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un an plus tard (1). On en avoit amené plusieurs des départemens voisins, sous prétexte de les embarquer pour la Guiane; mais beaucoup aussi étoient de ces prêtres plus que sexagénaires du diocèse de Nantes, que l'on y tenoit en réclusion depuis la fin de 1792. Ils avoient d'abord été renfermés dans l'ancien couvent des Carmélites; ensuite, vers le mois d'août, on les avoit fait monter un méchant navire qui devoit, disoit-on, les déporter au-delà des mers. Ils y souffrirent beaucoup, soit par l'infection de l'entrepont où ils étoient entassés, soit par les mauvais alimens qu'on leur donnoit, soit par les insectes qui les y dévoroient. La navigation ne pouvant s'entreprendre alors, ils furent amenés, toujours prisonniers, à l'ancien petit couvent des Capucins, d'où Carrier les fit reconduire ensuite dans le même navire. Là, chaque jour, de cruels gardes leur annonçoient leur fin prochaine, et leur enlevoient progressivement les choses qui étoient à leur usage. Lorsqu'il fut décidé qu'on les submergeroit dans des bateaux disposés à cet effet, on les y conduisit, et, avant de les y faire entrer, on acheva de les dépouiller; on leur enleva leurs vêtemens, ne leur laissant que la chemise avec un caleçon; et on les attacha par le pied, quatre à quatre précaution dont le but étoit de les empêcher de se sauver à la nage. Trois le purent néanmoins; mais deux furent repris et replongés irrévocablement dans les flots. Sans le troisième, qui ne put être resaisi, nous n'aurions pas su les détails qui viennent d'être racontés.

Ce fut donc par les quatre-vingt-dix quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-seize prêtres en réclusion à Nantes, que Carrier voulut commencer, dans la nuit du 15 au 16 novembre, l'expérience de ses bateaux de submersion. Celui dans lequel il les fit entrer étoit à soupape; elle fut ouverte, dans la nuit, par leurs gardiens, placés en des barques voisines; et ces prêtres furent engloutis dans les eaux de la Loire. Carrier appeloit gaîment

(1) Déclaration de Goulin, l'un des accusés comme complices.

cet acte de barbarie raffinée : « exécuter verticalement le décret de la déportation». Il en écrivit à la Convention, dès le 16, mais toutefois avec le ton d'un homme qui n'étoit pas encore certain qu'elle approuveroit cet essai, car il s'exprimoit comme si la submersion n'avoit eu lieu que par accident. Cependant il flattoit en même temps la haine que la Convention avoit pour la religion; car il lui disoit: « L'apostolat de la raison, éclairant, électrisant tous les esprits, les élève au niveau de la révolution: préjugés, superstitions, fanatisme, tout se dissipe devant le flambeau de la philosophie. Un événement semble avoir voulu diminuer le nombre des prêtres quatre-vingt-dix de ceux que nous désignons sous le nom de réfractaires, étoient enfermés dans un bateau sur la Loire ; j'apprends à l'instant, et la nouvelle en est trèssûre, qu'ils ont tous péri dans la rivière». (Voy. Briançon.)

Le comité de salut public, à qui cette lettre étoit adressée, en fit part à la Convention, dans la séance du 8 frimaire an II (28 novembre 1793). L'assemblée n'y donna pas, à la vérité, des marques d'approbation; mais aussi elle ne désapprouva point la proposition qu'un des membres fit de mentionner honorablement cette lettre dans le procès-verbal. Un tel silence fut, avec raison, pour Carrier, un consentement propre à l'encourager à de nouvelles exécutions du même genre; et, dans la nuit du 9 au 10 décembre, il fit noyer de même soixante-quatorze autres prêtres, dont cinquante-huit lui avoient été envoyés d'Angers, vers la fin de novembre (Voy. VENDÉE). Le proconsul en annonça la nouvelle avec plus d'assurance à la Convention, par une lettre du 10 décembre, qu'on y lut de suite, dans la séance du 25 frimaire (15 décembre). Il s'y exprimoit en ces termes: «Cinquante-huit individus, désignés sous le nom de prêtres réfractaires, sont arrivés d'Angers à Nantes (Voy. AGRAFEL, etc.); aussitôt ils ont été enfermés dans un bateau, sur la Loire. La nuit dernière, ils ont tous été engloutis dans cette rivière, avec seize autres de Nantes ou d'ailleurs en tout soixante

quatorze». Carrier terminoit son épouvantable lettre par cette exclamation : « Quel torrent révolutionnaire que la

Loire!» Et les Dantonistes de l'Assemblée sourioient.

On apprend, par les dépositions faites dans le procès de Carrier, que, lors de la première submersion, il y avoit eu quatre ou huit prêtres qui s'étoient d'abord sauvés à la nage ;' que quatre abordèrent une galiote hollandaise, et que, le lendemain, ils furent repris et noyés (1); que deux autres, nommés Leroi et Garnier, qui étoient parvenus jusque sur la plage, à la faveur des ombres de la nuit, furent bientôt ressaisis et jetés dans les prisons, où ils languirent pendant trois mois (2); que deux vieillards, nommés Lacombe et Briançon, soustraits à la mort par le capitaine de vaisseau La Florie, furent arrachés de ses mains, et noyés dans l'instant (3). Mais les précautions homicides avoient été si bien combinées pour la seconde submersion, que tous les soixantequatorze prêtres y périrent de suite. C'étoit dans une gabare où l'on avoit pratiqué deux petits sabords, de 18 pouces, faciles à déclouer, qu'on les avoit fait monter, les bras et les mains liés derrière le dos; ils y avoient été précipités dans le fond de cale, la tête la première ; après quoi l'on avoit brusquement fermé l'écoutille; et les charpentiers, placés sur des barques voisines, avoient aussitôt enlevé les sabords à coups de hache (4). « Les malheureux crioient: sauvez-nous; il en est encore temps, dit un témoin oculaire; ils s'étoient délié les bras, et passoient leurs mains entre les planches, en criant: miséricorde! » — « J'ai vu Moreau, dit Grandmaison (complice de Carrier) abattre alors, avec son sabre, les bras

(1) Procès de Carrier: dépositions de Pierre Fournier, de l'accusé Chaux, et Mémoire de Philippe Tronc-Joli, président du tribunal révolutionnaire de Nantes.

(2) Acte d'accusation contre Carrier.

(3) Dépositions de Leroux, capitaine de navire à Nantes, et d'un autre témoin contre le complice Chaux, comme encore de Philippe Tronc-Joli.

(4) « On fit chavirer la gabare, dit le complice Naud; et en partant on nous avoit donné l'ordre ainsi; A l'ile Chavire, »

de ces victimes. Quelques uns, s'élançant à l'eau, s'accrochoient aux barques où les exécuteurs se trouvoient; mais, à coups de sabre, on leur coupoit le poignet; et, à coups de rames et de crocs, on assommoit ceux qui paroissoient assez forts pour échapper en nageant. Les soldats révolutionnaires de l'affreuse compagnie dite de Marat, placés sur d'autres barques, faisoient un feu continuel sur la surface de l'eau, autour d'eux, afin qu'ils ne pussent avancer ni reculer en nageant, et que, leurs forces venant à s'épuiser, ils s'engloutissent à l'endroit même où ils se débattoient contre la mort (1) ».

Quand il ne resta plus de prêtres, Carrier fit noyer les autres victimes qu'il avoit en son pouvoir, sans épargner les femmes, et même leurs enfans à la mamelle, variant toutefois encore, avec une inconcevable cruauté, ce qu'il appeloit ses baignades. Un des témoins qui déposèrent, dans son procès, évaluoit à neuf mille, au moins, le nombre des noyés seulement, parmi lesquels ils comptoit quatre cents enfans, 'qui le furent d'une seule fois : ce qui montre que la vie de qui que ce soit n'est plus respectée, où l'on a commencé par mettre à mort les plus respectables ministres de la religion. « Jérusalem! Jérusalem! s'écrioit Jésus-Christ, toi qui tues les prophètes que je t'ai envoyés, tu seras bientôt comme une maison déserte (2)».

Dans une de ces submersions, où le nombre des victimes étoit de cinq cents personnes de tout sexe, des femmes que l'on vouloit dépouiller même de leur chemise, dans la barque, avant de les noyer, demandèrent en grâce qu'on leur laissât du moins ce dernier voile de la pudeur, plus occupées de la conserver intacte jusqu'à la mort, que du sort effrayant qui les attendoit; et, sans l'indignation que les matelots du port manifestèrent contre ce trop cynique dépouillement, la prière de ces vertueuses femmes n'auroit pas été exaucée.

(1) Déclarations de Naud et autres dans le procès de Carrier.-Prudhomme : Crimes de la Révolution, au tom. VII.

(2) Matth. C. XXIII, . 37 et 38.

Prudhomme dit, en d'autres endroits du récit qu'il a fait des crimes de Carrier, à Nantes, que ce sexe timide « étoit essentiellement occupé à cacher sa nudité aux monstres qui l'outrageoient (1) ». C'est à cet historien hardi et non suspect, que nous renvoyons les lecteurs qui voudroient connoître l'affreuse particularité de certaines noyades, que ces monstres appeloient des mariages républicains. Notre plume se refuse à décrire de si épouvantables forfaits.

Mais de quel surcroît d'horreur on se sent pénétré, quand on pense que les noyades n'étoient encore qu'une sorte de délassement, soit pour les bourreaux qui, dans le même temps et dans la même ville, faisoient tomber les têtes par centaines, sous le fer de la guillotine; soit pour les soldats révolutionnaires, qui, près de là, fusilloient ou hachoient en masse les Vendéens amenés à Carrier? On pourroit dire, à Nantes et dans les environs, tels que la plaine de SainteMauve, les carrières de Gigan, ainsi que le jardin de l'Eperonnière, ce qu'Eusèbe avoit raconté des chrétiens de la Thébaïde, massacrés sous ses yeux: « Nous en avons vu assassiner une multitude, comme en un seul tas, le même jour, tandis que les autres étoient décapités en grand nombre, tellement que le fer des assassins et des bourreaux s'en émoussoit, et que, ne pouvant plus égorger, il se brisoit dans les mains qui frappoient encore; si l'on demande pourquoi les meurtriers ne s'étoient pas lassés de frapper, c'est qu'ils se succédoient les uns aux autres (2)». Prudhomme porte à cent mille le nombre des personnes que Carrier fit périr à Nantes, de ces différentes manières; et il nous avertit que le plus grand nombre venoit de la Vendée.

Parmi les victimes qui expirèrent sous le tranchant de la

(1) Histoire des Crimes de la Révolution, pag. 334 du tom. VII.

(2) Nos quoque, cùm in illis partibus degeremus, quamplurimos acervatìm uno die, alios quidem capite truncatos..... vidimus; adeò ut gladii ipsi hebetarentur, et cædere ampliùs non valentes frangerentur, ipsique carnifices viribus fatiscentes, sibi invicem succederent. (Hist. Eccl. L. VIII.)

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