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LIVRE SEPTIÈME.

Etat des esprits

en

Angleterre

et en France.

Le parti de la paix, si puissant à Paris, allait cha- Août 1802. que jour s'affaiblissant en Angleterre : le ministre Addington conservait bien toujours la majorité, mais la popularité s'éloignait de lui. La paix, tardait à tenir ses promesses. Le commerce anglais manquait de débouchés; et, comme les tarifs de la douane française ne lui livraient point nos marchés, il se plaignait déjà de notre ambition et de notre jalousie. Il commençait à être de mode de rabaisser la France. On exaltait encore la gloire du premier consul, on le rangeait au nombre des grands hommes du siècle; mais on insinuait qu'il avait des desseins cachés contre la prospérité et le repos de l'Angleterre Les prétextes ne manquaient pas. Tantôt on nous accusait d'assimiler le Piémont à la France; tantôt on nous montrait disposés à envahir la Suisse surtout on s'indignait de ce que la Hollande subît si tranquillement notre suzeraineté. M. Addington temporisait; il cherchait de son mieux à donner satisfaction aux intérêts anglais sans mécontenter la France, tâche difficile que, malgré son habileté, il ne pouvait terminer à sa gloire.

Sept. 1802. Les torys attaquaient hardiment le cabinet; l'opposition libérale, dirigée par Fox, lui faisait une guerre moins rude; mais enfin, elle contribuait encore à le tourmenter... Seul sur le banc où il était assis, l'ancien ministre Pitt gardait une attitude pleine de réserve, une neutralité dont avec raison les ministres suspectaient la bonne foi. La détermination de Pitt était de laisser user le système de la paix jusqu'au moment, facile à prévoir, d'une rupture inévitable. Ce jour-là, le fils de lord Chatham remonterait aux affaires, et se montrerait fidèle jusqu'au bout au serment d'Annibal.

d'une rupture

En France, on se réjouissait ouvertement de la paix, et tous les éléments de la prospérité publique recevaient un nouveau degré de vitalité et d'énergie. Le premier consul avait sa pensée. Il aimait la paix, pourvu qu'elle ne l'empêchât point de développer la grandeur extérieure de la république, de dominer l'Italie, d'étendre sa tutelle sur la Suisse et sur la Batavie, d'entraîner dans le tourbillon de sa gloire Symptômes l'Espagne, Parme, les États de l'Église. Le traité d'Aprochaine miens, définitif dans la plupart des clauses, laissait néanmoins plusieurs questions en suspens. L'Angleterre devait évacuer l'Égypte en faveur de la Porte, céder Malte, pour ne plus obtenir que Ceylan et la Trinité. C'était encore beaucoup; mais l'orgueil britannique se pliait difficilement à ces conditions. Les motifs d'hésiter ne manquaient pas au cabinet de Londres. Il les puisait, au besoin, dans la politique envahissante de Bonaparte à l'égard de la Suisse et de l'Italie il demandait que de justes indemnités

entre la

l'Angleterre.

fussent accordées au roi de Sardaigne et au prince Sept. 1802. d'Orange. Il était impossible de contester à la France le droit de reconquérir Saint-Domingue; mais l'expédition du général Leclerc (elle commençait à peine) inspirait des inquiétudes, et le gouvernement britannique faisait surveiller de près nos armements maritimes. Surtout on ne pouvait s'entendre au sujet de Malte. Il avait été stipulé que cette île serait restituée à l'Ordre, et placée, en attendant, sous la domination d'une puissance intermédiaire; mais l'examen de cette affaire entraînait des délais, et l'Angleterre, loin de hâter la solution de cette question difficile, multipliait les lenteurs et les obstacles qui devaient lui permettre d'éluder ses engagements, et de garder dans la prévision d'une rupture, une des meilleures positions à l'aide desquelles on puisse commander la Méditerranée. La médiation de la Russie avait été acceptée de part et d'autre sur cette question mais comment terminer dans un bref délai une transaction politique dont les termes devaient être successivement débattus à Paris, à Saint-Pétersbourg et à Londres?

Cependant chaque jour augmentait la masse des griefs, et rendait la paix d'Amiens plus précaire. La polémique des journaux de Londres était vive, et le ministère perdait du terrain. Les Anglais visitaient Paris; ils tenaient à honneur de se faire présenter au premier consul. Ils parcouraient notre pays en observateurs et en touristes, et, à leur retour, ils racontaient ce qu'ils avaient vu. Leurs récits ne faisaient qu'ajouter à la jalousie et aux défiances britanniques.

Griefs réciproques.

Nov. 1802. Cette France qu'ils se représentaient naguère comme un amas de décombres, ils venaient d'en mesurer la grandeur renaissante; ils avaient vu l'ordre rétabli comme par enchantement; à chaque pas ils avaient pu mesurer les progrès de notre industrie, de notre commerce; et la paix leur devenait d'autant plus importune, qu'elle servait au développement rapide de notre prospérité. Insensiblement, le cabinet de Londres était entraîné par le courant des idées; et il entrevoyait, comme une éventualité nécessaire, une prochaine prise d'armes. De son côté, le premier consul, bien qu'il ne fit rien pour calmer les craintes de l'Angleterre, bien qu'il ne cessât de les justifier par sa politique continentale, le premier consul n'en supportait pas moins avec une peine indicible les violences dont il était l'objet de la part de la presse anglaise. L'anarchie révolutionnaire dont il avait délivré la France ne l'avait pas suffisamment initié aux nécessités politiques des pays libres. Il voulait que l'Angleterre imposât silence à ses journaux, qu'elle expulsât les pamphlétaires dont la haine vénale déversait sur sa personne le ridicule ou la calomnie. L'Angleterre opposait sa constitution à ces exigences d'un gouvernement voisin, et les attaques de la presse n'en devenaient que plus vives, puisqu'elles étaient impunies.

Attaques

violentes dans

Journaux et

Bonaparte essaya de combattre ses ennemis par les les mêmes armes; il créa à Paris un bureau d'esprit pudans les blic, pour répondre aux gazetiers d'outre-mer; il fonda un journal, l'Argus, rédigé à Paris en anglais, par un réfugié, M. Goldsmith: cette feuille eut pour

pamphlets.

mission d'attaquer le ministère Addington, et d'exciter Nov. 1802. l'Irlande contre l'Angleterre. Le Moniteur prit une part très-vive à cette lutte d'articles et de notes; il publia fréquemment des attaques acerbes contre les journaux et le ministère de Londres, et cette polémique (circonstance digne d'attention) fut dirigée par Barrère, cet ancien membre du comité de salut public, dont nous avons si souvent mentionné le nom. Le collègue de Robespierre et de Collot d'Herbois s'était mis au service de Bonaparte. Un autre écrivain, plein de verve et de talent, rédigeait en France, sous la surveillance amicale du premier consul, un journal ministériel intitulé le Courrier de Paris et de Londres. Ce journaliste était M. de Montlosier, l'ancien champion du régime féodal. Montlosier et Bertrand Barrère enrôlés sous le drapeau de Bonaparte, c'était là un de ces caprices politiques dont l'histoire des partis nous offre parfois le secret.

Un émigré français retiré à Londres, M. Peltier rédigeait alors, sous le titre de l'Ambigu, un recueil plein de sarcasmes et d'outrages à l'adresse de Bonaparte et de sa cour. Le quatrième numéro dépassa les limites ordinaires de l'injure (1), puisqu'il renferma (1) On y lisait les vers suivants :

Guerriers, ressentez-vous l'outrage
Qui par un Corse vous est fait?...
Guerriers, que le traître subisse
De Tarpeia l'affreux supplice!

Pour ces biens qu'il vous a ravis,

Il a livré le Capitole :

Écrasez-le sous ses débris!

Et cet appel aux patriotes français, qu'on attribuait mensongère

Affaire

Peltier.

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