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pagnes s'étaient-elles vantées, en grand nombre. d'avoir eu, au seuil de l'École normale, ce qu'elles appelaient leur nuit de Jouffroy, la crise inévitable qui dégage à tout jamais des anciennes croyances la pensée affranchie. Si ébranlée que fût chez elle la foi des premières années, Françoise s'y réfugiait encore irrésistiblement; elle la gardait comme elle eût gardé, en l'abritant de la main, une petite flamme vacillante. Au plus profond d'ellemême elle sentait l'héritage solide de longues générations de paysans qui ne savaient pas lire. A quoi sert de savoir pour perdre l'espérance? De quel secours est l'exercice de la simple. raison, quand le cœur saigne oppressé sous le poids de l'isolement? Quoiqu'elle perçût avec non moins de netteté douloureuse l'abîme que creuse la différence d'éducation entre ceux qui s'aiment le plus, Françoise se blottissait toujours par le souvenir, - comme elle faisait jadis en réalité à l'église du village, dans le vieux banc de bois noirci, tout contre les grands parens qui lui recommandaient naïvement d'aimer le bon Dieu.

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Aimer le bon Dieu... Ce n'était pas assez pour satisfaire la sévère orthodoxie de Me Delapalme. Celle-ci lui reprochait des hardiesses dangereuses, un individualisme exagéré, auquel, de sa main autoritaire, elle mettait bon ordre, ne lui laissant aucune liberté de parole ni d'action. Former des âmes et des intelligences, c'eût été beau... Mais les limites d'une étroite routine enserraient Françoise, la paralysaient. Chaque fois qu'au cours de son enseignement elle avait émis des idées personnelles, M Delapalme s'était hâtée de l'avertir qu'elle eût à rentrer dans le programme. De sorte que la pauvre fille avait bon gré mal gré réduit son idéal au rang de labeur monotone, tout juste suffisant pour gagner le pain de chaque jour.

En y songeant, Françoise poussa un long soupir qui appelait à son aide la Providence... une Providence singulièrement humaine, celle devant qui, tout à l'heure, la plume à la main, elle humiliait son orgueil. Elle revint vers la table où séchaient quatre grandes feuilles d'une écriture plus lisible et plus serrée à la fois que ne le sont d'ordinaire les écritures de femmes, une écriture un peu ronde, caractéristique de l'ordre et de la volonté qui étaient en effet ses qualités dominantes. Elle relut sa lettre en se demandant si celle qui la recevrait agréerait sa demande (déguisée par discrétion) de la prendre momentanément chez elle. Des vacances, de vraies vacances! Son cœur battit très fort à cet

espoir, et elle traça sur l'enveloppe le nom de la comtesse Herbert de Fierbois, avec les sentimens de gratitude et de respect que ce nom lui inspirait toujours. D'autres pouvaient sourire en l'associant à quelques ridicules, mais Françoise n'était pas de ceux-là; quand elle aimait, c'était avec enthousiasme. La critique éclairée, impartiale et de sang-froid dont ses maîtres lui avaient appris à se servir n'intervenait jamais en pareil cas. Sans doute les travers si apparens chez cette noble amie ne lui échappaient pas tout à fait, mais elle les attribuait au monde, au grand monde, qu'elle ne connaissait que par ce seul échantillon. L'aristocratie de Mme de Fierbois était-elle bien réelle? On va le voir.

Française par son mariage, elle était Américaine d'origine, une de ces Américaines voyageuses dont la jeunesse se passe à parcourir le globe avec une hâte fiévreuse. Elle s'était cependant arrêtée, beaucoup arrêtée à Paris, et y avait rencontré tardivement l'époux de ses rêves. Miss Aurora Baumann, fille orpheline d'un richissime industriel de Chicago et aussi mal pourvue sous le rapport de la beauté qu'elle était favorisée quant à la fortune, avait jusqu'à quarante ans gardé le célibat. Dans son pays, où la dot ne décide guère du rapide placement des jeunes filles, elle ne trouvait point d'adorateurs, et elle voulait être adorée; d'autre part, les hommages qui, en Europe, s'étaient échelonnés sur sa route ne lui avaient jamais paru suffisamment désintéressés. C'est à elle qu'un certain marquis de la vieille roche, qu'elle voulait réduire à de gros revenus tout en gardant entre ses mains l'administration du capital, répondit avec une fierté laconique d'assez mauvais aloi, mais qui ne manquait pas de panache «< Trop pour un intendant; pas assez pour un mari. » — Après cette leçon, les méfiances de miss Baumann ne devaient se laisser endormir qu'à grand'peine. Pour cela, il fallut la passion, une passion aveugle comme elle l'est souvent chez les vierges vieillissantes, dont sut l'enflammer un certain Karl Herbert, plus jeune qu'elle d'une douzaine d'années et dont on ne parlait guère sans accoler à son nom l'épithète de beau. Les étrangères font généralement grand cas des Apollons et des Antinoüs.

Il ne manquait à Karl Herbert que des titres de noblesse, si modestes qu'ils fussent, pour réunir toutes les séductions. Mais bientôt il ne lui manqua plus rien. Ce garçon avisé donna le change à sa conquête américaine en lui prouvant que le nom

d'Herbert, corruption de Cherebert, était celui d'un descendant des comtes de Laon, non pas en ligne directe et légitime sans doute; mais, à cette époque reculée, les lois du mariage étaient encore trop mal établies pour que les fils naturels fussent frappés de disgrâce en dépit d'un christianisme de fraîche date, les mœurs restaient païennes par beaucoup de côtés. Miss Baumann le comprit aisément, elle admit sans conteste qu'Herbert descendît d'un homonyme illustre, père de Berthe au grand pied, aïeul de Charlemagne. Un arbre généalogique luxueusement enluminé sur parchemin en faisait foi. Quant à la couronne qui décorait ses cartes de visite, il la tenait du Pape, à moins qu'il ne l'eût simplement commandée chez le graveur. La nouvelle comtesse fit reproduire cette couronne sur les moindres objets à son usage. Et comment se serait-clle refusée à racheter le château de Fierbois qui passait pour avoir appartenu aux lointains ancêtres de son mari? On ne sait jusqu'où serait allée l'habileté du bel Herbert de Fierbois s'il ne fût mort peu de temps après le mariage qui lui apportait des millions. Il périt victime d'une chute de cheval dans une chasse à courre. Peut-être, somme toute, ne fut-il jamais mieux inspiré que ce jour-là, car, ayant disparu avant l'heure inévitable de la désillusion, il put laisser à sa femme des souvenirs sans nuage. Elle transforma en légende les quelques mois de bonheur que l'amour ou son semblant lui avait donnés. La forteresse, intérieurement modernisée, sur les créneaux de laquelle une lune de miel fugitive avait lui, devint par excellence le monument consacré à une chère mémoire. Les visiteurs étrangers, admis à certains jours comme ils le sont dans tous les châteaux historiques, peuvent y remarquer aujourd'hui encore que les meubles portent des armes quasi royales dont l'origine va se perdre dans les ténèbres du moyen âge. Les tentures, les étoffes semblent dérobées aux trésors d'une sacristie, tant y contribuent les chasubles et les bannières archaïquement brodées. Des retables d'autel, de précieux triptyques donnent aux salons un air d'église autant que de musée. Cependant, par un de ces contrastes qui font l'originalité de son caractère, Mm de Fierbois, restée protestante et républicaine, n'est conservatrice qu'au point de vue esthétique pour accaparer pêle-mêle tout ce qu'elle appelle les chères vieilleries de l'ancien monde. Quant à les reconnaître avec discernement, elle en serait incapable, et cette ignorance fait d'elle, depuis son veuvage,

la proie des brocanteurs. Ils lui ont fourni une collection historique plus ou moins apocryphe où une botte de Jeanne d'Arc côtoie la carmagnole que le Dauphin portait au Temple. Avec cela, partie en guerre contre les superstitions quelles qu'elles soient, réclamant pour la femme tous les droits les plus étendus, l'exercice des fonctions de l'État, la gestion par elle des intérêts généraux, la loi d'égalité entre les sexes, et d'abord l'éducation supérieure des jeunes filles enfin libérées, virilisées! C'était au nom de la justice et du progrès qu'elle avait autrefois pris fait et cause pour le maître d'école anticlérical contre des voisins de campagne dont les parchemins authentiques narguaient à l'occasion la généalogie douteuse des Fierbois, - vengeance et libéralisme combinés! N'était-il pas odieux qu'on fit du pauvre Desprez un suppôt de Satan, parce que, dans la campagne que le gouvernement républicain commençait contre l'enseignement catholique, il avait combattu par ordre, à son rang?

Ma de Fierbois, qui repoussait les dogmes, malgré son respect pour la Bible, entreprit de prouver avec éloquence qu'en Amérique, on est très suffisamment religieux sans que l'école s'en mêle. Elle ne réussit qu'à donner une preuve nouvelle de ce que quelques-uns appelaient son yankéisme et son extravagance. La noblesse rétrograde des environs de Fierbois lui était médiocrement favorable. Elle se rattrapait à Paris, où des dîners et de belles fêtes prônées par les journaux suffisent à établir la renommée d'une maîtresse de maison accomplie, grande dame si bon lui semble. Pour tous ceux qui la connaissaient bien, elle était en outre ce que l'on est convenu d'appeler la meilleure des femmes, généreuse, spontanée, toujours prête à rendre scrvice. Et c'était sous cet aspect qu'elle avait jadis pris le cœur de la pauvre fille qui, révoltée un instant, aujourd'hui vaincue, jetait vers elle, à la veille de vacances chèrement gagnées, le cri mélancolique : — Je suis seule,... si seule!

II

Mme de Fierbois entra triomphalement dans le salon de son amie, Me d'Angenne :

- L'oiseau rare est trouvé! J'ai votre affaire!

Au son de cette voix qui, après vingt années d'acclimatation à Paris, gardait encore un accent nasal très caractéristique, le

TOME XXII.

1904.

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baron d'Angenne jeta le journal qu'il lisait et, avec sa courtoisie coutumière qui fleurait l'ancien régime, se précipita au-devant de la visiteuse. La baronne, étendue sur une chaise longue, leva les mains au ciel :

-

Si c'est vrai, vous me sauvez la vie!

J'ai votre affaire beaucoup mieux que nous ne pouvions l'espérer, répéta Mãe de Fierbois, car il est rare qu'avec autant de brevets, un professeur daigne consacrer ses talens à une seule élève.

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Un professeur! Mais nous n'avons pas besoin de cela! s'écrièrent simultanément les deux époux. Ce ne sont point des études qu'il faut à Colette.

Oui, je sais, vous ne demandez qu'une bergère attentive pour conduire d'une main discrète cet agneau enragé. Mais il n'y a pas d'inconvénient à ce que la bergère sache entretenir l'agneau de choses sérieuses.

Certes, dit avec inquiétude Mm d'Angenne, nous ne voudrions pas d'une évaporée, mais Colette, de son côté, n'accepterait pas une pédante. Avant tout, votre candidate est-elle de santé robuste?... Pour suivre Colette, c'est une première condition le tennis, le golf, la bicyclette... Ah! ma chère, nos mères se plaignaient de la fatigue qu'elles trouvaient à mener leurs filles dans le monde: elles ne connaissaient pas les sports, les rendez-vous entre camarades sur tous les terrains où il y a une balle à lancer, un maillet â brandir, la rage de toutes ces petites pour les exercices au grand air qui n'étaient même pas de mode chez les garçons!

--

Et c'était dommage, déclara Mme de Fierbois, puisque ces exercices-là produisent la vigueur physique et morale. Grâce à eux, Colette sera plus solide que sa mère, car je vous ai toujours connu, chère belle, une petite santé.

Mme de Fierbois était vigoureusement charpentée, pour sa part n'ayant pas seulement hérité des millions d'Isaac Baumann,

émigré des bords de l'Elbe dans la Prairie du Nouveau Monde où l'avait enrichi l'élevage du bétail, elle avait aussi ses poignets osseux, ses pieds massifs, l'énergie un peu lourde de sa physionomie, accentuée plutôt qu'affaiblie par les ans.

Fort bien, répliqua la baronne avec un soupçon d'aigreur. Voyons votre oiseau rare, chère amie. Vous avez bien été pour quelque chose dans les goûts que Colette pousse à l'excès selon

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