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une idée du caractère véritable de la pièce, ni de ce qui en fait la véritable beauté. «Pastorale,» si l'on veut, l'œuvre nouvelle de M. d'Annunzio est avant tout une tragédie « musicale. » Les personnages y chantent plutôt qu'ils ne parlent, se bornant à proférer de naïves images, tandis que c'est le rythme et l'harmonie de leurs discours qui nous traduisent les sentimens qui agitent leurs cœurs; et, pareillemen', leurs gestes, les décors où nous les voyons, tout l'appareil extérieur de l'action est conçu bien moins au point de vue de la réalité directe que de cette signification expressive que Wagner, déjà, s'était efforcé de prêter aux plus petits détails de sa mise en scène. Aussi bien chacun des actes, chez M. d'Annunzio comme chez Wagner, nous offre-t-il, en quelque sorte, une transposition au théâtre des moyens divers employés par les grands compositeurs du passé pour constituer l'unité vivante de leurs symphonies. Et si vive est l'empreinte laissée par le génie de Wagner dans l'âme du poète italien que, sans cesse, la Fille de Jorio nous évoque des souvenirs précis de Tristan et de Tannhauser, du Crépuscule des Dieux et de Parsifal. M. d'Annunzio va même jusqu'à reprendre bravement, et d'ailleurs avec un succès qui suffit à le justifier, un des procédés que l'on a le plus souvent reprochés au maître de Bayreuth : et c'est ainsi que, par exemple, après avoir assisté à la scène où Aligi s'imagine apercevoir un ange debout. derrière Mila di Codra, trois ou quatre fois nous entendons cette scène racontée, tout au long, dans les actes suivans. Mais bien loin qu'un tel emploi du système wagnérien nuise à l'originalité poétique de M. d'Annunzio, jamais peut-être il ne lui a encore permis de se manifester aussi librement que dans les trois actes de la Fille de Jorio. Pour être surtout obtenue par des moyens musicaux, l'émotion qui se dégage de la tragédie n'en est pas moins très profonde et c'est une émotion d'ordre tout particulier, ardente et sensuelle, concentrée, « latine,» aussi différente que possible de la rêveuse émotion allemande des drames wagnériens. Il n'y a pas jusqu'à l'impression de fatalité tragique qui, dans la Fille de Jorio, ne s'offre à nous sous un aspect tout autre que dans Tristan ou dans l'Anneau du Nibelung : nous étreignant d'une angoisse presque corporelle, pesant sur nous comme un nuage noir, jusqu'à l'instant où nous tremblons sous l'éclat du tonnerre. Et, d'un bout à l'autre de la pièce, des vers d'une noblesse et d'une douceur infinies, et de ces magnifiques images qu'on est assuré de trouver dans tout ce qu'écrit M. d'Annunzio, mais d'autant plus touchantes, ici, que le poète a su y revêtir son raffinement d'une parfaite apparence de simplicité pour ne rien dire du charme

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inoubliable des tableaux de mœurs pastorales qui encadrent l'action, ni de l'attrait ou de la vigueur pathétiques de quelques-unes des figures du second plan, le sinistre Lazaro di Rojo, sa femme Candia, desséchée par la douleur comme un vieux chêne par la bise du nord, et l'adorable petite Ornella, fleur de grâce et de pureté, parfumant de sa présence le drame tout entier.

Encore n'est-ce pas seulement par l'excellence de ses qualités ar tistiques que le dernier drame de M. d'Annunzio diffère de ceux qui l'ont précédé. Plus simple, plus humain, et plus musical, - ou, du moins, conçu plus absolument d'un point de vue musical, il est aussi animé d'un esprit nouveau et du même esprit qui animait les grands drames wagnériens dont il reprend la forme poétique et les procédés. Au lieu de revendiquer les droits de la passion, ou ceux da génie, il exalte l'idéal, tout chrétien, du rachat par la souffrance et le sacrifice. Car on se tromperait à croire, d'après l'analyse du sujet, que l'héroïne, la fille de Jorio, soit simplement quelque chose comme une Tisbe ou une Marion Delorme, une courtisane à qui « l'amour a refait une virginité. » Dès avant sa venue dans la maison d'Aligi, Mila a eu horreur de ses péchés, et s'est vouée à l'expiation. « Qui donc m'a lavée de ma honte, sinon Vous, Marie? » dit-elle à la Vierge dans une de ses prières. Jamais l'amour qu'elle ressent pour le jeune homme ne lui inspire d'autre pensée que d'être sa servante, de vivre chastement près de lui, et puis de s'immoler, maudite de lui, afin qu'il puisse goûter le bonheur dans les bras d'une autre. Bien plutôt que Tisbe, elle est Kundry, la pécheresse qui, du jour de sa rédemption, ne veut plus que «< servir. » Il n'y a pas dans tout son rôle un mot ni une attitude qui n'expriment un besoin profond d'humiliation et de renoncement, jusqu'à l'admirable scène du troisième acte où, profitant de la crédulité d'Aligi, elle s'accuse de l'avoir ensorcelé, et, ainsi, le sauve à la fois du châtiment et de ses remords, mais en se condamnant ellemême à sa malédiction. Et que l'on ne croie pas, non plus, que l'excès de ce sacrifice suprême ait, pour le spectateur, rien d'invraisemblable! Peut-être nous étonnerait-il en effet si, au début du drame, Mila nous avait été présentée comme une amoureuse, avide de tendresse et de volupté mais, dès la première scène où nous la voyons, aussitôt nous avons l'impression que déjà la main de Dieu s'est posée sur elle, qu'elle n'est plus vraiment qu'une pénitente, et que le désir du sacrifice est l'unique forme sous laquelle l'amour pourra, désormais, s'allumer dans son cœur.

Se souvient-on qu'elle nous dit, dans la dernière scène, que « c'est

le Saint de la Montagne qui l'a envoyée » pour sauver Aligi en s'accusant à sa place? Ce Saint de la Montagne ne nous apparaît qu'un instant, au début du second acte; mais en un relief si fort, et avec un si beau rôle, que peu s'en faut qu'avec Mila di Codra nous ne voyions en lui le vrai héros de la pièce. C'est un de ces « hommes de Dieu »> comme on en rencontre encore dans les pays de mœurs anciennes et de grande foi. Sans avoir rien appris, il sait tout: il sait les herbes qui guérissent les malades, les prières qui délivrent les possédés; et il n'y a point dans les cœurs de secrets pour lui. A Aligi, qui lui demande s'il pourra réaliser son projet de se rendre à Rome pour y être délié de ses fiançailles : « Tous les chemins de l'homme semblent droits à l'homme, répond-il: mais Dieu pèse les cœurs. De hautes murailles, la Cité a de hautes murailles, et de grandes portes de fer, et, tout à l'entour, de grandes sépultures où croît le gazon. Ton agneau ne broutera point de ce gazon, berger Aligi!» Et comme le jeune homme lui a dit, de Mila, qu'elle savait « se plaindre sans se faire entendre »: « Femme, lui dit le Saint en s'éloignant, si le bien est vraiment avec toi, fais qu'il se répande de toi comme la plainte, sans qu'on l'entende! » C'est lui qui cache la malheureuse, après le crime d'Aligi, et qui, au nom de Dieu, lui ordonne de s'immoler pour racheter le coupable.

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Ainsi, par l'inspiration générale et par tous les détails 'de la mise en œuvre, la Fille de Jorio est manifestement une tragédie chrétienne. Toute remplie, comme les œuvres précédentes du poète, de la pure sève nationale, elle ne cherche plus à ressusciter un soi-disant idéal latin d'il y a deux mille ans, ni de la Renaissance mais plutôt elle s'inspire de cette simple, ardente, et active piété qui, depuis les reliefs funéraires des Catacombes jusqu'aux Chemins de Croix des pèlerinages calabrais ou lombards, se manifestant à nous toujours la même sous mille formes infiniment variées, doit bien être la fleur la plus vivace et la plus précieuse de l'âme populaire italienne. Et le public italien l'a bien compris, qui, dès le premier soir, a fait à la pièce un accueil enthousiaste (1) heureux d'y retrouver, sous l'ornement d'une incomparable beauté poétique, un écho de ses sentimens et de ses croyances. Et ceux-là aussi paraissent l'avoir aussitôt compris qui, parmi les jeunes auteurs italiens, se plaisaient jusqu'ici à prendre

(1) Représentée, la première fois, à Milan, il y a quelques mois, avec M. Duse dans le rôle principal, et aussitôt acclamée, la Fille de Jorio a obtenu le même succès sur toutes les scènes d'Italie où elle a paru.

prétexte du talent et de la renommée de M. d'Annunzio pour proclamer, après lui, la déchéance de l'esprit chrétien, au profit d'un néopaganisme assez pauvrement adapté de Zarathoustra. « La Filie de Jorio, écrivait hier l'un d'entre eux, n'est réellement plus l'œuvre de l'artiste qui nous a offert la Gloire, la Ville Morte, Françoise de Rimini. Mais M. d'Annunzio croyait alors que le public goûterait le Grand Art: et, puisqu'il s'est aperçu qu'il s'était trompé, il se donne maintenant à l'Art Petit. » La quantité de l'art mis par M. d'Annunzio dans sa pièce nouvelle, cependant, n'a certes rien qui motive la défaveur de ces jeunes « païens; » mais ils sentent que le poète du Triomphe de la Mort a, cette fois, employé son art au service de cette «< morale d'esclave, » qui est la chose au monde qu'ils redoutent le plus. Reste à savoir maintenant si M. d'Annunzio se laissera arrêter par leurs remontrances, ou si, poursuivant la voie nouvelle où il vient d'entrer, il voudra achever de donner à l'Italie la grande ceuvre nationale qu'a donnée à l'Allemagne le génie bienfaisant de son maître Wagner une œuvre où il fixera ce qu'il y a de plus profond, et de plus intime, et de plus beau, à la fois dans la pensée et dans le cœur de sa raçe.

T. DE WYZEWA.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

12 juillet.

La commission d'enquête sur l'affaire dite des Chartreux a terminé sa tâche elle a choisi pour rapporteur M. Colin, et M. Colin a fait son rapport. Les choses sont donc très avancées, mais rien n'est encore achevé, et, au moment où nous écrivons, la discussion publique n'a pas eu lieu. Faut-il en attendre grand'chose?. La Chambre a montré depuis quelques jours, à maintes reprises, qu'elle ne voulait pas renverser en ce moment le Cabinet, ni même un de ses membres : dès lors, tout est permis au Cabinet et à ses membres. On l'a vu très clairement, en ce qui concerne M. le ministre de la Guerre, à propos du commandant Cuignet. On l'a vu non moins clairement, en ce qui concerne M. le ministre de la Marine, dont le désordre administratif, constaté par la Commission d'enquête, car lui aussi en a une, - laisse la majorité indifférente. Après cela, on ne peut guère compter sur la Chambre pour ouvrir une crise ministériclle à la veille de se séparer. Après avoir doublé et redoublé le cap des tempêtes, le cabinet entrera dans l'Océan pacifique des vacances.

Donc, M. Colin a déposé son rapport. Les conclusions en sont favorables à M. Edgar Combes, en ce sens que la Commission déclare que de l'enquête, <«< telle qu'elle a été ordonnée, » n'est résulté aucune preuve de l'accusation portée contre lui. Il s'agissait, on s'en souvient, du million autour duquel M. Besson a fait tant de bruit; mais, quand il a fallu prouver ce qu'il avait avancé, M. Besson s'est dérobé. La Commission proteste et propose à la Chambre de protester énergiquement«< contre l'attitude des accusateurs qui se sont refusés à justifier leurs accusations. » Elle regrette aussi « certains abus de pouvoir

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