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Mai 1802. France, sans marine et sans colonies? La question de l'esclavage ne se rattachait que trop à la prospérité matérielle de ces possessions lointaines. L'émancipation des noirs, œuvre de Brissot et de Grégoire, avait admirablement servi les intérêts de la Grande-Bretatagne. L'île de Saint-Domingue, la reine des Antilles, avait été, durant plusieurs années, livrée aux massacres et à l'incendie; parmi les colonies qui nous restaient encore au commencement de la république, quelques-unes subirent le sort de Saint-Domingue; les autres se donnèrent à l'Angleterre. A la paix d'Amiens, elles nous furent rendues; mais Saint-Domingue était encore la proie des noirs, et la perte de cette île immense était, pour nos ports de l'Océan, une cause permanente de décadence et de misère. Bonaparte considérait comme un devoir, pour le chef de la France, de replacer sous notre domination cette grande colonie; sa politique lui faisait d'ailleurs considérer comme une détermination utile une expédition à laquelle prendraient part les débris des vieilles armées républicaines. Que la victoire fût ou non fidèle à nos drapeaux, les armements dirigés contre SaintDomingue auraient au moins pour résultat de faire diversion aux habitudes par trop démocratiques des soldats de Rhin-et-Moselle et de Sambre-et-Meuse. Qu'ils allassent reconquérir Saint-Domingue ou mourir à l'œuvre, la France pouvait y trouver son compte, et, à coup sûr, le despotisme n'y perdrait rien.

L'île de
Saint-

Saint-Domingue, qui, de nos jours, a repris son Domingue. vieux nom d'Haïti, est une île traversée de l'orient à l'occident, par de longues chaînes de montagnes :

son territoire se hérisse de rochers; des ravins pro- Janv. 1802. fonds le sillonnent dans tous les sens; c'est un sol volcanique, à demi recouvert de pics noircis ou calcinés, au pied desquels s'étendent, resserrées dans un étroit espace, des vallées riantes et d'une fertilité merveilleuse; au fond de cratères refroidis à la surface bouillonnent des feux invisibles; la terre y est sujette à des tremblements; d'affreux ouragans se déchaînent à des intervalles rapprochés; avec les divers aspects du climat, on voit changer les vents de terre et de mer souvent, tandis que la tempête mugit sur une moitié de l'île, l'autre moitié jouit d'une tranquillité profonde, comme si elle était soumise à des conditions différentes; les vents se reposent-ils, les plaines sont presque inhabitables, et l'homme n'y respire qu'un air malsain et brûlant. Là, toutes les saisons semblent confondues: les ardeurs du tropique sont à peine amorties par la durée des orages; l'hiver et l'été se succèdent en quelques jours; et ces alternatives, qui font mûrir les fruits à côté des fleurs, portent à la santé des Européens les plus graves atteintes, lorsque, pour la première fois, ils osent dresser leur tente sous ce ciel à la fois splendide et redouté.

Peu d'années avant la révolution, Saint-Domingue appartenait par moitié à la France et à l'Espagne : cette île jouissait d'une prospérité matérielle immense, mais l'esclavage en était la source impure et criminelle. La population se composait alors de trente-cinq mille blancs, hommes libres, vivant au milieu de RÉVOL. FRANÇ. -CONSULAT. II.

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Janv. 1802. trente mille hommes de couleur ou affranchis, et de cinq cent mille esclaves.

Notre plume a retracé ailleurs les scènes à jamais désastreuses qui signalèrent la brusque émancipation de ces multitudes; l'insurrection africaine se développa comme un ouragan de feu et de meurtre, d'une extrémité de l'île à l'autre. En proie à ses propres dissensions, la mère patrie ne put opposer à de telles calamités que des barrières impuissantes ou tardives. L'Angleterre essaya de profiter de cette situation cruelle; elle voulut s'emparer de Saint-Domingue, mais elle y perdit une armée. Quand la ruine des plantations, quand la destruction, la fuite ou le massacre des blancs eurent laissé l'île en proie aux noirs et aux mulâtres, ces deux races, presque également sauvages, demeurèrent ennemies, et le sang ne cessa guère de couler. Parmi les hommes dont ces tristes luttes mettaient en évidence le courage ou l'audace, l'histoire retiendra les noms de Rigaud, de Beauvais, de Besse, de Pétion, hommes de couleur, et surtout celui du nègre Toussaint-Louverture.

Toussaint- C'était le Spartacus des noirs; il était né esclave, Louverture. mais dans cette condition misérable il avait illuminé

son intelligence par la réflexion, et, à force d'aimer la liberté, il s'était préparé à en jouir. Durant les années qui suivirent l'émancipation des nègres de SaintDomingue, on le vit à l'œuvre; on admira l'influence dont il s'était peu à peu trouvé investi par sa capacité et son énergie. En l'an IV, le général Rochambeau lui avait confié le commandement d'une division

française l'année suivante, il avait enlevé aux An- Janv. 1802. glais toute la portion occidentale de l'île; et le directoire l'avait félicité, au nom de la république, de son dévouement et de ses services. Toussaint-Louverture s'inquiétait peu de cette reconnaissance stérile; les droits de la France le touchaient peu : son unique désir était d'assurer l'indépendance de Saint-Domingue vis-à-vis de la métropole, et de soumettre cette île à un gouvernement national, dont il serait le chef. Pour venir à bout de cette entreprise, il fallait autant de ruse que de hardiesse; et Toussaint possédait l'art d'une dissimulation profonde. La pratique de l'esclavage l'avait habitué à ramper comme un serpent pour atteindre son but. Comme les autres chefs de l'île, et particulièrement le mulâtre Rigaud, se faisaient haïr par leurs cruautés tyranniques, Toussaint affectait la modération et la justice; peut-être même son âme s'ouvrait-elle à de nobles instincts. Son propre neveu, le général Moïse, commandant la division du nord, et inspecteur général de la culture, avait, par sa négligence, laissé révolter plusieurs ateliers: ToussaintLouverture le fit fusiller, et cette justice sans pitié étendit au loin sa popularité et son influence.

Le gouvernement de la république ne s'était pas mépris sur les projets de cet homme; mais le directoire avait opposé la dissimulation à la perfidie, l'adresse à la ruse. Aussi la France avait-elle affecté de se confier aux intentions de Toussaint, et, de son côté, le général noir, pour prouver sa bonne foi ou pour mieux cacher ses projets, avait envoyé à Paris ses deux fils, pour y être élevés dans la religion catholique :

Janv. 1802. « S'ils sont bons chrétiens, disait-il, ils seront bons

Ce chef des

noirs étend sa domination

sur

l'île entière.

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soldats, et ils aimeront la patrie.

>> En attendant, il continuait par des voies obliques à se frayer les abords de la souveraineté : les noirs et les mulâtres se courbaient volontairement sous ses ordres.

Dès le milieu de l'an VIII, Rigaud ayant été défait par son heureux compétiteur, et les Anglais ayant entièrement évacué Saint-Domingue, Toussaint-Louverture demeura seul maître de toute la colonie. Pour tromper la France, il continuait à prendre vis-à-vis d'elle l'attitude d'un vassal. Sur ces entrefaites, le 18 brumaire eut lieu; et Bonaparte, qui ne connaissait pas l'astuce profonde de Toussaint, essaya de se servir de lui comme d'un instrument propre à ramener la colonie sous le pouvoir de la métropole. Il le confirma dans son grade de général en chef, et lui envoya une proclamation dans laquelle se trouvaient ces mots, destinés à être inscrits sur les drapeaux de la garde nationale et de l'armée : « Braves noirs, souvenez« vous que le peuple français seul reconnaît votre << liberté et l'égalité de vos droits! » Cependant Toussaint s'occupait de rendre à l'agriculture les bras que la guerre lui avait enlevés; il administrait la colonie avec vigueur et intelligence, et il faisait rédiger pour le peuple haïtien une constitution libre. Cette constitution, adoptée à l'unanimité par l'assemblée générale des représentants du district, le nomma gouverneur et président à vie; et au mois de messidor an IX, l'île de Saint-Domingue fut proclamée indépendante de la France et des autres nations européennes. Quand le colonel du génie, Vincent, présenta pour la première

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