bis; Nadault de Buffon, t. II, p. 199. Rouen, 18 août 1838 (Roy).

2 Daviel, n. 833 bis ; Cass., 7 août 1839 (Charbonnel); id., 30 mars 1840 (de la Vingterie).

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liter la solution des difficultés présentées par l'examen des droits qu'on peut prétendre sur les biefs ou canaux servant à alimenter les établissements hydrauliques; elles ressortent de l'application même des principes. C'est pour avoir oublié ces principes que des auteurs, des Cours d'appel, que la Cour de cassation elle-même, ont été conduits à émettre sur ce sujet des doctrines où l'erreur est évidente, et qui ne reposent sur aucune base solide.

On trouve, par exemple, dans les ouvrages de ces auteurs 1, dans des arrêts de ces Cours, cette thèse : «Que le canal ou bief qui conduit l'eau à un moulin est un accessoire ou plutôt une partie intégrante de ce moulin, de telle sorte que la propriété du canal ou du bief appartient virtuellement, et par cela même, au maître de l'usine. » La Cour de cassation ne s'est pas, à la vérité, approprié cette doctrine en termes exprès, mais elle ne semble pas moins l'admettre implicitement dans quelques-uns de ses arrêts 3. Or, rien n'est moins exact et moins fondé en droit que le raisonnement à l'aide duquel on voudrait établir une présomption légale, d'où résulterait que la propriété d'un moulin implique de plano la propriété du bief ou canal qui sert à y conduire les eaux. Le bief est, sans contredit, d'une utilité rigoureuse, incontestable; sans lui, le moulin n'existerait pas, mais, néanmoins, chacun d'eux représente, dans la nature, un objet physique, susceptible d'une propriété distincte et séparée.

Lorsqu'un particulier achète ou construit un moulin, il doit disposer les choses de manière à joindre à la propriété de son usine celle d'un canal ou d'un bief alimentaire. A défaut de cette propriété, il lui faut tout au moins un droit

Proudhon, n. 1082; Pardessus, n. 111; Dubreuil, t. I, n. 164.

Toulouse, 1er juin 1827 (commune de Saint-Girons); Lyon, 17 juin 1830 (L'hôpital); Paris, 22 mars 1841 (Courcelles).

Cass., 14 août 1827 (Dreux); id., 20 décembre 1842 (Courcelles).

d'usage sur un canal ou sur un bief appartenant à autrui. Mais alors, de ce titre acquisitif de servitude, il ne saurait tirer matière à objection contre le maître du canal ou du bief, qui voudrait se servir des eaux excédant la quantité primitivement concédée ou prescrite.

Il nous reste à expliquer l'origine de la prétendue présomption légale de propriété que les auteurs et les arrêts susindiqués ont ainsi voulu établir au profit des maîtres d'usines hydrauliques. Cette présomption a sa cause dans l'interprétation erronée qu'on avait faite d'un passage de Bretonnier, commentateur d'un ancien arrêtiste, Henrys, passage où il est dit que celui-ci « rapporte deux arrêts qui ont jugé que le propriétaire du moulin est réputé propriétaire du canal par passe l'eau qui le fait moudre. » Mais on ne tarda pas à reconnaître que les deux arrêts du Parlement de Paris, en date des 13 décembre 1608 et 15 juillet 1656, rapportés par Henrys dans son Recueil d'arrêts, suite du livre IV, quest. 149, n'ont pas la portée que Bretonnier leur a attribuée. Henrys lui-même a bien soin d'avertir que ces arrêts furent rendus sur des enquêtes et descentes de lieux, et par conséquent que ce fut plutôt quæstio facti quàm juris. On en avait donc fait une interprétation vicieuse; on l'a reconnu depuis, et cependant l'erreur n'est pas encore aujourd'hui bien déracinée.

Nous constaterons, toutefois, que la Cour de cassation, qui ne s'était, du reste, jamais expliquée bien nettement sur ce point si délicat, a fait, dans un de ses arrêts, la part des vrais principes, en décidant qu'un canal artificiel creusé exprès pour une usine pouvait n'attester qu'un droit de servitude au profit du propriétaire du moulin1.

De tout cela il faut conclure qu'aucune présomption de droit ne peut être invoquée par le maître de l'usine, et que

1 Cass., 21 décembre 1830 (Dommange).

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