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Pourquoi donc proscrire les socialistes? répond George Sand; et comment Dufraisse est-il envoyé à Cayenne avec quelques-uns de ses collègues?

-Le gouvernement a dù les sacrifier à la bourgeoisie.

Elle ne les réclamait pas.

J'ai dù les lui sacrifier; mais elle les paiera cher, ajouta-t-il avec une lenteur solennelle, comme s'il avait répété quelqu'une de ces maximes qui ont été faites à l'usage des despotes, et s'ouvrant encore davantage contre son habitude: « Je porterai, dit-il, à la bourgeoisie des coups dont elle ne se relèvera jamais. » Fausse et méchante bravade de César en train de plaire à la multitude.

Ainsi rien ne manquait à cette proscription, qui venait d'atteindre et de mettre en lambeaux, dans son inviolabilité, l'Assemblée nationale. Dissimulation et fourberie, calcul lâche et pervers, mépris des lois, injustice, cruauté, tous les vices et tous les crimes se donnaient la main pour dresser aux yeux de l'Europe cette première liste de victimes.

La proscription du 2 Décembre se montre, à son début, avec tous les caractères qui doivent lui assigner une place à part dans l'histoire. C'est la bête qui sort de son antre, conduite par son premier cornac, Louis Bonaparte!

LIVRE VI.

La proscription dans Paris et le département de la Seine.

I.

Heureux d'avoir proscrit les représentants du peuple qui devaient être ses juges, si la force n'avait trahi le droit, Louis Bonaparte a voulu frapper aussi de sa main les républicains de Paris.

Quatre commissions militaires, présidées par le général Bertrand, étaient chargées, comme on l'a vu, d'épurer la capitale au nom du bonapartisme. Le dictateur qui trouve dans la violence cette acre volupté, dont les hommes

blasés font volontiers leur pâture, veut avoir les prémices de ces nouvelles fureurs.

Ce sera l'affaire d'un de ces décrets qu'il jette à la France au sein de ses orgies. Ses familiers assurent qu'il est lourd et lent comme un boeuf; mais il improvise avec la facilité de Pradel, quand il s'agit d'écrire ces firmans qui volent la patrie, la fortune ou la liberté à des milliers de citoyens. Il a sous la main un infatigable héraut qui est chargé de promulguer ses colères. C'est le Moniteur.

Silence, esclaves et valets! Voici la volonté du maître qui passe en jetant partout au milieu de la foule des sentences d'exil et de mort.

II.

La liste des victimes, que Louis Bonaparte veut prendre dans la capitale, est bientôt arrêtée. Il a lui-même indiqué certains noms. Chaque ministre fournit les siens. Un premier essai les a formés. Ils n'hésitent plus. La proscription a déjà ses vétérans.

Que de noms sont groupés dans cette liste funèbre! On en compte jusqu'à huit cents. Ils remplissent seize colonnes du journal officiel.

Des hommes étrangers les uns aux autres se trouvaient rapprochés pour la première fois dans les cadres de cette légion de proscrits. La tyrannie les avait pris un peu partout au sein de la capitale, pour les mettre côte à côte et les envelopper tous à la fois dans ses colères.

Les uns étaient de simples artisans, d'humbles ouvriers que le peuple avait tirés un jour de la foule, en les honorant de ses suffrages.

Les autres étaient des négociants, des manufacturiers, des banquiers, qui exerçaient autour d'eux cette influence que donne toujours la richesse.

Quelques-uns avaient joué un grand rôle politique depuis la Révolution de Février.

La plupart appartenaient à ces professions libérales, dont l'empire se fait toujours sentir parmi nous, parce qu'elles sont, dans nos temps modernes, les seules grandes écoles de l'homme public.

On y distinguait surtout un grand nombre d'écrivains, journalistes, historiens et philosophes, occupant chacun son rang et sa place, dans ce monde des idées auquel la force fait toujours la guerre, mais qui finit toujours par triompher de la force et de ses aveugles séides.

Ils avaient quelque chose de commun dans cette diversité de fortunes, de talents ou de caractères : le même lien les rattachait les uns et les autres à la cause de la Démocratie. Ils étaient tous républicains ou du moins soupçonnés de l'être.

Parmi ces proscrits figuraient la plupart des Amis de la Constitution, accusés par le bonapartisme d'un respect factieux pour le pacte fondamental de la République.

A côté d'eux venaient les rédacteurs du National, de la Révolution, de l'Événement et quelques écrivains échappés au naufrage du Peuple et de la Réforme.

Louis Jourdan y représentait le Siècle, Eugène Pelletan la Presse, Amédée Jacques la Liberté de penser.

Deux présidents de l'Assemblée Constituante, Buchez et Marie, s'y trouvaient compris avec quelques ministres de la République, Vaulabelle, Recurt, Bastide et Goudchaux. Armand Marrast y manquait. La proscription l'avait abandonné à la mort qui était en train de le prendre. On s'entend entre oiseaux de proie!

Le barreau y comptait plusieurs victimes, Martin de Strasbourg, ce puissant interprète du droit, Landrin, Desmarest, Dubois et Rivière.

Michelet, l'historien enthousiaste de la Révolution le chroniqueur inspiré du peuple, y expiait les hardiesses de sa pensée.

On lui avait donné pour compagnon un autre historien, Henri Martin, qui a le tort, comme lui, de semer les idées généreuses à travers l'histoire et de conduire triomphalement le peuple jusqu'à la tribune de la Convention.

Littré, le grave et savant Littré, y était sacrifié avec Jules Simon à la haine de l'idéologie, comme on disait du temps de l'oncle. Quoi de plus dangereux en effet pour les tyrans que cette fière et noble philosophie qui porte la main sur les institutions et sur les lois, pour les ajuster au niveau de la raison, comme disait Descartes, notre père à nous tous révolutionnaires !

Quelques-uns de ces proscrits s'étaient livrés euxmêmes, pour ainsi dire, aux fureurs du bonapartisme. La proscription n'avait pas eu besoin de les chercher.

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