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Cet écrit, qui eut un grand retentissement littéraire, Jauv. 1802. n'en devint que plus dangereux par les qualités qui le signalèrent à l'engouement de la foule: il fut comme le point de départ des productions d'une école romanesque qui substituait à la littérature dévergondée de Crébillon fils, des œuvres où l'on tendait un piége moins aux sens qu'à l'âme, et dans lesquelles l'amour perdait ce nom significatif pour usurper celui de vertu. Issu de Werther, et produit de l'école germanique, René fut, en morale, ce qu'est l'ombre à côté de la lumière, ce qu'est le doute dans le devoir. La place de cet épisode n'aurait point dû être marquée dans le livre du Génie du christianisme.

Penseur profond, habitué à rendre des oracles du M. de Bonald. haut des nuages, M. de Bonald n'était encore connu que des hommes d'élite; à aucune époque, il ne devait lui être donné d'agir sur le peuple, d'être compris de la foule. En l'an IV, le directoire avait fait mettre au pilon sa Théorie du pouvoir civil et religieux, formule philosophique à l'usage de l'émigration et des prétendants monarchiques; durant la période consulaire, il méditait ses remarquables travaux sur les lois naturelles de l'ordre social et sur la législation primitive. Mais ces travaux si importants, lorsqu'on les juge au point de vue de l'école, n'exerçaient aucune influence immédiate sur le siècle. Nous ne les mentionnons que pour constater les premiers efforts à l'aide desquels la philosophie essayait de se dégager de l'alliage impur du matérialisme.

Ces tentatives étaient encore isolées et sans retentissement; le sceptre des idées n'avait point été arra

Le parti

athée et ses porteenseigne.

Dupuis.

Janv. 1802. ché aux disciples de Locke et de Condillac, et ces apôtres du doute occupaient en maîtres tout le terrain conquis par leurs devanciers. Côte à côte marchaient les porte-enseigne de l'athéisme. Dupuis était en honneur pour avoir, à l'aide d'une science insensée, expliqué l'origine de tous les cultes par l'histoire du ciel matériel; théorie alors populaire, et qui faisait rétrograder l'humanité et l'intelligence jusqu'au Lalande. sabéisme. L'astronome Lalande, son digne émule, venait alors de publier un Dictionnaire des athées, qui n'inspirait aucune horreur à la société, et dans les pages duquel, à la suite des noms de Socrate, de Platon, de Pascal et de Bossuet, l'audacieux écrivain osait inscrire le nom du Sauveur des hommes: étrange blasphème, qui faisait de Dieu l'ennemi de Dieu! Le siècle, fort indulgent, ne voyait dans ce délire qu'un peu de bizarrerie.

La Harpe.

La Harpe touchait aux derniers mois de son existence, mais il avait assez longtemps vécu pour abjurer les égarements de son intelligence et de son orgueil ses enseignements respiraient l'ardeur chrétienne, ils manifestaient le repentir. Ce n'était point le compte de l'école voltairienne, qui n'épargnait aucun sarcasme aux écrivains religieux. Dans le nombre de ceux qui s'attachaient ainsi à flétrir le remords des philosophes, afin d'empêcher qu'il ne devînt contaMorellet. gieux, on citait l'abbé Morellet, pauvre esprit, littérateur sans portée, et qui prouvait, la règle à la main, que M. de Chateaubriand ne connaissait pas la grammaire, et que la Harpe était un monomane. En revanche, dans le domaine de la critique, on remar

quait Geoffroy, le rédacteur célèbre du Journal des Janv. 1802. Débats. Esprit acéré, écrivain mordant, critique sagace, Geoffroy. Geoffroy s'attachait à démolir pierre à pierre le temple de Voltaire, à jeter le mépris et le ridicule à l'idole. Comme ses attaques portaient l'empreinte du savoir et du goût, elles plaisaient à la portion éclairée du public, et un feuilleton de Geoffroy avait parfois la portée d'un événement social. L'opinion émue se partageait en deux camps pour ou contre Zaïre, pour ou contre tel ou tel comédien favori du parterre; et le premier consul, assez indifférent à ces querelles, les aimait cependant, parce que, faisant une diversion aux préoccupations politiques bien autrement difficiles, elles accoutumaient l'opinion à se passionner pour d'autres chimères que le droit et la liberté.

M. de Fontanes.

Un homme de goût et de cœur, M. de Fontanes, protégeait les débuts de M. de Chateaubriand : il en fut de même de Lucien Bonaparte, à qui les lettres furent redevables de quelques services, et qui, à cette époque, sauva de la misère un jeune ouvrier typo- Béranger. graphe, en lui procurant un modeste emploi d'expéditionnaire : ce débutant, à qui le Mécène républicain voulait bien reconnaître quelques dispositions poétiques, avait pour nom Béranger.

Chénier.

Un autre poëte, Marie-Joseph Chénier, luttait Marie-Joseph comme le vieil Entelle contre les tentatives de la nouvelle école religieuse et littéraire : vaincu sur le terrain politique, condamné à gémir sur la liberté captive, à maudire la révolution de brumaire, à laquelle, sans apprécier la portée, il avait travaillé lui-même, l'auteur de Tibère et de Charles IX se rattachait à la

en

Janv. 1802. philosophie du dernier siècle comme au seul débris de la révolution trahie. La tendance du gouvernement consulaire vers l'Église lui était odieuse; dans les écrivains attachés au christianisme, il ne voyait que d'insupportables dévots échappés à la férule de Voltaire aussi dirigea-t-il contre eux une satire âpre et mordante intitulée les Nouveaux Saints : c'était du sarcasme à la façon de Voltaire, moins la grâce. La réaction de la vérité ne devait pas être longtemps retardée par de pareils obstacles.

Delille.

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L'opinion royaliste, comprimée par les lois et encore à demi terrassée par la peur, n'en distribuait pas moins aux poëtes la popularité et les couronnes : c'était le temps où Delille achevait dans l'exil ces chants que la génération présente trouve si froids et si incolores, et qu'à l'époque du consulat la France acceptait avec enthousiasme et orgueil. On savait par cœur ce poëme des Jardins, qui renfermait de si touchantes allusions à l'infortune de Marie-Antoinette; on récitait dans les salons ces beaux vers de la Pitié, qui réveillaient pour la première fois, dans les replis de l'âme, de douloureuses sympathies en faveur de Louis XVI, de son illustre compagne, de sa sœur si pieuse, et du déplorable orphelin du Temple. Toutes les fibres monarchiques de la France étaient émues. Vainement la police de Fouché cherchait-elle à entraver le succès du poëte, tantôt en exigeant des suppressions, tantôt en ordonnant l'éloge du premier consul, les éditions de Londres et d'Amsterdam circulaient en France malgré la douane, et apportaient aux émigrés amnistiés, mais tremblants, des inspira

tions généreuses, des idées à faire palpiter le cœur. Janv. 1802. Les spectacles offraient à la population et aux étran- Théâtres. gers une source féconde de distractions; par une coïncidence qu'expliqueraient fort peu les événements de la période révolutionnaire, la scène française était alors occupée par les artistes les plus célèbres; et depuis cette époque, notre pays n'a jamais été doté d'un si grand nombre de renommées de théâtre. L'art, encore éteint ou affaibli dans la plupart de ses manifestations extérieures, se produisait dans les représentations dramatiques avec un ensemble et des ressources dont on a perdu le secret. L'Opéra italien, fort négligé pendant la révolution, était particulièrement devenu un plaisir de mode, parce que le premier consul y attachait une prédilection bien naturelle: enfant de la Corse, Bonaparte aimait la langue sonore de cette île; il se plaisait aux gaies partitions de Paësiello, et à cette musique de Cimarosa, qui remue si profondément les âmes rêveuses. La foule riche se pressait au Théâtre de la République et des Arts (l'Opéra); la musique des grands maîtres de l'école française déployait dans cette salle ses pompeuses déclamations, la danse s'y maintenait puissante, élevée par Vestris et Gardel, au niveau d'une science, mais voluptueuse sans cesser d'être compassée. Cette époque était glorieuse pour le ThéâtreFrançais: Monvel, Damas, Fleury, Baptiste aîné, mesdemoiselles Georges et Duchesnois, mademoiselle Mars, et surtout Talma, le Roscius moderne, conservaient les traditions de l'art, ou donnaient aux chefsd'œuvre de la scène un éclat nouveau, une énergie

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