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CHAPITRE I

LE CONSULAT

HISTOIRE INTÉRIEURE

1799-1804

I. Le Consulat provisoire.

La France

L'opinion au lendemain du 18 brumaire. apprit avec étonnement la nouvelle des événements si imprévus qui venaient de se passer à Saint-Cloud, la violence faite au Corps législatif, la suppression du Directoire, la création d'une Commission consulaire exécutive, composée des citoyens Siéyès, Roger Ducos et Bonaparte'. C'était là un coup d'État qui n'avait l'excuse d'aucun grave péril intérieur ou extérieur. Mais il y avait eu depuis 1789 tant de journées faites par le peuple ou par les gouvernants, et, en dernier lieu, la Constitution de l'an III avait été si souvent violée, que les illégalités commises les 18 et 19 brumaire causèrent plus de surprise que d'indignation. A Paris, les ouvriers des faubourgs ne se levèrent pas pour prendre la défense des députés démocrates qui avaient été victimes du coup d'État. Depuis les événements de prairial an III, l'élément populaire se trouvait presque annihilé dans la capitale. Il n'existait plus à Paris de club des Jacobins. L'opinion démocratique n'y avait plus de centre ni de moyens

1. Voir ci-dessus, t. VIII, p. 401 et suiv.

HISTOIRE GÉNÉRALE. IX.

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d'action elle resta inerte. La bourgeoisie se sentit rassurée, surtout le haut commerce. Le tiers consolidé était, le 17 brumaire, à 11 fr. 38. Le 18, il monta à 12 fr. 88; le 19, à 14 fr. 38; le 21, à 15 fr. 63; le 24, à 20 fr. Mais personne ne se réjouit, sauf les royalistes, qui eurent d'abord la naïveté de croire que Bonaparte allait ramener Louis XVIII. Ils insultèrent les républicains par des chansons et des comédies. Cela passa vite, et on peut dire qu'à Paris l'opinion, en général, demeura froide, presque indifférente, presque apathique.

Il n'en fut pas tout à fait de même dans les départements. Il s'y produisit plusieurs actes d'opposition formelle. Beaucoup de fonctionnaires, administrateurs élus des départements et des cantons, ou commissaires du Directoire, protestèrent, refusèrent d'enregistrer les décrets du 19 brumaire. Le président du tribunal criminel de l'Yonne fit de même. Les Consuls provisoires eurent de ce chef un assez grand nombre de révocations à prononcer. Il arriva même qu'une administration départementale, celle du Jura, ne se contenta pas de protester : elle décréta la formation d'une force armée pour marcher contre les « tyrans usurpateurs », mais ne fut pas obéic.

Plusieurs clubs firent entendre des protestations, notamment ceux de Versailles, de Metz, de Lyon, de Clermont-Ferrand. Les Jacobins de Toulouse appelèrent (sans succès) les citoyens aux armes. Il y eut donc des paroles d'opposition républicaine. dans les départements; mais ce fut l'opposition d'une minorité de clubistes et de fonctionnaires. Nulle part, semble-t-il, elle n'eut d'écho dans les masses populaires, nulle part on n'eut à réprimer même un commencement d'insurrection pour la défense de la loi. Les royalistes exultèrent en province comme à Paris : mais il n'y eut pas de collision sanglante entre les républicains et eux. On peut dire que la masse de la nation attendit sans grande émotion, pour se prononcer sur cette nouvelle journée, les actes de Bonaparte, de Siéyès et de Roger Ducos.

Politique et actes des Consuls provisoires. — Les Consuls provisoires exercèrent leurs fonctions du 20 brumaire an VIII au 3 nivôse suivant (11 novembre-24 décembre 1799). A leur première séance, il fut proposé de nommer un président

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et

du Consulat. Les Consuls décidèrent qu'il n'en serait pas nommé, que les fonctions en seraient remplies alternativement chaque jour par un d'eux, qui n'aurait d'autre titre que celui de Consul du jour. C'est le hasard de l'ordre alphabétique des noms qui donna à Bonaparte la présidence de la première séance; Roger Ducos présida la seconde; Siéyès, la troisième; et ainsi de suite. Bonaparte ne reçut donc pas officiellement la dictature au lendemain du coup d'État, et il n'est point vrai de dire qu'il l'ait alors exercée en fait. S'il eut dans les affaires militaires une prépondérance analogue à celle que Carnot avait obtenue au Comité de salut public, il n'est pas possible de citer une circonstance authentique où il ait parlé et agi en maître avant le vote de la Constitution de l'an VIII, sauf toutefois dans les incidents qui marquèrent la préparation de cette constitution. C'est une politique presque anonyme qui fut le plus souvent suivie pendant ces premières semaines, et le Consulat n'est alors qu'un Directoire réduit à trois membres, parmi lesquels Bonaparte n'apparut au public qu'entre ses deux collègues, non pas certes amoindri et effacé, mais au même rang d'honneur légal et d'autorité officielle.

La politique du Consulat provisoire fut modeste et conciliante. Les vainqueurs des journées antérieures — 31 mai, 9 thermidor, 18 fructidor s'étaient vantés de foudroyer l'erreur et le vice au nom de la vérité et de la vertu. Les nouveaux sauveurs de la République en brumaire an VIII sont d'habiles gens qui se sont glissés au pouvoir tant bien que mal, plus brutalement qu'ils ne l'avaient souhaité, et qui veulent se faire pardonner leur incartade en étant plus sages et plus heureux que leurs devanciers. C'est l'association d'un général populaire et d'un philosophe dégoûté, qui s'offrent, non à changer la société, mais à guérir ses plaies par d'opportuns expédients. Personne ne parle de dictature militaire Bonaparte a troqué son uniforme de général contre un frac civil (les journaux l'annoncent), et c'est un gouvernement civil qu'on veut établir. On ne se pique pas de faire grand ni de faire neuf, mais de faire pour le mieux en froissant le moins de gens possible.

On s'occupa de rallier les républicains avancés. Comme le

d'État du 18 brumaire avait eu pour prétexte le péril coup jacobin, un arrêté consulaire du 20 brumaire bannit du territoire. continental de la France trente-quatre « Jacobins », entre autres Destrem, Aréna, Félix Le Peletier, et ordonna l'internement à La Rochelle de dix-neuf autres, Briot, Antonelle, Talot, Delbrel, etc. Mais cet arrêté fut rapporté le 4 frimaire suivant; on se borna alors à placer provisoirement les trente-quatre sous la surveillance de la police, et il n'y eut, semble-t-il, aucune proscription réelle avant l'établissement de la Constitution de l'an VIII. Plusieurs des soixante et un députés exclus le 19 brumaire se rallièrent au nouveau régime. Le général Jourdan échangea avec Bonaparte une correspondance courtoise. Parmi les survivants des Montagnards de l'an II, Barère écrivit une lettre d'adhésion, qui fut publiée dans le Moniteur et eut un grand retentissement. Même les ex-députés républicains qui ne se rallièrent pas, comme Delbrel, Talot, Destrem, Briot, et qui comprirent que la liberté était perdue, se gardèrent de faire aucun acte d'opposition, et on peut dire que la plupart des républicains acceptèrent le coup d'Etat ou s'y résignèrent. Les Consuls envoyèrent en mission dans les départements vingt-quatre délégués, parmi lesquels d'anciens conventionnels, Jard-Panvillier, Mallarmé, Pénières, et ses nouveaux représentants en mission plaidèrent habilement la cause du nouveau régime et achevèrent de rassurer les républicains. On désavoua les royalistes, on affecta de maintenir et de glorifier les formes républicaines. Le ministre de l'intérieur Laplace invita les administrations départementales, par une circulaire du 30 brumaire an VIII, à faire observer avec la plus scrupuleuse exactitude » le calendrier républicain, et déclara « que la superstition n'aurait pas plus à s'applaudir que le royalisme des changements opérés le 18 brumaire ». Dans une circulaire du 6 frimaire, le ministre de la police Fouché lança l'anathème aux émigrés, que la patrie « rejette éternellement de son sein ». Si les lois terroristes sur les otages et sur l'emprunt forcé furent rapportées, les républicains ne virent dans cette mesure aucune idée de réaction, mais la conclusion naturelle des débats déjà engagés dans les deux Conseils à ce sujet avant le 18 brumaire.

Préparation de la Constitution de l'an VIII. Il est possible qu'à cette époque Bonaparte ait rêvé un instant la gloire d'un Washington et que cette politique, d'apparence si libérale et conciliatrice, ait été sincère. Mais au moment même où elle produisit ses effets, quand il vit les républicains rassurés ou résignés, quand il fut certain de n'avoir à craindre aucune résistance, quoique la presse fût plus libre qu'elle ne l'avait élé sous le Directoire, son ambition personnelle se réveilla, et ce sentiment de confiance générale que la modération du Consulat provisoire avait éveillé dans la nation, il en abusa pour obtenir le vote d'une Constitution qui fit de lui le maître. de la France.

On se rappelle que les deux Commissions législatives intermédiaires, émanées du Corps législatif et le remplaçant provisoirement, devaient préparer les changements à apporter à la Constitution de l'an III 1. Elles créèrent à cet effet deux « sections ». Celle des Cinq-Cents avait pour membres Chazal, Lucien Bonaparte, Daunou, Marie-Joseph Chénier, Boulay (de la Meurthe), Cabanis et Chabaud; celle des Anciens, Garat, Laussat, Lemercier, Lenoir-Laroche et Régnier. Ces sections semblent avoir décidé d'abord d'adopter pour base le projet de Siéyès. Mais ce projet n'était pas rédigé, et on ne put obtenir du célèbre penseur que des conversations et des ébauches. On crut voir qu'il voulait concilier l'idée monarchique et l'idée démocratique. Le peuple est souverain, mais il ne doit pas exercer sa souveraineté directement, n'étant pas assez éclairé pour cela. Il faut qu'il la délègue. La « confiance » doit venir d'en bas, et le « pouvoir » doit venir d'en haut. Sommé de préciser, Siéyès se laissa arracher deux ébauches confuses. Dans la première, le peuple dressait des listes de notabilités, où un proclamateur-électeur choisissait les fonctionnaires. Le gouvernement était exercé par un Conseil d'État de cinquante membres. Le peuple nommait une assemblée législative. Il y avait aussi un tribunat, un jury constitutionnaire, un sénat conservateur, sorte de cour de cassation dans l'ordre politique. Ce sénat nom

1. Voir ci-dessus, t. VIII, p. 410.

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