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solution de 1830; telles encore certaines dissolutions au Portugal; on pourrait même ajouter celle du Seize Mai où les élections ont été tardives; mais de pareils cas sont très rares et leur nombre très restreint; ils sont, tôt ou tard, soulignés d'une révolution, et cela suffit pour rendre prudents les gouvernements.

Plus nombreuses sont les dissolutions incorrectes, prononcées sans motif légitime, dans le seul but de congédier une Chambre portée au progrès, et dans l'espoir d'influencer le pays par une vigoureuse pression électorale; elles se rencontrent surtout dans les monarchies simplement représentatives, et cela est naturel, car dans les gouvernements parlementaires le contrôle des Chambres est plus sévère, la loi de la majorité soigneusement suivie. De telles dissolutions se rencontrent fréquemment dans l'histoire du gouvernement prussien, celles du grand conflit ont bien ce caractère, et de l'empire allemand M. de Bismarck a profité d'événements divers pour se débarrasser d'un Reichstag gênant. En Espagne, les dissolutions d'Alphonse XII, au Danemark celles de 1853 et 1854, de 1881, présentent un pareil caractère.

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Mais, en revanche, combien de dissolutions loyales et correctes, édictées dans le seul intérêt du pays, par franchise et probité politiques dissolutions après un changement dans la loi électorale; l'histoire d'Angleterre et d'Italie en présente plusieurs exemples; dissolutions fondées sur une modification probable dans les sentiments du pays; en Belgique, les élections communales de 1857 avaient donné aux libéraux la majorité dans les conseils communaux; le parti catholique était alors au ministère; le roi prononça la dissolution de la Chambre, et les électeurs envoyèrent une forte majorité libérale; - dissolution à raison de l'émiettement des partis à la Chambre, d'un résultat souvent moins heureux, mais ayant cependant abouti, à plusieurs reprises, à la constitution d'un gouvernement homogène; — dissolutions faites pour consulter le pays sur une question d'intérêt général ou une tendance politique, innombrables en Angleterre, en Italie, en France, en Belgique, etc.

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De même, combien de dissolutions fructueuses et utiles à la vie politique de la nation, qui ont tranché un conflit entre deux assemblées butées dans leurs opinions; substitué à une chambre nerveuse

P. MATTER.

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et incapable d'un travail suivi, une assemblée active et laborieuse; permis l'adoption de lois indispensables au pays. D'aucunes ont joué dans l'existence même de l'État un rôle direct et ont eu sur ses destinées la meilleure influence : en France, la dissolution de la Chambre introuvable a évité un cataclysme politique, permis l'évacuation rapide du territoire, et donné à la France quelques belles années; en Angleterre, la réforme de 1832, premier coup de pioche dans un régime électoral vieilli, n'a été possible que grâce à une dissolution.

Le jugement de l'histoire est donc favorable au droit de dissolution, car les applications correctes et utiles dépassent de beaucoup les emplois déloyaux et stériles; il a fait quelquefois du mal, mais plus souvent du bien. On ne peut guère demander davantage à une institution humaine.

Mais l'histoire enseigne encore qu'il ne faut user de ce droit qu'avec sagesse et prudence, et seulement quand une consultation nationale parait nécessaire. Rien n'est plus dangereux pour les libertés publiques et pour le gouvernement lui-même que des dissolutions répétées et abusives. L'institution, excellente en elle-même, devient pleine de périls par son abus; il en est ainsi de toutes choses.

Cet abus aboutirait d'abord à l'instabilité du pouvoir législatif et rendrait impossible un travail parlementaire suivi. L'instabilité ministérielle est un mal dont souffrent maints gouvernements parlementaires il ne faudrait pas, pour y remédier, tomber dans ce mal presque pire, l'instabilité législative; les assemblées passeraient leur existence à la vérification des pouvoirs et aux discussions inséparables de leurs débats; projets et propositions seraient hachés d'interruptions et n'aboutiraient pas; les premiers jours, presque la première année d'une Chambre, sont consacrés à son installation et aux travaux préparatoires, et une dissolution trop prompte rendrait inutile ce labeur du commencement.

Cet emploi à la légère ne serait pas moins dangereux pour le gouvernement lui-même en usant trop fréquemment de sa préro

gative, le chef de l'État ferait preuve d'un singulier mépris du pouvoir législatif et ébranlerait profondément la confiance qu'il doit inspirer au pays. Le peuple s'irriterait, et bientôt surgirait, entre le gouvernement et la nation, un de ces conflits qui ne trouvent leur solution que dans une révolution. L'histoire en cite de nombreux exemples.

En France, la chute de la monarchie légitime a eu pour cause une dissolution illégale : les journées de Juillet ont été faites au cri de << vive la Charte », et Charles X est mort en exil pour avoir méconnu les droits de la représentation nationale. Sans aller aussi loin, la dissolution incorrecte du Seize Mai a apporté un trouble profond dans le pays et a donné un coup mortel au parti qui l'a fait prononcer; c'est la justice immanente des choses: le parti de M. de Broglie a été tué par sa propre arme de combat.

En Angleterre, mêmes leçons historiques. Cromwell est mort à temps son mépris des Communes, la façon brutale dont il les a dissoutes, a produit une réaction qui a, deux ans après sa disparition, abouti au retour des Stuarts. A voir la manière dont il traitait les élus, partant les électeurs, le pays s'est irrité contre ses procédés, et est revenu sans secousse au régime ancien. Trente ans plus tard, Jacques II traitait le Parlement avec pareil sans-gêne; ses dissolutions incorrectes et répétées facilitaient, si elles ne causaient, la révolution de 1688. Plus récemment, en Espagne, les dissolutions prononcées par Alphonse XII avaient sérieusement ébranlé son trône, et la reine régente n'a rétabli le prestige de la couronne que par beaucoup de prudence et de respect envers les Cortès.

Il est à noter, enfin, que l'emploi abusif par un ministère du droit de dissolution, en rend dans l'avenir l'emploi très difficile, quelque normal soit-il alors. Il s'est formé dans le pays un sentiment de défiance contre l'institution même, et il n'est pas facile de surmonter cette impression populaire. Depuis vingt ans, chaque fois que l'on parle en France de dissoudre la Chambre des députés, les souvenirs du Seize Mai reviennent dans les cercles politiques et dans la presse et sont parfois exploités par les adversaires du cabinet qui demanderait la dissolution.

Tout donc recommande un emploi prudent et correct de ce droit;

la constitution elle-même doit l'entourer de toutes garanties nécessaires aux libertés publiques. Dans une constitution soigneusement faite, les conditions de cette prérogative doivent être sévèrement déterminées; traditionnelle ou écrite, elle doit offrir au pays une absolue sécurité par la rapidité des élections et de la réunion du nouveau Parlement; il faut éviter toute clause ambiguë, qui permettrait dans l'époque de fermentation des élections, une interprétation abusive, prêtant à des discussions envenimées; quelquefois on insérera d'autres garanties encore, comme en France l'avis favorable du Sénat. Surtout, enfin, dans un pays où règnent de saines traditions parlementaires, le chef de l'État ne prononcera la dissolution que si le bien de la nation l'exige, et le pays trouvera dans ces traditions la meilleure des garanties. Ainsi le droit de dissolution ira toujours en se perfectionnant, dans sa théorie et dans sa pratique, son emploi sera toujours correct, et il justifiera les belles paroles de Rossi : « Dissoudre une Chambre ce n'est pas satisfaire un caprice, c'est faire un acte de haute politique, c'est faire un appel au pays. »

Versailles, juin 1898.

FIN

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