Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE VIII

LES MONARCHIES REPRÉSENTATIVES

I. L'empire allemand. II. La Prusse. III. Les États secondaires de l'Allemagne. L'Alsace-Lorraine. Le Luxembourg.

- IV. L'Autriche.

Sans parvenir directement au régime parlementaire, un gouvernement peut être amené à perdre son caractère de pouvoir absolu, personnel, sans contrôle, et à s'entourer d'assemblées électives. Des causes diverses peuvent l'y conduire; un prince sage et éclairé peut comprendre qu'il est de son intérêt de consulter l'opinion de son peuple, de ne point s'isoler dans le gouvernement, d'en partager la responsabilité avec les représentants du pays. C'est ce qu'a fait l'empereur François-Joseph en 1867 sur le conseil de M. de Beust. Mais c'est plus souvent sous la pression des événements que le monarque perd ses prérogatives sans limites et se voit contraint à accepter le contrôle de la représentation nationale. Les révolutions de 1830 et de 1848 ont vu une éclosion de constitutions nouvelles. Dans ces conjonctures, le monarque cherchera fréquemment à ne laisser s'échapper de ses mains que la moindre parcelle du pouvoir, à restreindre la part qu'il doit abandonner aux corps élus. Il admettra alors qu'une Assemblée vote des lois, mais il se réservera un droit de veto absolu; ses ministres seront entendus par les députés, mais ils ne seront responsables que devant lui, seul il les choisira et révoquera; enfin dès qu'une opposition trop forte s'élèvera dans la Chambre, il s'efforcera de la briser par une dissolution. C'est ce régime, à mi-chemin entre le pouvoir absolu et le gouvernement parlementaire, que l'on ne peut désigner que sous l'expression de monarchie représentative. Les pays

allemands en offrent de nombreux exemples. Quelques monarchies secondaires l'ont adopté alors qu'elles voyaient la Charte française reproduire le parlementarisme anglais, mais qu'elles ne voulaient pas pousser aussi loin l'abdication de leurs pouvoirs : le grand-duché de Bade et la Bavière en 1818, le Wurtemberg en 1819. La Saxe royale et d'autres petits États l'admirent après la révolution de Juillet, la Prusse à la réaction de 1850, l'Autriche sous l'influence de M. de Beust. L'empire d'Allemagne enfin l'adopta comme le plus propre au pouvoir personnel d'un homme de génie, tout en concédant quelque chose aux besoins populaires.

I

Il n'est pas utile de rechercher les origines de la Constitution allemande; elle ne procède que du régime de la Confédération de l'Allemagne du nord. Tout au plus peut-on dire que le « papotage inutile de l'assemblée de Francfort » fit sentir les dangers d'un parlementaire prématuré. « Je suis de la marche de Brandebourg, disait le comte de Bismarck à Francfort; cette raison me suffit pour que mon roi ne devienne pas le vassal du président de l'assemblée. » Il devait, vingt ans plus tard, changer cette idée en réalité lorsqu'il rédigea la constitution impériale. L'horreur du régime parlementaire se retrouve sans cesse dans ses discours. « Il est bon, disait-il au Reichstag, que la monarchie soit tempérée par la liberté de la presse et par les discussions d'un parlement. Les parlements et la presse peuvent rendre les rois attentifs à quelques-unes de leurs erreurs, mais leur pouvoir ne doit pas aller plus loin, sous peine d'empiéter sur le pouvoir exécutif qui n'appartient qu'au souverain1. » Pour lui, l'omnipotence royale était un dogme, et il avait effroi à penser que l'Allemagne pourrait avoir un jour un gouvernement semblable à celui de l'Angleterre.

1. Cité par Valbert, La dissolution du Reichstag, Revue des Deux Mondes, du 1er février 1887. M. de Helldorf disait à cette époque : « Le régime parlementaire est inapplicable à l'empire; une monarchie forte est la garantie de son existence, et l'armée, qui en est l'institution essentielle par excellence, doit reposer sur la loi et pour de longues années... L'Europe sait que le gouvernement de l'Allemagne suit ses voies, conscient du but à atteindre sans se régler sur les passions populaires non plus que sur les calculs du parlementarisme. » Annuaire de législation étrangère, 1888, p. 159.

M. de Bismarck se trouvait d'ailleurs en 1870 en présence d'un double besoin à satisfaire dans le peuple allemand d'une part le désir d'un gouvernement fort, pour être un peuple fort, en réaction de tant de divisions et d'invasions; d'autre part l'amour de la patrie dans la grande, le désir de conserver l'individualité des petits États, de rester hessois ou saxon, tout en devenant allemand de l'empire.

De là les trois organes du gouvernement que la constitution de la Confédération du Nord en 1867 énumérait dans cet ordre parfaitement logique le conseil fédéral, représentant des princes, des petits États, de l'individualisme des principautés; la Présidence de la Confédération, aujourd'hui l'empereur, qui gouverne par la personne du chancelier, chef du pouvoir exécutif, doté de pouvoirs qui le rendront fort à l'intérieur, redoutable à l'extérieur; le Reichstag enfin, « et la logique était d'accord avec la politique pour faire reléguer au dernier rang l'organe de la volonté nationale, étant donnée la médiocrité du rôle qui lui était réservé1». En 1871, les institutions ont été développées, mais elles ont conservé leurs places respectives, et c'est toujours l'ordre des chapitres qui réglementent les trois pouvoirs de l'État.

Le Bundesrath n'est pas une assemblée parlementaire, c'est une réunion de diplomates, de représentants des membres de la Fédération impériale, et les votes y sont partagés de telle façon que la Presse, avec les royaumes, duchés ou villes libres annexés de Hanovre, Hesse électorale, Holstein, Nassau et Francfort, a 17 voix sur 582. Sa composition, sa nature même excluent le droit de le dissoudre.

D'ailleurs un examen attentif montre qu'il est plutôt un conseil exécutif qu'une assemblée législative : il rédige les instructions administratives, il a le pouvoir réglementaire quand un texte spécial le lui a délégué, et il va même dans le silence de la loi jusqu'à sanctionner ses règlements par l'établissement de pénalités. Certains fonctionnaires de l'administration des finances et des consulats sont nommés avec son approbation, les juges du tribunal de l'empire sur sa présentation; il élit les magistrats de la cour des comptes et il

1. A. Lebon, Études sur l'Allemagne politique, p. 144.

2. Ch. Benoist, Le Reichstag, l'empereur et l'empire allemand, Revue des Deux Mondes du 15 juin 1893.

P. MATTER.

10

règle lui-même les comptes d'État; il prépare les travaux pour le Reichstag et délègue ses membres à titre de commissaires du gouvernement pour seconder le chancelier dans les discussions devant la Chambre populaire. Successivement législateur, administrateur, gouvernant et magistrat1, son caractère dominant c'est d'être un conseil, comme jadis la diète de 1815, dont il est l'héritier direct. A ce point de vue encore, le droit de dissolution ne se comprenait pas.

Quel en pourrait être d'ailleurs l'emploi ? l'opinion du conseil fédéral s'identifie presque nécessairement à celle du chancelier qui le préside et qui y dispose des dix-sept voix de la Prusse, le tiers du conseil entier. S'élève-t-il, d'aventure, dans le conseil, quelque majorité disposée à faire face au chancelier, à modifier contre sa volonté quelque disposition légale? Son champ d'action sera limité par la Constiution même, et elle se heurtera à son article cinq. « En cas de dissentiment dans le Conseil fédéral à l'occasion de projets de loi sur l'armée, la marine militaire et les impôts mentionnés à l'article 35 (ce sont les impôts qui constituent les revenus de l'Empire), la voix du président l'emporte, s'il se prononce en faveur du maintien des dispositions existantes. >>

--

Il ne s'agit point là de partage de deux camps égaux en voix, que le vote du Président départagerait, mais de dissentiment; dès qu'il y a dissidence, les représentants de Prusse fussent-ils seuls de leur avis, le président c'est-à-dire le chancelier tranche le débat. Sa voix n'est pas seulement prépondérante, elle est omnipotente 2. De par la constitution, il est le maître dans le Bundesrath, capable de paralyser son action. Pour le déposséder une seule voie est ouverte : la revision de la constitution; mais, conformément à l'article 78, elle est rejetée dès que, dans le sein du Bundesrath, quatorze voix se prononcent contre elle; or le roi de Prusse y dispose de dix-sept votes. Inapplicable en droit, la dissolution du Bundesrath était inutile en fait; nul n'a proposé de l'établir.

Il n'en était pas de même du Reichstag; en établissant cette assemblée législative, fondée sur le suffrage universel, M. de Bismarck

1. A. Lebon, loc. cit., p. 148.

[ocr errors]

2. Lavisse, Essai sur l'Allemagne impériale, p. 322.

[ocr errors]

on lui

le redoutait moins que les censitaires et les capacitaires, marquait une défiance certaine et on le bloquait dans le terrain le plus étroit possible. On lui donnait, concurremment avec le Bundesrath, le pouvoir législatif; l'empereur ne se réservait aucun droit de veto. Mais le conseil fédéral est entre ses mains, et si, par extraordinaire, il s'établissait un accord entre la majorité du Bundesrath et celle du Reichstag, elle ne pourrait modifier que des dispositions secondaires; sur toutes autres le chancelier, président du conseil fédéral, opposerait sa «< prépondérance en cas de dissentiment ». Ainsi l'empereur fait sien le veto du Bundesrath. Voilà pour le pouvoir législatif du Reichstag.

Restent le vote annuel du contingent militaire et du budget de l'empire. Le Reichstag a abdiqué le premier par l'adoption du septennat. Le chancelier a singulièrement énervé le second; on a divisé les recettes et les dépenses publiques en deux catégories : les unes, que le Reichstag peut refuser de laisser engager par le gouvernement, les autres, considérées comme permanentes, ne peuvent être modifiées sans le consentement du souverain. « Cette dernière catégorie a fini naturellement par englober la plus grande partie des dépenses publiques de sorte que si un conflit s'élevait sur ce point, le Reichstag protesterait en vain... Le gouvernement continuerait à percevoir celles des recettes prévues antérieurement par des lois permanentes et qu'il regarde comme obligatoires. 1»

Ainsi le rôle actif du Reichstag est de toutes parts limité par des barrières habilement dressées; la majorité trop audacieuse s'y heurtera sans cesse; on lui a donné tous les droits, initiative et amendement, mais leur exercice en a été soigneusement paralysé entre ses mains. Il lui reste le rôle passif, l'obstruction à outrance, le refus de voter les propositions gouvernementales, et la mise en minorité continuelle du chancelier. L'empereur en tiendra le compte qu'il voudra, et il n'est nullement lié par l'hostilité du Reichstag contre le chancelier. De fait on s'est plu à attester parfois l'impuissance du Reichstag avec quelque ostentation. Les votes fréquemment renouvelés à de fortes majorités, par cette Assemblée, en faveur du principe de l'indemnité

1. Sentupéry, L'Europe politique, p. 38. Ch. Benoist, loc. cit.

« PreviousContinue »