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Cette histoire a donc été entreprise pour retracer, dans un enchaînement raisonné, non tout ce que la diplomatie a fait, de 1814 à 1878, mais ce en quoi elle a contribué, durant cette période, à restaurer, à affermir ou à compromettre la paix générale de l'Europe.

Ce qu'on appelle l'équilibre européen, c'est une pondération morale et matérielle qui, des monts Ourals à l'Atlantique et de l'Océan glacial à la Méditerranée, garantisse tant bien que mal le respect des traités existants, des circonscriptions territoriales qu'ils ont établies et des droits politiques qu'ils ont sanctionnés; un ordre de choses tel que toutes les puissances se tiennent mutuellement en respect et que l'une d'elles ne puisse imposer d'autorité son hégémonie ou sa domination aux autres. Rien de pareil n'existait au commencement de ce siècle. L'Europe, aux trois quarts conquise ou maîtrisée, était menacée d'une inféodation complète à l'empire français. Mais, Napoléon une fois tombé, à la dictature d'un seul se substitua une sorte d'oligarchie diplomatique, de directoire à plusieurs têtes, qui se chargea de maintenir collectivement la paix générale. Ce fut d'abord la réunion des quatre grandes puissances qui avaient le plus contribué à renverser le conquérant, savoir l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. La France, exclue d'abord de ce concert, y fut elle-même, au bout de peu de temps, admise. Depuis, un État de premier ordre, le royaume d'Italie, qui n'existait pas en 1815, s'est formé de toutes pièces et s'est associé aux précédents. La pentarchie est devenue une hexarchie. Les gouvernements que je viens de nommer n'ont pas toujours vécu dans un accord parfait. De violents conflits se sont parfois produits entre certains d'entre eux. Il en est qui ont grandi et dont l'influence s'est accrue, d'autres qui ont quelque peu décliné et dont le crédit a diminué. Mais aucun d'eux n'a subi une telle déperdition de forces que les autres aient pu l'annihiler ou l'exclure de leur syndicat. Tous subsistent encore, garantissant parfois la tranquillité aussi bien par leur rivalité que par leur entente.

En présence de ce groupe formidable, les États secondaires, tout en conservant une indépendance nominale, ont dù se plier à une sorte de médiatisation. Depuis trois quarts de siècle, les grandes puissances décident souverainement des affaires générales et même souvent des affaires particulières, pour peu qu'une ou plusieurs d'entre elles y soient intéressées. Les autres ou ne sont pas consultées ou ne le sont que pour la forme, chacune d'elles n'étant d'ordinaire admise à discuter que sur les questions qui la regardent en propre. Il suffit donc, pour qui veut expliquer la politique européenne depuis 1814 jusqu'à nos jours, de suivre pas à pas dans ses menées le directoire en question et de ne jamais perdre de vue aucun de ses membres. C'est à quoi je me suis efforcé dans le travail que je viens de terminer. Quant aux moyens et aux petits États, je ne les ai respectivement mis en scène que lorsqu'ils avaient à jouer leur rôle dans des négociations ou des crises dont la solution importait à toute l'Europe.

L'intérêt de cette histoire consiste dans le récit des assauts et des transformations qu'a subis et que semble destiné à subir encore l'édifice politique élevé en 1815 par le congrès de Vienne. A cette époque, les peuples demandaient des institutions libres, les nationalités réclamaient, avec leur indépendance, leurs frontières naturelles. Nulle satisfaction ne fut donnée à ces vœux par les vainqueurs de Napoléon. La démocratie fut mise à l'index. Pour la comprimer ou pour la combattre, les souverains formèrent une sorte d'alliance mutuelle. Ainsi devait, à leur sens, s'établir l'équilibre moral, nécessaire au maintien de la paix générale. Quant à l'équilibre matériel, ils le fondèrent sur un partage tout à fait arbitraire des territoires, ne consultant pour l'effectuer que leurs convenances, leurs intérêts mal compris, tenant nul compte des vœux des populations. Ils inaugurèrent de la sorte cette politique de la Sainte-Alliance qui, tout d'abord omnipotente, fut, au bout de quelques années, battue en brèche par la Révolution, éprouva d'assez sensibles échecs, surtout à partir de 1830, mais, en somme,

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contint l'Europe, tant bien que mal, jusqu'à l'ébranlement général de 1848. A cette dernière date s'ouvre la seconde partie de cet ouvrage. Alors commence une ère nouvelle où, par une réaction victorieuse contre le régime imposé à l'Europe en 1815, on voit la liberté se répandre de proche en proche, les nationalités s'affirmer et se reconstituer. La Révolution, parfois aidée par quelques-uns de ses pires ennemis, qui ont intérêt à se servir d'elle, a repris résolument, depuis le 24 février, son œuvre interrompue. Sans doute la politique d'autrefois n'a pas encore renoncé à la lutte. Elle continuera peut-être longtemps à la soutenir. Mais le droit nouveau a remporté tant de succès et fait tant de conquêtes dans ces quarante dernières années que sa victoire définitive semble n'être plus qu'une question de temps et que l'empire de l'Europe lui paraît assuré.

Ayant entrepris de retracer l'histoire si dramatique, si passionnante, en apparence si confuse des deux périodes que je viens d'indiquer, j'ai eu surtout à cœur, d'une part, d'être exact et clair, de l'autre, d'être sincère et loyal. Je ne crois pas avoir à justifier bien longuement la méthode que j'ai suivie avec fidélité d'un bout à l'autre et le sentiment auquel j'ai constamment obéi en composant cet ouvrage.

Pour la méthode, il semble, au premier abord, que la pluş simple soit de traiter séparément, comme on l'a fait d'ordinaire jusqu'ici, chacune des grandes questions européennes qui ont préoccupé le monde diplomatique au XIXe siècle. C'est peut-être la plus simple; mais quand on y réfléchit, on reconnaît que ce n'est ni la plus légitime, ni la meilleure. Isoler, pour voir plus clair dans leur histoire, des États qui, comme la Russie, la Turquie, l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, la France et d'autres encore, n'ont cessé d'exercer les uns sur les autres les plus fortes, parfois les plus puissantes influences, présenter comme absolument distinctes des politiques qui en réalité s'entre-croisent, s'enchevêtrent, se pénètrent intimement, c'est, à mon sens, un procédé fautif et qui ne permet ni de bien connaître ni de bien juger les événements.

On ne se doute pas, au premier abord, par exemple, qu'à une certaine époque, les révolutions de Grèce, d'Espagne et d'Amérique sont absolument connexes, qu'à d'autres, les affaires de Pologne, de Danemark, d'Allemagne, d'Italie, etc., sont entre elles dans le plus étroit rapport et que toutes les grandes puissances y ont été mêlées à la fois. Mais une étude attentive rend plus clairvoyant. Pourquoi donc disjoindre des faits qui, séparés, n'ont aucun sens, et supprimer de gaîté de cœur leur enchaînement chronologique et le lien de causalité qui les unit? L'histoire n'est pas une dissection, c'est une résurrection, et la vie qu'elle cherche à rendre aux morts, c'est le jeu régulier et coordonné de tous les organes, ce n'est pas le fonctionnement particulier d'un seul. Voilà pourquoi, voulant représenter la diplomatie européenne à partir de 1814, j'ai commencé par mettre en scène l'Europe entière, ou du moins l'ensemble des puissances qui la dirigent, et pourquoi j'ai tenu à ce qu'elle y restât sans interruption, d'un bout à l'autre de mon récit. J'ai suivi minutieusement, sans jamais m'écarter de l'ordre des temps, cette politique générale, que je voulais d'abord m'expliquer et ensuite exposer clairement au lecteur. J'en ai recherché avec soin les principaux éléments et, au lieu de les séparer par une de ces analyses trompeuses qui faussent l'histoire, je les ai réunis en une série de synthèses qui, j'ose l'espérer, permettront de l'apprécier en suffisante connaissance de cause. J'en ai étudié les ressorts cachés et, au lieu de les laisser isolés, épars, inertes, je les ai rapprochés, j'ai reconstitué de mon mieux leur agencement et j'ai, par la pensée, remis en mouvement le mécanisme complexe dont - jadis ou naguère -ils avaient fait partie.

Les grandes puissances se trouveront presque toujours de front dans ce récit. Jamais une d'elles ne pourra échapper entièrement à l'attention du lecteur. En outre, bien que j'aie eu exclusivement pour but de retracer et d'expliquer leurs relations diplomatiques, je n'ai pas cru pouvoir faire abstraction complète de ce qui touche au gouvernement intérieur de

chacune d'elles. Il y a, pour tous les États, une corrélation si étroite et si constante entre la politique du dedans et celle du dehors, que vouloir expliquer la seconde sans tenir compte de la première serait d'un esprit pour le moins bien superficiel et bien léger. La diplomatie française ne peut avoir ni les mêmes règles ni les mêmes tendances sous la monarchie de Juillet que sous le régime de 1852. L'Angleterre n'a pas la même attitude vis-à-vis de l'Europe sous les whigs que sous. les tories, sous Russell que sous Liverpool ou sous Peel, sous Gladstone que sous Disraéli. Dans le concert des grandes puissances, la Prusse de Bismarck ne peut ni parler ni agir comme celle de Hardenberg; et le dualisme austrohongrois d'Andrassy n'a forcément au dehors ni le même programme ni les mêmes visées que la vieille Autriche de Metternich. Un État, grand ou petit, n'éprouve pas de malaises, de commotions, de transformations internes, sans que sa politique extérieure s'en ressente. Voilà pourquoi j'ai eru devoir souvent rattacher, par des explications sommaires, mais précises, les revirements diplomatiques des puissances qui tiennent quelque place dans cette histoire aux changements de leur condition intérieure. Le lecteur, j'ose le croire, tirera quelque profit de ces rapprochements.

Quant aux dispositions d'esprit où j'étais en commençant ce travail et où je suis encore en le terminant, je n'ai pas à m'étendre sur ce sujet. On le verra dès les premières pages du livre, l'organisation imposée à l'Europe en 1815 me paraît un régime contre nature. Il n'était guère propre, à mon sens, qu'à atrophier ou stériliser des forces dont le développement et le libre jeu importent au progrès de la civilisation générale. La Révolution, qui l'a déjà aux trois quarts détruit, me semble, malgré ses excès, ses erreurs, malgré les mécomptes partiels et passagers qu'elle a pu produire, devoir être profitable à l'Europe et, par suite, au monde entier. Si le lecteur ne tire pas la même morale que moi de cette histoire, il voudra bien du moins reconnaître que je l'ai écrite loyalement, sans dissimulation, sans com

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