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par transformer cette résolution en un vœu et par aller à SaintSulpice promettre à Dieu d'avoir ce courage. Telle était sa sincérité qu'au moment où elle reçut enfin du jeune homme cette lettre si désirée, où il lui annonçait sa rentrée à Paris et sa visite pour le lendemain, elle pensa se trouver mal. L'échéance était arrivée à laquelle il ne lui vint pas une seconde l'idée de manquer. Son fils ne serait pas plutôt sorti de chez elle que l'entretien avec son mari aurait lieu. Il était là justement, un peu inquiet de l'avoir vue qui pâlissait ainsi, et, après avoir pris connaissance du billet, cause de ce saisissement :

Il faut être plus maîtresse de toi, lui dit-il avec douceur; puis, hésitant un peu: d'autant plus que cette entrevue sera, je le crains, douloureuse... Oui, insista-t-il, quand je me suis trouvé en face de Lucien, place François-Ir, j'ai eu l'impression qu'il avait encore changé... Je ne t'en ai pas parlé sur le moment, mais il vaut mieux que tu sois prévenue. Je crains que les dispositions où il était déjà vis-à-vis de notre ménage n'aient été très aggravées...

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Tu m'as dit pourtant qu'il n'y avait rien eu entre vous à ce moment-là?... répondit la mère.

- Il n'y a pas besoin de paroles entre gens qui se connaissent comme nous nous connaissons, reprit Darras. Le regard suffit. Je l'aurais mieux aimé tel que nous l'avons vu ici, violent, injuste, furieux. Mais j'existais pour lui. Toute sa colère, c'était son affection revenue.

- Et l'autre jour?... Achève...

L'autre jour, j'ai senti que je n'existais plus pour lui. J'ai bien pensé depuis à ce parti pris de ne plus me connaître, que j'ai lu distinctement dans ses yeux... Je ne te répéterai pas les réflexions que j'ai faites. Tu les devines. Je peux m'être trompé. Si j'avais vu juste, cependant, cette premiere conversation entre toi et lui, revenant d'où il revient, risquerait de te réserver des surprises. Tâche donc de t'y bien préparer et d'y apporter du calme, beaucoup de calme. Les conditions ne sont plus tout à fait les mêmes. Tu n'as plus à craindre un coup de tête immédiat. La loi est pour toi... Tâche seulement que Lucien ne sorte plus d'ici pour n'y plus revenir...

Il n'ajouta rien. Visiblement les impressions qu'il résumait dans ces termes ambigus avaient été si amères qu'insister davan

tage lui était pénible. Cet avertissement correspondait trop à certaines idées éveillées chez Gabrielle par le silence de son fils durant ces huit jours. Elle n'essaya pas d'arracher à son mari des explications qui lui auraient coûté à lui, et qui, à elle, n'auraient rien appris. Lorsque, vingt-quatre heures plus tard, Lucien entra dans le petit salon où, entre eux trois, l'autre semaine, de si terribles paroles s'étaient prononcées, elle comprit, dès le premier coup d'œil, que son mari ne s'était pas trompé. Elle avait devant elle quelqu'un qu'elle ne connaissait pas tout à fait. D'avoir assisté aux derniers jours de son père, d'être allé ensuite dans ce coin de province d'où sortait leur lignée, d'avoir vécu cette semaine entière avec des parens et parmi les souvenirs du mort, avait suscité chez le jeune homme des pensées et des sentimens bien différens, et de ceux qu'il avait eus autrefois, et de ceux même dont l'éclat avait rempli cette pièce. Gabrielle touchait à la plus dure épreuve qui puisse atteindre une femme divorcée et remariée : son enfant avait cessé de lui donner complètement, absolument raison. Ce geste presque instinctif qu'il avait encore eu dans le billet écrit pour lui apprendre la catastrophe, ce caressant mouvement vers elle dans la peine, il ne l'avait déjà plus. Il n'était plus << son petit. » Malgré lui peut-être, il était son juge. Elle lut cela sur son visage amaigri, dans ses prunelles brillantes, sur sa bouche frémissante avant même qu'il n'eût parlé, et du même coup cette question de mariage avec Berthe Planat, dont elle avait été tellement inquiète, passa au second plan de ses préoccupations. La différence entre leur dernière entrevue, si douloureuse, mais si tendre encore, et celle d'aujourd'hui fut bien marquée par ce très petit fait, mais très significatif : ni lui, ui elle ne se précipitèrent au-devant l'un de l'autre comme alors. A peine si elle se leva du fauteuil où elle travaillait, afin de l'embrasser longuement, mais silencieusement. La force lui aurait manqué pour aller à lui, tant elle appréhendait ce changement du cœur du jeune homme, annoncé par Darras, et, tout de suite, un autre petit fait, plus significatif encore, augmenta son trouble: l'opposition entre les vêtemens de grand deuil que portait Lucien et sa toilette. Elle l'avait pourtant choisie presque sombre, sa fine sensibilité de femme ayant prévu ce contraste. Puis, tremblant qu'Albert ne fût froissé, elle n'avait pas osé se mettre tout en noir. Lucien aussi tressaillit devant ce visible

symbole du divorce qui continuait de séparer son père et sa mère d'une séparation plus profonde que la mort, et ce fut d'une voix triste qu'il répondit, quand elle lui eut demandé affectueusement :

Tu as été bien ébranlé, mon pauvre enfant, bien atteint?... — Oui, maman, plus que je ne peux te le dire.

Mais tu peux me le dire..., insista-t-elle. Je peux tout entendre... La mort, vois-tu, efface bien des choses, et, du moment que tu as un chagrin, surtout celui-là, sois très sûr que j'en prends ma part.

- Je le sais, dit-il, mais parler de tout cela, même à toi, me ferait du mal... C'était mon père, et quelques torts qu'il ait eus à ton égard, à mon égard aussi, en le voyant mourir, j'ai senti que je gardais pour lui, au fond de mon cœur, une tendresse que je ne soupçonnais pas... Il est mort très paisiblement. Il avait eu quelques crises de délire bien pénibles. Ce délire a disparu. Il a réclamé un prêtre. J'ai cru devoir accéder à son désir. Après le départ de ce prêtre, il a encore eu une demi-heure lucide, où il m'a parlé. Ensuite une espèce de torpeur l'a envahi, et il a passé sans autres signes de souffrance. On lui faisait des piqûres d'éther qu'il ne sentait même pas... C'est dans ce dernier entretien qu'il m'a chargé pour toi d'un message, comme te l'a dit mon billet. Il a voulu que je te demande pardon, en son nom, de n'avoir pas été pour toi ce qu'il aurait dû être. Il a pu commettre bien des fautes, maman. Je te le jure, ce n'était pas un mauvais homme. Lui pardonnes-tu? Dis-moi que tu lui pardonnes. J'ai besoin que tu me le dises!

-

Je lui pardonne, répondit simplement Gabrielle, que son fils interrompit aussitôt, comme s'il redoutait toute autre parole.

- Merci, reprit-il, en son nom et au mien... Il fit signe à sa mère de ne pas ajouter un mot, et il se mit la main sur les yeux une minute, du geste de quelqu'un qui comprime une émotion trop intense. Puis, redevenu plus calme : - Tu viens de me faire beaucoup de bien, maman, et je voudrais que nous puissions en rester sur cette impression qui m'a été si douce. Mais il y a un autre point qu'il faut aborder. Il serait puéril de le remettre. Ce n'est d'ailleurs que la suite de notre conversation de l'autre jour, où nous n'avons été très maîtres de nous, ni toi, ni moi, ni..... — Il ne nomma pas son beau-père et conclut

TOME XXII. 1904.

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presque brusquement: - Enfin, tu as deviné qu'il s'agit de mon mariage...

- Est-il très nécessaire que nous en parlions maintenant? dit la mère. Je viens de te voir si ému! J'ai été si émue moi-aussi ! Nous avons senti de même sur un sujet si délicat... Ne posons pas dès aujourd'hui les questions qui nous divisent......

C'est aujourd'hui cependant que cette affaire doit être réglée, répondit le jeune homme, avec décision. - D'ailleurs la phrase que tu viens de prononcer me renseigne suffisamment sur tes intentions. Permets-moi de te les faire préciser. Ce ne sera pas très long, et tu peux constater que je ne suis plus exalté. Répondsmoi donc en toute franchise. Je le sais par mon notaire, M. Mounier; tu es au courant de la démarche que j'ai faite auprès de mon père. Je l'ai faite, et je m'en suis cru le droit, parce que l'empêchement mis à mon mariage ne venait pas vraiment de toi. S'il était venu de toi, je veux dire de toi seule, j'aurais hésité avant d'employer le moyen que me donnait la loi... Ce n'est pas contre toi que j'ai agi. Je tiens à te l'avoir affirmé. En tous cas, à tort ou à raison, j'ai agi. Tu sais par M. Mounier le résultat : j'avais obtenu de mon père son consentement. Il me l'avait accordé, remarque-le, en pleine connaissance de cause. Je ne lui avais rien caché, j'y insiste, rien, des conditions où se trouve Mile Planat. Il était malade, c'est vrai, et il se sentait s'en aller, mais il avait toute sa tête. Il a voulu me prouver qu'il m'aimait en ne s'opposant pas à une union dont il a compris qu'elle était mon plus passionné désir, et qu'elle sera mon bonheur. S'il avait vécu deux semaines de plus, ce mariage aurait eu lieu. Sa disparition annule son consentement devant le Code. C'est de toi maintenant que dépend l'autorisation à ce mariage, et de toi seule. Confirmeras-tu, ou non, la dernière volonté que mon père ait eue à mon égard?

- Je ne peux pas accepter que la question soit posée entre nous dans ces termes, dit vivement la mère. Son cœur lui battait jusque dans la gorge pendant qu'elle parlait, tant la dernière interrogation de son fils avait touché en elle une plaie vive. Quand tu m'as parlé de pardon tout à l'heure, je crois t'avoir répondu comme je devais, et bien sincèrement. Ne me demande pas d'aller plus loin et de tenir compte d'une volonté qui, pour moi, n'a jamais été légitime... Tu vois que j'avais raison quand je te suppliais de ne pas aborder ce sujet. Tu me forces à te dire

des mots que j'aurais tant voulu ne pas te dire. Cette démarche que tu viens de rappeler, tu ne sais pas combien elle m'a rendue malheureuse, combien j'en ai pleuré... Tu prétends ne l'avoir pas faite contre moi? Je ne peux pas accepter, non plus, que tu me sépares d'Albert, de mon mari, de cet homme excellent, à qui tu as donné si longtemps le nom de père, et qui l'a mérité par son dévouement, qui le mérite toujours. Dans notre tendresse pour toi, mon enfant, nous ne faisons qu'un... Encore hier, quand ta lettre est arrivée, veux-tu savoir quel a été son souci? Un seul, celui que ce malentendu si cruel entre nous trois prenne fin. « Táche seulement que Lucien ne parte pas d'ici pour n'y plus revenir, » ce sont ses propres paroles... Et si tu savais aussi comme il a saisi l'occasion de plaider pour toi!... J'ai peut-être tort, mais je t'aurai tout dit... Eh bien! il a vu cette personne que tu veux épouser dans quelles circonstances, faut-il te le rappeler? Il était allé place François-Ier, parce qu'il croyait alors que tu étais la victime d'une intrigante. Il voulait parler, tu devines à qui, et tu comprends pourquoi... Rien que sa présence dans cet appartement et pour ce motif ne suffirait-elle pas à te prouver ce que tu es pour lui?... Il ne t'a jamais fait un plus grand sacrifice. Il voulait te sauver, à tout prix. Le hasard a fait que cette jeune fille et lui se sont parlé. Elle lui a produit une impression très différente de celle qu'il attendait. Je mentirais si je disais qu'il a changé d'idées entièrement à son égard. Il dit cependant que nous l'avons peut-être jugée un peu vite Avoue que nous avions des motifs bien naturels de la redouter?... Mais enfin, s'il nous était démontré qu'elle est vraiment telle que tu la vois, si nous avions la certitude qu'elle serait pour toi une bonne femme, je pourrais, moi aussi, modifier un jour ma façon de penser. Cela ne peut être que l'œuvre du temps. C'est donc du temps que je te demande pour te donner une réponse définitive, et il n'est que juste de m'en accorder.

Elle avait prononcé ces phrases, où son passionné désir de défendre son second mari contre le fils du mort éclatait si naïvement, en cherchant au fond des yeux de Lucien une lueur d'hésitation qu'elle n'y trouva point. La physionomie du jeune homme s'était au contraire assombrie davantage et comme durcie. Il ne répondit rien d'abord. Il s'était levé et il se mit à marcher de long en large dans la chambre. Tout d'un coup il s'arrêta devant elle, et, saccadant ses phrases, précipitamment, la lèvre amère, il lui dit :

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