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Mai 1802. de la jeunesse revient sous le toit paternel abattu, se traînant à peine : que de larmes répandues alors! que de regrets! Mais à ces regrets succède une noble fierté. Les égards respectueux de tout ce qui l'environne adoucissent les maux du guerrier, et le sang qu'il a versé sur le champ de bataille produit du moins une gloire assurée.

« Le sort des hommes publics est quelquefois plus terrible. Si nous opposons, à ce tableau d'un guerrier mutilé, le tableau d'une victime politique; si nous interrogeons la liste sanglante, si nous invoquons l'ombre d'un magistrat ou d'un législateur victime de la multitude ou de la tyrannie, quelle scène affreuse s'ouvre devant nous!... Le magistrat périt!... Aura-t-il du moins un tombeau? Non, citoyens! pour lui point de tombeau, point d'honneurs, point de pompe funèbre... Ses membres déchirés, exécrables trophées d'une foule en délire, sont portés en triomphe jusque sur le seuil de sa demeure. Ses amis osent à peine et en silence plaindre son sort; ils fuient devant ses restes... Il a trahi le peuple! s'écrie-t-on de tous côtés, il a trahi le peuple! et sa mémoire flétrie n'est pour sa famille que le présage d'une ruine prochaine.

Plus loin, voyez cette multitude qui couvre la place publique. Un empressement joyeux semble à peine l'agiter; tranquille, elle paraît célébrer une fête; elle se presse autour d'un char qui roule lentement au milieu d'elle... C'est un char funèbre! il porte à l'échafaud ce législateur dont les tyrans redoutaient le courage. Le législateur, victime, au front calme,

contemple cette foule qui peut-être lui prodigua jadis Mai 1802. tant d'acclamations bruyantes; il cherche quelque consolation dans les regards de ses concitoyens ; il espère y lire au moins une indignation cachée contre les tyrans; vain espoir!... Il a trahi le peuple! s'écrie-t-on de tous côtés, il a trahi le peuple! et tous les yeux se détournent de lui avec horreur; il ne voit point l'instrument du supplice levé sur sa tête. Son âme tout entière souffre de l'ingratitude publique, et le terme fatal arrive sans consolation pour lui, sans espoir pour les enfants qu'il a laissés sans appui, privés d'honneur, à la merci des tyrans.

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Et comme l'assemblée législative frémissait en entendant cette énumération, déclamatoire sans doute, mais saisissante par les événements qu'elle rappelait, Lucien Bonaparte reprit en ces termes :

N'arrêtons pas davantage nos regards sur ces tristes tableaux, qui retracent à chacun de nous tant de noms honorables et tant de souvenirs douloureux. Cette esquisse rapide suffit sans doute pour rappeler à tous que, dans les temps de révolution, la carrière politique est une lice où se livre un combat perpétuel.

« Dans l'intervalle des révolutions, ce combat cesse : mais alors la carrière publique est remplie de ces longs travaux qui maintiennent les sociétés, les instruisent, les honorent, et conservent au milieu d'elles le bienfait des lumières et des lois; de même qu'après

la

guerre l'armée se livre à des services moins brillants, moins périlleux, mais non moins utiles.

<< Il fallait suppléer au silence de la constitution,

Mai 1802. et récompenser les services civils: c'est ce que le projet propose... La Légion d'honneur établit un centre d'unité entre les citoyens qui remplissent les emplois civils et militaires; elle atteindra ainsi un but très-utile. En effet, chacun des divers états de la société prétend avoir des droits de prééminence à la reconnaissance publique ces prétentions rivales nourrissent des jalousies secrètes, forment un esprit de corps souvent funeste. La Légion d'honneur tend à détruire cet esprit de corps et ces prétentions rivales: elle réunit les magistrats, les militaires, les administrateurs, les artistes, les savants. Revêtus de la même. distinction, on verra s'établir entre eux une sorte d'égalité fraternelle... Les récompenses militaires et civiles nous paraissent organisées, dans la Légion d'honneur, d'une manière digne de la grandeur de la nation, et conforme aux lois fondamentales de la république.»

Le tribun Savoye-Rollin

avec énergie

institution.

Le tribunat, quoique mutilé, n'était pas encore combat effacé des institutions à ce point qu'aucune voix ne la nouvelle protestât contre la tentative du gouvernement. SavoyeRollin prit la parole, et s'attacha énergiquement à combattre la création de la nouvelle chevalerie: «< Citoyens, dit-il après avoir rappelé les épreuves de la période révolutionnaire, ce n'est qu'après douze ans d'effroyables maux, mais dans la cause la plus sainte et la plus juste, que la république a vaincu; que guidée par un de ces hommes rares sans lesquels les révolutions ne s'achèvent pas, elle peut enfin recueillir au sein de la paix des fruits qui lui ont coûté si cher. Risquera-t-elle imprudemment de les perdre, en ad

mettant parmi ses pouvoirs constitués un corps qui Mai 1802. recèle tous les germes de l'inégalité des conditions?

« La Légion d'honneur, en effet, ne manque d'aucun des éléments qui ont fondé, parmi tous les peuples, la noblesse héréditaire; on y trouve des attributions particulières, des pouvoirs, des honneurs, des titres, et des revenus fixes. Il faut même remarquer que nulle part la noblesse n'a commencé avec autant d'avantages. Ainsi, dans les cabanes de Rome naissante, la prééminence accordée à quelques vieillards créa les patriciens; et leurs descendants, quoique dénués de titres et de marques extérieures d'honneur, formèrent le premier corps de la république. Ainsi, au milieu des camps des barbares, les fiefs furent d'abord des chevaux de bataille et des armes; les dignités de ducs et de comtes furent précaires comme les récompenses; mais les unes et les autres augmentèrent successivement de valeur; de temporaires elles devinrent à vie, puis enfin devinrent transmissibles, et opprimèrent l'Europe pendant huit siècles.

Se reposerait-on sur nos lumières acquises pour arrêter la nouvelle institution dans ses progrès? Considérez l'Europe entière encore couverte de ces mêmes préjugés qui ont eu pour berceau les vastes forêts de la Germanie; examinez nos mœurs, nos opinions, nos lois encore teintes de celles de nos ancêtres. Les lumières s'étendent, les arts se perfectionnent, les connaissances se multiplient, mais le cœur humain ne change pas. Que les mêmes circonstances se représentent, il retombe dans les mêmes erreurs, il

Mai 1802. éprouve les mêmes penchants... » Ici l'orateur rappelait ce qui s'était passé aux États-Unis à l'occasion de l'ordre de Cincinnatus, puis il poursuivait en ces termes : « Si un peuple simple, mais fier, qui n'a jamais eu la superstition des autres pour des distinctions qui l'humilieraient dans ses droits, a secoué si difficilement le joug que voulaient lui imposer ses libérateurs, que n'avez-vous pas à craindre d'un autre peuple qui, habitué de longue main à l'inégalité des rangs, les verrait renaître sans surprise? La noblesse n'existe nullement dans les titres qu'elle s'est forgés, elle vit tout entière dans l'opinion de ceux qui veulent y croire; d'où je conclus qu'il est assez indifférent que la Légion d'honneur ne promette pas des distinctions héréditaires, si l'on remarque dans les esprits une tendance générale à les admettre...

« Pour juger sainement de ce qu'on doit penser des tentatives faites pour instituer ces espèces d'ordre de chevalerie, il faut dire un mot de leur origine. On en découvre la trace à peu près à cette époque où les barbares qui avaient renversé l'empire romain cherchèrent, par un mouvement général et presque simultané, à sortir de leur état d'ignorance et de la servitude de l'anarchie : alors se formèrent ces associations ou plutôt ces confréries d'hommes entreprenants, mais généreux, qui, dans l'absence des lois, mirent leur honneur à punir l'injustice et à protéger la faiblesse. Ils se firent les réparateurs de tous les torts; ils remplirent les forêts du bruit de leurs exploits, et se montrèrent réellement utiles tant que les peuples demeurèrent plongés dans le chaos des lois féodales. Toutes

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