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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 août.

Il y a quinze jours, au moment où paraissait notre chronique, les événemens s'étaient déjà précipités dans le sens que nous avions indiqué comme le plus probable, et, après notre ambassadeur auprès du Vatican, notre ambassade elle-même avait été rappelée. Était-il possible, avec plus de prudence de la part du Saint-Siège, de détourner le coup qui le menaçait? C'est sur quoi on peut discuter, on a discuté et on discutera sans doute longtemps encore. Nous croyons, quant à nous, après avoir lu tous les documens qui ont été publiés à Paris et à Rome, qu'il y avait un parti pris de la part du gouvernement de la République, et que, tout au plus, pouvait-on ajourner un dénouement devenu inévitable. A défaut du prétexte dont il s'est servi, M. Combes en aurait trouvé un autre. La façon dont il pratiquait le Concordat devait inévitablement amener une rupture plus ou moins prochaine, mais certaine. Il aurait été habile de sa part d'en faire retomber la responsabilité sur le Vatican d'une manière plus directe, plus évidente, plus incontestable; mais il a jugé inutile de s'en donner la peine; et il a espéré, non sans raison peut-être, qu'il lui suffirait d'énoncer une affirmation pour faire croire à la majorité qui le soutient que tous les torts étaient du côté du Pape. L'histoire, plus im partiale, dira que s'il y a eu à Rome des torts de forme, les torts de fond ont été à Paris. La correspondance publiée par le Saint-Siège montre qu'il n'aurait pas été impossible de transiger et de s'entendre, si on avait eu à Paris le désir de le faire. Mais M. Combes, ayant débu par envoyer un ultimatum, s'est placé lui-même, comme il y avait placé le Saint-Siège, dans une situation sans issue : ou plutôt il n'y ne

avait pas d'autre que la rupture. On la voulait; on l'a provoquée; elle a eu lieu.

Si les Chambres avaient aujourd'hui un sentiment plus éclairé, ou seulement plus jaloux de leurs droits, elles auraient, au début de la session prochaine, des comptes sévères à demander au gouvernement mais celui-ci est bien tranquille, il sait qu'il peut tout se permettre. Nous marchons à grands pas à la dénonciation du Concordat et à la séparation de l'Église et de l'État. Le gouvernement la prépare et y pousse. Sa politique consiste à la rendre inévitable, afin de pouvoir constater qu'elle l'est devenue, et de laisser entendre que ce n'est pas sa faute, ce en quoi il fait preuve d'une véritable hypocrisie. Il faut se dégager de l'équivoque et voir les choses comme elles sont. M. Combes qui, il y a quelques mois à peine, disait à la Chambre que la réforme n'était pas mûre, et que le pays n'en voulait pas, M. Combes a changé d'avis. En butte aux obsessions continuelles du parti radicalsocialiste auquel il a pris l'habitude d'obéir, il lui a obéi une fois de plus. Si c'est son droit de le faire, on nous permettra de dire qu'il a mal choisi le moment d'en user.

Les Chambres sont en vacances et ne peuvent pas faire connaître leur opinion. Le pays est sans voix. De tous les pouvoirs publics, le ministère est le seul qui fonctionne. Lui appartient-il d'engager dans un sens déterminé la solution d'un problème aussi important et même aussi redoutable? Le gouvernement parlementaire est, dit-on, celui du ' pays par le pays; et, s'il n'était pas cela, que serait-il autre chose qu'une mystification et une duperie? Il faut donc, avant de trancher certaines questions qui touchent aux fondemens mêmes de l'institution politique et sociale, que le pays ait été mis en mesure de faire connaître son sentiment et sa volonté. Que les Chambres s'en inspirent ensuite, ou plutôt qu'elles s'y conforment en ménageant tous les intérêts, et en conciliant tous les droits, c'est leur devoir, certes, et nous serions les premiers à leur conseiller de le remplir. Mais, dans le cas actuel, le pays s'est-il prononcé? Lui en a-t-on donné le moyen? Lui en a-t-on laissé la liberté ? On s'est bien gardé de le faire. On a commencé par préparer divers projets relatifs à la séparation de l'Église et de l'État, tous mauvais, tous partant du principe jacobin que l'État seul a des droits et que l'Église n'en a aucun après quoi on a provoqué un conflit avec le Saint-Siège et on l'a poussé résolument à la rupture. Nous comprendrions, nous admettrions qu'on provoquât une agitation politique en vue de soumettre au pays, aux élections prochaines, la question des rapports de l'Église et de l'État. La Chambre future arrive

rait au Palais-Bourbon avec un mandat défini. Mais où est le mandat de la Chambre actuelle? Personne ne niera que, sauf dans un très petit nombre de circonscriptions, la question concordataire n'a joué aucun rôle aux élections dernières, et les déclarations répétées de M. Combes à la Chambre constituent sur ce point un aveu très précieux. Le pays ne s'est pas prononcé. La Chambre, toutes les fois que l'occasion s'en est offerte à elle, l'a fait dans le sens du Concordat. Le gouvernement aussi. Et c'est dans des conditions pareilles que M. Combes, sortant des obscurités où il s'est enfermé jusqu'ici, viendrait dicter au pays et aux Chambres un Sic volo, sic jubeo, dictatorial! Si les Chambres l'acceptent, ce sera de leur part une véritable abdication. Mais qu'en pensera le pays? Abdiquera-t-il lui aussi? Endossera-t-il toute faite la solution qu'on lui apportera? M. Combes l'a pensé, sans doute, puisqu'il a attendu les vacances pour rompre avec le Vatican et rappeler notre ambassade, et que, dans son dernier discours de Carcassonne, il a déclaré que la séparation de l'Église et de l'État était dans les vœux de tout le parti républicain. Qu'en sait-il? Il n'a consulté personne. Il n'a entendu d'autre voix que celle des radicaux et des socialistes les plus avancés.

A-t-il du moins loyalement éclairé l'opinion pour la convaincre ? Non; il a mieux aimé la surprendre. Aussitôt après le rappel de notre ambassade, il a publié les pièces de la négociation, si on peut appeler cela une négociation; seulement il a supprimé la principale, à savoir la dépêche que, en date du 10 juin, Mgr Merry del Val avait adressée au nonce apostolique à Paris. Nous ne prenons pas à notre compte la thèse contenue dans cette dépêche. Nous avons fait, il y a quinze jours, à ce sujet des réserves que nous maintenons. Mais enfin, les explications fournies par Mgr Merry del Val indiquaient de sa part une tendance à la conciliation qui aurait pu aboutir si, dès la première minute, le gouvernement de la République n'avait pas posé un impérieux dilemme. Quelle était la thèse pontificale? Elle consistait à dire que, les évêques français n'étant pas soustraits par le Concordat à la juridiction de l'Église, le Pape avait le droit de les appeler à Rome pour fournir des explications sur leur conduite. Or le Pape n'avait pas fait autre chose que d'user de ce droit. Quant à savoir si, à la suite des explications qu'ils auraient données, les évêques auraient été absous, ou soumis à des peines disciplinaires, ou formellement condamnés, c'est une autre question. Pour le moment elle n'était pas posée; elle ne pouvait l'être que plus tard. Donc, le gouvernement pontifical n'avait à faire au gouvernement de la République aucune

communication immédiate, et c'est seulement dans le cas où les évêques auraient encouru des peines graves, sous le poids desquelles leur caractère épiscopal aurait succombé, qu'il aurait eu à se mettre d'accord avec lui sur les dispositions à prendre.

Cette thèse, soutenable dans ses élémens essentiels, paraît avoir été présentée avec une entière bonne foi. En fait et dans sa conduite, le Saint-Siège ne l'a peut-être pas appliquée de la manière la correcte, ni la plus opportune; mais ce sont là des détails sur lesquels on aurait pu s'entendre, et qui n'auraient pas amené une rupture si la rupture n'avait pas été décidée d'avance. Sur le fond des choses, le Pape avait raison. Le Concordat ne l'a nullement privé et ne pouvait pas le priver de son droit de juridiction sur les évêques. Poussons les choses à l'extrême : qui pourrait lui contester ce droit s'il se trouvait en présence d'un évêque formellement hérétique, ou encore d'un évêque dont la conduite serait devenue un scandale public? Le droit est indéniable, et toute la question est de savoir dans quelles conditions le Pape peut l'exercer. Qu'y a-t-il de sa part de plus naturel, de plus légitime, de plus indispensable même, que d'appeler l'évêque suspect à Rome pour qu'il puisse s'y défendre? Mais ici on se heurte à un des articles organiques qui, en imposant aux évêques la résidence, leur interdit de sortir de leur diocèse sans une autorisation du gouvervement de la République. Les articles organiques sont une loi de l'État t on leur doit le même respect qu'aux autres lois de l'État; mais un grand nombre d'entre eux sont tombés en désuétude, et il y en a même qui n'ont jamais été appliqués. Si les articles organiques sont des lois de police, comme cela résulte de l'article 1er du Concordat auquel on les rattache, nous dirons que les lois de police sont contingentes de leur nature, et que le gouvernement reste juge de leur opportunité et maître de leur exécution. En fait, et depuis longtemps, les évêques se rendent à Rome lorsqu'ils le jugent à propos, et le gouvernement a rarement songé à les en empêcher. On peut faire, non seulement des articles organiques, mais du Concordat lui-même, un instrument de persécution: il suffit de le vouloir. Peut-être même n'y a-t-il pas de lois dont on ne puisse faire un usage abusif: mais cela est vrai surtout de celles qui consacrent un contrat. Rien ne dispense d'une bonne volonté réciproque dans la manière de les appliquer. Le Concordat a pu maintenir la paix intérieure pendant tout le cours du siècle dernier, ou peu s'en faut, par ce qu'il a été appliqué dans cet esprit. A partir du jour où il l'a été dans un esprit différent, ses effets n'ont plus été les mêmes. On lit dans le préambule de ce traité fameux

que la religion catholique, apostolique et romaine est celle de la majorité des Français, et que les consuls de la République en font une << profession particulière. » Nous n'en demandons pas tout à fait autant à nos consuls d'aujourd'hui encore faudrait-il qu'ils fissent profession de respecter une religion à laquelle ils sont libres de ne plus croire, et cela suffirait pour maintenir entre les représentans de cette religion et eux des rapports tolérables. Nous n'en sommes plus là ! Il y a, de la part de notre gouvernement, un parti pris, sinon de persécution, cela viendra sans doute et se prépare, au moins de vexations continuelles et d'humiliations imposées à l'Église qui ont pour objet évident de l'amener à sortir des gonds et à rompre elle-même un contrat dont on fait pour elle une servitude. Les preuves de ce dessein se multiplièrent tous les jours.

Ainsi, pour en revenir aux faits qui ont donné naissance à la situation actuelle, quoi de plus déplacé, quoi de plus arbitraire et, à quelques égards, de plus ridicule, que l'interdiction faite par M. Combes à deux évêques de répondre à la convocation pontificale et de se rendre à Rome ? C'est là, à coup sûr, de la bien petite guerre ! L'attitude de M. Combes se comprendrait s'il croyait, s'il pouvait croire qu'il y a eu, de la part du Pape, une intention mesquine, taquine et systématiquement guerroyante contre les deux évêques en cause. Mais il n'en croit rien et n'en peut rien croire. Il sait parfaitement que, pour le moins dans les apparences, la conduite des deux prélats en cause prête à la critique. Quoi de plus naturel que le Pape veuille exercer avec eux son ministère? Quoi de plus singulier que M. Combes veuille l'en empêcher?

De ces deux évêques, l'un, celui de Dijon, a fini par se dégager de l'étreinte toute laïque de M. Combes : il est parti pour Rome. Mais l'autre, moins sûr de lui peut-être, après être venu à Paris où il a reçu les instructions de M. le directeur des Cultes, est retourné à Laval, bravant de loin les foudres pontificales auxquelles il y a lieu de croire qu'il n'échappera pas. Cette lutte entre un évêque et le Pape, même lorsque le premier est soutenu par M. Combes, est tout à fait inégale. Que fera l'évêque, que pourra-t-il faire s'il est interdit a divinis, ou même frappé d'excommunication? Sans doute il pourra rester dans son palais épiscopal et continuer d'y jouir de son traitement; mais il ne pourra plus entrer dans sa cathédrale, à moins qu'il n'y soit accompagné par la force armée, et dans ce cas, il n'y trouvera aucun catholique. Se consolera-t-il par la présence des libres penseurs, et peut-être des fonctionnaires que M. Combes enverra l'as

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