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DU RAPPORT DU 23 DÉCEMBRE 1839.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Conformément à la loi du 31 décembre 1838, l'État doit, à partir du 1er janvier 1840, reprendre l'administration de la Meuse, et vous avez jugé qu'il fallait que cette reprise fût précédée d'un rapport général sur la situation du fleuve. Chargé de ce travail par votre arrêté du 11 août dernier, je me suis appliqué à répondre à vos vues en relevant minutieusement les faits, quant au fleuve en lui-même, aux travaux exécutés ou conçus, aux péages imposés à différentes époques, en un mot eu égard à tout ce qui semble devoir donner une idée exacte des facilités ou des entraves qu'a successivement rencontrées la navigation. Je vais tâcher, Monsieur le Ministre, de resserrer en peu de pages ceux de ces faits qui constituent par leur ensemble l'état actuel d'une voie de communication du plus grand intérêt pour trois provinces et pour le pays

tout entier.

DESCRIPTION DE LA MEUSE.

La Meuse prend sa source dans le département de la Haute-Marne, à sept lieues de Langres et à une lieue de Montigny; son élévation au-dessus du niveau de la mer est de 456 mèt. Formée de deux ruisseaux qui, coulant à travers les vallées de Récourt et d'Avrécourt, joignent leurs eaux à Fort-Fillières, elle ne prend son nom qu'auprès du village de Meuse, et ne commence à être navigable qu'à Verdun, après avoir reçu divers affluents, le Mouzon à Neufchâteau (1), le Vair au-dessus de Vaucouleurs, le Deuil au-dessous, et le Méholle à Void. Jusque-là, dans un espace de 175,000 mèt., le manque d'eau s'oppose à une navigation régulière de nombreuses usines en détournent abondamment pour leur usage; aux environs de Neufchâteau, à Bazoilles, elle se perd et disparaît durant près de six mois de l'année, par les infiltrations du sol, pour ne se remontrer qu'à Noncourt, à une lieue et demie plus loin; et de Domremy à Verdun, elle s'éparpille, pour ainsi dire, par la multiplicité des bras et des sinuosités de son cours. Les gués et les pertuis naturels

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(1) On traverse la Meuse près de Neufchâteau, sur un pont très ancien et très étroit, II y en a un fort beau à Pagny.

offrent des chutes où souvent les bateaux se brisent à la descente, et qui rendent la remonte impossible. La largeur du fleuve est, dans cet espace, de 25 à 50 mèt., selon les lieux. Sa pente générale, qui est de 0,00151674, sort des limites dans lesquelles un cours d'eau est navigable.

Une partie si défectueuse, si impropre à la navigation, devait donner lieu à plus d'un projet.

Le plus ancien paraît être celui du Maréchal de Vauban, qui regardait comme facile de réunir la Meuse à la Moselle, par un canal de Pagny à Toul (1).

En 1720, De Bavilliers, ingénieur, proposa sa jonction à la Saône par le Vair; mais cette proposition ne fut point accueillie.

En 1738, un sieur Bresson demanda la même jonction, en partant d'un point encore plus élevé, de Neufchâteau par le Mouzon, et ne fut pas plus heureux.

En 1731, le roi Stanislas, malgré le crédit dont il jouissait à la cour de Louis XV, échoua dans ce même projet, par les intrigues d'une corporation puissante qui en fit suspendre l'exécution.

En 1783, dans un ensemble de propositions très vastes, relatives à la Meuse, se trouvait comprise sa canalisation depuis Verdun jusqu'au confluent du Vair.

Enfin, aujourd'hui encore, l'administration des ponts et chaussées prépare des études dans le but de joindre le bassin de la Meuse à celui du Rhône, au moyen d'une canalisation depuis Verdun jusqu'au village de Pagny et au delà.

A Verdun, où le volume d'eau est d'environ 16 mèt. cubes, la Meuse porte déjà des bateaux de 45 mèt. de long sur 5,50 de large, ayant un tirant d'eau de 1m,20. En amont de cette ville, on ne rencontre que de petits bateaux connus sous le nom de bateaux de Verdun. De plus grands descendent parfois quand les eaux sont hautes, mais ils ne remontent jamais. Un pont, des murs d'eau, un port, quelques ouvrages d'entretien, quelques revêtements sur les rives, indiquent déjà l'importance que prend le fleuve et l'attention protectrice que, dès ce point, mérite le batelage.

Ce n'est toutefois qu'à Sedan qu'une véritable navigation s'établit ; les eaux de la Meuse, grossies par celles du Chiers, ont un volume d'environ 20 mèt. cubes (2), et les conditious de leur cours sont dès-lors à peu près les mêmes qu'en Belgique. Depuis Verdun, dans un parcours de 68,000 mèt., aucun genre d'amélioration n'a été réalisé ni même projeté; mais à Sedan, il existe un canal passant par les fossés de la place et qui a pour effet de couper un coude long et dangereux. Projeté en 1788, commencé en 1789, bientôt inter

(1) « La Meuse, disent les Mémoires du Maréchal de Vauban, portait naturellement bateaux, en 1659, jusqu'à St-Mihiel, et, quand les eaux étaient bonnes, ils la remontaient jusqu'à Commercy, qui est à trois lieues de Pagny. » On peut induire de là combien, par le défaut de soin, s'altère rapidement le régime d'un fleuve, et ce qu'il faut de travaux et de persévérance pour lutter victorieusement contre les causes sans cesse renaissantes de déviation, d'attérissements, etc.

(2) Les évaluations du volume d'eau, de la vitesse moyenne, etc., se rapportent à l'étiage.

rompu par les événements politiques, ce canal, qui a 577 mèt. de long, a été repris en 1806 et achevé en 1810. Une écluse, placée à son extrémité d'aval, rachète une chute de 1o,41; à l'extrémité d'amont est une porte de garde (1).

A partir de cette ville, la Meuse devient d'une importance extrême pour nos relations commerciales.

En la quittant, elle passe successivement à Donchery, au-dessous duquel elle reçoit le Bar et le canal des Ardennes, qui la réunit à l'Aisne, et par l'Aisne à l'Oise et à la Seine (2); à Mézières, au confluent du Vence, un peu au-dessus de celui du Sermonne; à Charleville; à Monthermé, au confluent de la Semoy; à Revin; à Fumay, un peu avant de recevoir le Viroin; à Han et à Givet, où la Blanche, en amont de la ville, l'Heuille, dans la ville même, viennent y jeter leurs eaux. A près de 3,000 mèt. au-dessous de Givet, le ruisseau de Jaspe forme la séparation de la France et de la Belgique.

De Sedan au pont de Jaspe, le développement de la Meuse est de 141,000 m.; sa largeur est de 60 à 100 mèt., et sa pente générale de 0m,00039.

Les difficultés de son cours dans cette longue étendue devaient provoquer des projets d'amélioration, et quoiqu'il y en ait eu, on peut s'étonner qu'il y en ait eu si peu.

En 1783, il en parut un qui indiquait les perfectionnements réclamés par la navigation depuis Verdun jusqu'à Givet; mais il n'eut aucune suite.

à

Il en fut de même d'un mémoire publié en 1794, par M. Lecreulx, officier du génie, et ce n'est que dans ces dernières années qu'on a songé sérieusement à mettre la main à l'œuvre; mais aussi les études profondes qui ont été faites viennent d'être couronnées d'un plein succès par l'adoption du projet des ingénieurs des ponts et chaussées. Au moyen des travaux actuellement même en voie d'exécution, une navigation permanente est désormais assurée jusqu'à notre frontière, tandis que précédemment, périlleuse en toute saison, elle était peu près interrompue dans les mois de juin, de juillet, d'août et de septembre. Une loi de 1837 affecte 7,500,000 fr. à ces travaux, dont le but est d'abréger le temps et les frais de la navigation, de la rendre praticable à l'époque des plus basses eaux, et de faire disparaître les dangers auxquels elle était exposée en tout temps. On y est parvenu par des dérivations, par des barrages, par des chenaux avec digues submersibles, et en enlevant du fond de la rivière les roches qui gênaient toujours la marche des bateaux et quelquefois les brisaient. Ainsi, une dérivation à Villette, en aval de Sedan, par une longueur de 1,700 mèt., remplace un détour de 8,000 mèt. ; celle de Mézières, confiée au génie militaire de la place, supprime par 600 mèt. un détour de 6,000 mèt. celle de Revin, de 560 mèt., dont 213 mèt. en canal souterrain creusé dans le

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(1) Sedan a un beau pont sur la Meuse : la pierre dont il est construit a été prise dans la ville même et à ses portes.

(2) Louvois avait eu le projet de joindre l'Aisne à la Meuse par un canal qui devait prendre ce fleuve au-dessus de Stenay, traverser la rivière de Bar par le Chêne et se jeter dans l'Aisne au-dessus de Vouziers; mais ce projet s'évanouit à la mort du ministre qui l'avait conçu.

roc,

rachète 5,000 mèt. de détour; d'autres dérivations, celles de Mont-Cy, de Dame-de-Meuse et de St-Joseph, ont surtout pour effet de suppléer à un mauvais fond, et celle de Han, en amont de Givet, la plus considérable de toutes, a 2,000 mèt., avec souterrain de 500 mèt. dans le roc.

Les quatre dérivations de Villette, de Mézières, de Revin et de Han, suppriment à elles seules 30,000 mèt. de détours.

Les chenaux, en rétrécissant le cours du fleuve, maintiennent les eaux à une plus grande hauteur. Tels sont ceux de Dom-le-Mesnil, de Monthermé et de St-Louis, en aval de Monthermé. Ils sont tous calculés pour qu'il y ait constamment et partout 1 mèt. d'eau à l'étiage, avec une vitesse de 1 mèt. par seconde.

Les frais sont également atténués par la diminution du développement de la ligne navigable. Les deux coupures de Donchery et de Mézières suppriment 3 fr. de péage par bateau.

Par suite des améliorations effectuées dans ce parcours d'environ 29 lieues de 5,000 mèt., le chemin de halage est tenu partout à 3 mèt. ou 3,50 audessus des basses eaux, et sa largeur, de 4 mèt. en déblai, est de 5 mèt. en remblai. Sa conservation est garantie par de forts pérés, d'une construction solide et à l'épreuve des eaux. Tels sont ceux de Monthermé, d'Haibes, en aval de Fumay, et autres déjà faits ou dont l'exécution est décidée sur tout le cours du fleuve.

Jusqu'à ces derniers temps, les ouvrages sur la Haute-Meuse se bornaient aux ponts, aux quais, aux ports de Mézières, de Charleville et de Givet, et à quelques pérés pour soutenir le chemin de halage. Il y a deux ans à peine qu'un pont suspendu, en fer, a été construit à Monthermé, aux frais de la commune, et c'est seulement depuis les grands travaux entrepris par l'État, que d'autres communes montrent le desir de remplacer leurs bacs par des passerelles.

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Entrée en Belgique au pont de Jaspe, commune d'Agimont, la Meuse reçoit l'Hermeton auprès d'Hastières-Lavaux; la Lesse, au pont St-Jean à Anseremme, en amont de Dinant, qu'elle laisse sur sa rive droite; le Molignée, à Warnant; le Burnot, à Rivière; le Bocq, à Yvoir, et la Sambre à Namur, qu'elle laisse sur sa rive gauche. Dans cette longueur de 49,000 mèt., la largeur varie de 80 à 120 mèt., la vitesse moyenne est de 0,75, et la pente générale de 0,00031. A partir du pont de Jaspe on ne trouve plus aucune trace de travaux d'amélioration, et, à compter de cette limite, le fleuve est encore ce que naguère il était en France, d'un parcours très difficile pour les bateaux de grande dimension. Un pont (1), des murs de quai, deux ports à Dinant; un port en amont de cette ville, à Froidvau; le pont (2), les quais, les quais, le port, à Namur; le port à Jambe, en aval de cette dernière ville; des pérés et des

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(1) Le pont de Dinant a été construit en 1080 et réparé à diverses époques.

(2) Le pont de Namur date du onzième siècle; comme celui de Dinant, il a été plusieurs fois réparé et restauré. Le 21 juillet 1760, le magistrat de la ville ordonne que des réparations soient faites au Pont-de-Meuse, et qu'un bac soit provisoirement établi pour le passage du public.

réparations partielles au chemin de halage: tels sont les ouvrages dus au zèle de la province et des communes. Leurs ressources ne leur ont pas permis de faire plus; aussi la navigation éprouve-t-elle de graves contrariétés dans cette partie de la Meuse. A la vérité, elle n'y est jamais entièrement interrompue, mais pendant quatre mois, très souvent pendant cinq, en juin, juillet, août, septembre et octobre, elle a de nombreux obstacles à surmonter et de longs retards à subir, de Givet à Dinant et de Dinant à Namur, où le manque d'eau met à nu les barrages naturels de gravier ou de roc, et multiplie les gués et les courants. Il y a presque nécessité, à cette époque de l'année, de renoncer à l'usage des grands bateaux, qui ne naviguent plus alors que très péniblement, même avec de faibles charges, et de recourir à l'emploi de petits bateaux plats, d'une construction légère, insuffisants pour les besoins du commerce. C'est malheureusement au nôtre que cet état de choses est le plus préjudiciable, c'est à nos diverses exploitations, à notre batelage, qu'il se fait le plus rigoureusement sentir, et les entraves sont pour nous d'autant plus défavorables, que les quatre cinquièmes des transports entre Givet et Namur, se font en

remonte.

La Meuse, en Belgique comme en France, à cause de sa pente inégalement répartie, se compose de biefs ou bassins dans lesquels l'eau, souvent très profonde, présente à la navigation une grande facilité, et de barres en gravier ou en roc, à peine recouvertes d'un courant rapide. Ainsi, en face des premières maisons d'Agimont, au-dessous du pont de Jaspe, le chenal navigable est d'une assez bonne profondeur; mais il n'a guère que la largeur de deux bateaux, et, à la première île, il devient périlleux par les pierres dont il est encombré; après s'être élargi jusqu'à l'île d'Hermeton, il se resserre entre deux bancs de gravier, où il augmente de vitesse, puis s'ouvre davantage jusqu'à la seconde île, en aval de laquelle le gravier vient de nouveau le rétrécir. Au-dessous du confluent de l'Hermeton, est encore un courant assez fort, où les bateliers, dans des temps déjà anciens, ont construit un barrage isolé qui ne maintient l'eau que très imparfaitement, il est vrai, mais à l'aide duquel il y a néanmoins 0,80 et 0,85 de hauteur d'eau dans le chenal navigable. De même, en amont d'Hastières-Lavaux, un faux bras a été barré par un bateau rempli de pierres que les bateliers ont submergé en cet endroit.

A la suite d'un long et beau bief, on arrive au courant de Ranle, en amont de Waulsort; là, le chenal est étroit, mais l'eau est profonde, et c'est surtout aux roches sur lesquelles elle coule qu'est dû le courant. On en rencontre bientôt un autre, vis-à-vis du château de Waulsort; un peu au-dessous, le chenal navigable, creusé sous le gouvernement français à 1 mèt. de profondeur, sur une longueur d'environ 500 mèt., s'est conservé jusqu'à cette heure en bon état.

De Waulsort au château de Freyr s'étend un magnifique bassin où l'eau a 4 et 5 mèt., et qui se termine à la pointe de l'île Moniat en un courant rapide causé par les roches dont le fond de la rivière est garni; la hauteur d'eau y est de 1 mèt., 1m,50, 1m,70 : il suffirait d'ôter les roches pour avoir 2 mèt. et plus.

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