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DU RAPPORT DU 28 JUIN 1840.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Dans un premier travail (1) spécialement destiné à constater l'état d'un fleuve des plus importants (2), il s'agissait surtout de rechercher ce qu'il avait été dans les temps antérieurs, d'apprécier les entraves de la navigation, de faire connaître les péages (3) et les règlements auxquels le batelage avait été soumis

(1) Rapport du 23 décembre 1839.

(2) L'importance de la Meuse, attestée par l'existence même de l'ancien pays de Liége, du comté de Namur et du duché de Limbourg, l'est encore par de nombreux projets exécutés, ou seulement conçus, pour joindre ce fleuve au Rhône, à la Seine, à la Moselle, au Rhin et à l'Escaut. Parmi ceux qui ont reçu une exécution complète, les plus marquants sont le canal des Ardennes, la Sambre et le canal de Bois-le-Duc à Maestricht.

Des projets non réalisés, il en est deux moins connus, qui datent l'un de 1822, l'autre de 1823 ou de 1824, ayant tous deux pour but de réunir l'Escaut à la Meuse par Louvain. Par le premier, un canal eût été dirigé de Louvain sur Charleroy, et la jonction se serait opérée par la Sambre; le second, dont l'idée a été reproduite par M. Tarte en 1829, eût établi une jonction plus directe, par un canal partant de la même ville et aboutissant à Namur.

Par décret impérial du 8 mars 1805, le canal de jonction de l'Aisne à la Seine avait été ordonné, à l'effet : 1o d'ouvrir une ligne directe de Rotterdam à Paris. par l'Aisne et la Meuse; 2o de faciliter les approvisionnements de la capitale; 3° d'assurer un avantage immense sous les rapports stratégiques, etc. Cette jonction de l'Aisne à la Seine par le canal de Soissons, qui doit réduire de 63 lieues à 34, et par conséquent abréger de 29 lieues, le trajet de Soissons à Paris, est de nouveau demandée avec instance par les départements de la Seine, de Seine-et-Marne, de l'Oise, de la Meuse, de la Marne, de l'Aisne et des Ardennes. Au nombre des affluents qui profitent des transports de la Meuse et qui les augmentent, il faut compter encore la Semoy, la Lesse, l'Ourthe, l'Amblève et la Vesdre, rivières dont la navigation peut aisément être améliorée. Au moyen de quelques travaux, la Méhaigne pourrait être aussi utilisée, au grand avantage de la Hesbaye; il paraît même que, sous le gouvernement autrichien, on avait pensé à joindre Tirlemont à Huy par une canalisation de cette rivière et de la Geete, et que le même projet a donné lieu à des études sous le gouvernement français. (3) Aux anciens bureaux de péage sur la Meuse hollandaise déjà énumérés (Rapport du 23 décembre 1839, pag. 26) il faut ajouter Megen, au-dessous de Ravenstein. La tol de Megen, était affermée quatre-vingts florins, et le passage d'un seul bateau payait quelquefois le fermage d'une année. Pour échapper à ces droits ruineux, les bateliers usaient de mille artifices; ils se faisaient en même temps bourgeois de Liége, de Maestricht, de Venloo et autres villes; ils simulaient la vente de leurs bateaux à des bateliers exempts de tel ou tel péage par droit de bourgeoisie, et les reprenaient à destination par des rachats également simulés, etc., etc.

à diverses époques, d'évaluer le mouvement des produits du sol ou de l'industrie (1), et d'établir la situation actuelle sous ces différents rapports. Aujourd'hui, ce dont il s'agit surtout de s'occuper, c'est des moyens de remédier au mal, c'est de la marche à suivre pour faire disparaître des inconvénients reconnus, pour atténuer au moins ceux qu'il faut peut-être renoncer à détruire tout-à-fait, c'est enfin du système à adopter dans des travaux devenus indispensables, et c'est, en conséquence, sur ce point délicat que je viens appeler votre attention.

Il n'est plus douteux pour personne que le perfectionnement des fleuves et des rivières, autant que le comportent leur volume d'eau et les circonstances locales, ne soit une nécessité. Les écrits des ingénieurs les plus justement célèbres, et, plus que cela, les travaux entrepris dans ces derniers temps sur une foule de rivières jusque-là négligées, indiquent assez que le moment est venu, pour les États qui ont à cœur le développement de leur prospérité industrielle et commerciale, de donner à leurs voies navigables toutes les améliorarations dont elles sont susceptibles. « De grands canaux, dit un ingénieur français, ont été entrepris dans les diverses régions du royaume, et sont plus ou moins avancés ; mais, quand ils seraient achevés, le commerce n'en retirerait que de faibles avantages, puisque les rivières, qui devraient les réunir, ne servent, pour ainsi dire, qu'à les séparer (1). » C'est donc répondre à un besoin généralement senti, à une conviction unanime, que de procéder à l'amélioration du cours de la Meuse, fleuve également essentiel à nos relations avec le dehors et à nos communications intérieures.

Une considération particulière et du plus grand poids s'ajoute ici aux considérations générales.

La France et la Hollande sont les seuls marchés extérieurs qui s'offrent à nos charbons, parce qu'ils sont les seuls vers lesquels le transport puisse s'effectuer par eau. Déjà la canalisation de la Sambre permet aux houilles de Charleroy de descendre jusqu'à Namur; mais là, des transbordements sont obligatoires, l'état de la Meuse n'admettant pas la navigation des bateaux de la Sambre.

(1) L'évaluation exacte du tonnage sur la Meuse est fort difficile; mais de tous les modes à choisir, le plus fautif est de prendre pour base la recette aux bureaux de péage. Le règlement du 30 octobre 1820, actuellement en vigueur, ne tenant compte que de la capacité du bateau, sans égard au chargement réel, il s'ensuit que plus les eaux sont basses, plus leı recettes sont fortes; les grands bateaux ne naviguant alors qu'avec demi-charge et même moins, payent deux et trois fois autant que dans les bonnes eaux, où ils naviguent à charge pleine.

On voit combien est vicieux le système introduit par ce règlement.

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(2) Troisième Mémoire sur les projets présentés pour la jonction de la Marne à la Seine dérivation de la Seine, etc.; par M.-J. CORDIER, inspecteur divisionnaire des ponts et chaussées. Paris, 1829.

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Jusqu'ici presque tous les ingénieurs admettaient qu'une bonne navigation intérieure ne pouvait exister si elle n'était pas indépendante des rivières : c'était un résultat de l'expérience. » Mémoire sur l'établissement d'une navigation à grand tirant d'eau, entre Paris et la mer, par la voie fluviale; par FRIMOT, ingénieur au corps royal des ponts et chaussées. Paris, 1827.

La province de Liége est dans une position plus désavantageuse encore; car elle n'a pas, comme Charleroy, le débouché de la Sambre française, et la Meuse n'est pas meilleure vers Maestricht que vers Namur (1). Cependant de grandes améliorations ont été introduites sur divers cours d'eau navigables dans des pays houillers, et la concurrence devient par là de plus en plus difficile pour nos exploitants. C'est ainsi que la Ruhr, sans aucune importance avant 1830, les riches houillères qu'elle traverse n'étant point alors exploitées, a, depuis cette époque, été rendue navigable pour des bateaux du plus fort tonnage; il en résulte que les nombreuses exploitations qui se sont formées sur ses rives, dans ces dernières années, trouvent un écoulement des plus faciles dans les PaysBas, où elles peuvent livrer le charbon à un prix bien inférieur au nôtre.

Que la Meuse soit navigable, qu'elle ait un mouillage suffisant en toute saison, la concurrence sera au moins égale, et peut-être même sera-t-elle à notre avantage.

Il est donc facile de reconnaître l'urgence des améliorations; il ne l'est pas autant de se fixer sur celles qui doivent être préférées comme les plus propres à atteindre le but.

Voici néanmoins où m'ont conduit mes recherches et l'étude du fleuve.

Je me suis arrêté à cette idée, qu'il faut, à moins d'obstacles invincibles, exécuter les travaux en rivière, ne toucher au fond du lit qu'avec beaucoup de réserve, et rejeter les dérivations et les coupures, toutes les fois qu'elles ne sont

pas

commandées par des circonstances impérieuses et insurmontables. Je ne me suis cependant engagé dans cette voie que sur d'imposantes autorités.

Contre l'opinion attribuée à Brindley (2), que les rivières ne doivent servir qu'à l'alimentation des canaux artificiels, M. Deschamps, inspecteur général des ponts et chaussées, soutient, par d'excellentes raisons, qu'on ne doit recourir aux canaux dus entièrement à l'art, que lorsque, après le plus mûr examen, il a été bien constaté qu'on ne peut s'en passer. « Si l'on veut, dit-il,

(1) II importe surtout à la Belgique de perfectionner au plus tôt la navigation de la Meuse jusqu'à la prise d'eau du canal de Bois-le-Duc. Au-dessous de Maestricht, de grandes améliorations devront sans doute être apportées au régime des eaux ; mais ce n'est plus dans le même but, le cours de la Meuse étant nécessairement acquis à nos exploitants jusqu'à Venloo et au delà, par les difficultés qu'y rencontre la navigation. Quand les eaux sont basses en Belgique, elles le sont aussi en Hollande, et les bateaux hollandais n'ont alors aucun avantage sur les bateaux belges. J'ai ouï dire à des bateliers qu'ils avaient vu plus d'une fois vingt-deux pouces d'eau (0,60) du côté de Grave, à dix lieues au-dessous de Venloo. A partir de Maestricht, l'entretien des rives, poursuivi avec constance, forcera la Meuse à régulariser son régime, à creuser son chenal, et, vu le volume de ses eaux, à prendre partout une profondeur suffisante.

(2) Brindley, ingénieur anglais, s'est illustré par la construction du canal du duc de Bridgewater, et par d'autres travaux également remarquables. On prétend qu'un membre du parlement d'Angleterre, à l'occasion d'un projet de canal que Brindley soutenait avec chaleur, demanda à cet ingénieur pourquoi il pensait que la Providence eût fait les rivières : « La Providence, répondit Brindley, les a faites pour alimenter les canaux. » — navigables, etc.; par HUERNE DE POMMEUSE. Paris, 1822.

Des canaux

réunir entre elles deux rivières coulant dans des bassins opposés, il est incontestable que ce que l'on appelle un canal à point de partage, alimenté par des eaux supérieures assez abondantes, est le seul moyen de se procurer la communication cherchée (1); il se peut que, par suite des circonstances de localité, on soit conduit à prolonger dans les vallées de part et d'autre, cette navigation artificielle; mais il existe sur ces rivières un point à partir duquel il y a plus d'avantage à employer leur cours naturel, en y appliquant des travaux convenables, que de recourir à l'ouverture d'un canal d'art. Dans l'emploi de ce dernier parti, auquel on peut appliquer le terme nouveau de canalisation, on doit, autant que possible, éviter les dérivations partielles, et même les supprimer entièrement, à moins de cas tout particuliers de localité ou de destination (2). »

>> Nous rappellerons à ce sujet, ajoute-t-il plus loin, les réflexions judicieuses que l'inspecteur général Bertrand (3), si distingué par son talent d'observation, a consignées dans son écrit sur la navigation fluviale..... Nous partageons entièrement son opinion sur la convenance de ne point ouvrir de canaux latéraux ni de dérivations à côté des rivières, à moins qu'il ne soit très rigoureusement prouvé qu'on ne peut faire autrement. Effectivement, la possibilité une fois admise de les contenir entre des berges suffisamment solides et assez élevées pour que, hors les cas très passagers de grandes crues et de débordements, les eaux puissent y prendre un cours plus régulier, sans que la vitesse naturelle en soit accrue, et qu'il n'y ait plus, pour y assurer la navigation la mieux appropriée aux besoins du commerce, qu'à se procurer une plus grande hauteur d'eau sur quelques points seulement, où pourrait-on reconnaître la nécessité d'ouvrir des canaux latéraux (4)?

» Dans le système de canalisation, au lieu de soulever les réclamations des propriétaires dont les terrains sont incontestablement les plus précieux de la contrée (5), on répare d'abord l'effet des érosions causées par l'abandon où la

(1) La dépense pour les canaux en France est de fr. 80 à 120, par mètre courant; celle du canal calédonien, en Écosse, s'est élevée à fr. 617, par mètre, et dans un projet récent, en France, cette même dépense est évaluée à fr. 1,200, et même à fr. 1,600. Histoire des travaux et de l'aménagement des eaux du canal calédonien; par STÉPHANE FLACHAT. Paris, 1828. (2) Recherches et considérations sur les canaux et les rivières en général, etc.; par CLAUDE DESCHAMPS, inspecteur-général des ponts et chaussées. Paris, 1834.

(3) Les inspecteurs-généraux Trézaguet et Bertrand, convaincus des avantages que les fleuves et les rivières ont sur les canaux, tant sous le rapport de l'économie que pour la facilité de la navigation, projetèrent, l'un en 1772, sur la demande de l'intendant Turgot, des travaux pour la Charente, l'autre en 1791, un système d'amélioration pour le Doubs.

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(4) « Il est difficile de croire que le minimum de 1,50 de mouillage, qui permettra à des bateaux de 7,70 de largeur et de 37,25 de longueur, de porter en tout temps 300 tonneaux, ne pût être considéré comme une amélioration de la plus haute importance pour la Seine. et c'est une question qui mérite au moins d'être examinée très attentivement, en comparant les avantages d'une augmentation de ce mouillage avec l'accroissement qu'il entraînerait dans la dépense des travaux. » Ibid., pag. 52, note.

(5) « A supposer que l'état des propriétés riveraines ne soit pas affecté par les infiltrations

rivière a été laissée depuis plus ou moins de temps, en la contenant par des digues partout où il en est besoin, et en veillant soigneusement par la suite à la conservation de ces ouvrages de défense.

>> Tous les affluents restent ainsi en communication directe avec la voie principale, et on peut remonter ceux qui en sont susceptibles jusqu'à une plus ou moins grande distance dans l'intérieur.

>> Si les eaux que l'on est conduit à soutenir réduisent la chute de quelques usines établies sur ces affluents, on s'étudie à disposer les choses de manière que ces réductions soient les moindres possibles, on peut même quelquefois les éviter; les indemnités à payer pour cet objet ne peuvent s'élever qu'à des sommes peu considérables, surtout si l'on admet en compensation l'amélioration des usines déjà existantes sur la rivière principale, et l'avantage d'en créer de nouvelles d'une puissance supérieure à celles qu'on aurait modifiées.

>> En un mot, nous ne pensons pas que de tous les moyens d'établir une voie fluviale qui, pour le dire en passant, peut très bien desservir la navigation des canaux artificiels avec un mouillage inférieur de 0,30 à celui des mêmes canaux (1), il y en ait de plus simple et de plus naturel, puisque la plupart du temps on peut y faire concourir des établissements tout formés.

>> Relativement aux canaux entièrement d'art ou latéraux, nous ne saurions trop le répéter, on ne doit y avoir recours que dans le cas de la plus absolue nécessité; comment, en effet, ne pas envisager sans crainte des conséquences comme celles qu'entraîne inévitablement l'ouverture d'un canal à côté d'une grande rivière?

» De s'exposer dans son établissement, à toutes les difficultés qu'impose l'obligation de le placer quelquefois dans le lit actuel, au pied de coteaux abrupts et composés de matières fluentes, de l'y soutenir par des digues plus ou moins longues, d'une construction et d'un entretien toujours difficile et dispendieux;

>> De

passer

d'une rive à l'autre, sur des ponts-canaux de grandes dimensions, sans pouvoir, dans certains cas, échapper à la submersion produite par des crues élevées qui charrient un limon épais;

>> De construire, sur tous les affluents, ces aqueducs qu'entraîne la nécessité

et les inondations, le tracé d'un canal latéral, placé alternativement sur les deux rives de la Seine, laissant entre sa digue et la rivière, des bandes de terre, des villages, dont les communications seront interceptées, et de grandes superficies, lorsqu'il y aura raccourci, isolera et morcellera de riches propriétés, qu'il grèvera de nouvelles servitudes. Telle propriété réduite à une petite lisière, entre le canal et la Seine, subira une dépréciation considérable, et l'on ne saurait dire que ce dommage sera compensé par les avantages futurs d'une grande navigation; car, sous ce rapport, la navigation actuelle a déjà porté ces propriétés au maximum de leur valeur. » Mémoire sur l'établissement, etc.; par FRIMOT, pag. 42 et 43. (1) Cette observation importante n'est pas sans application pour la Meuse; elle ne l'est pas non plus pour ses affluents.

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