Page images
PDF
EPUB

leur manquoit de tourmens dans la traversée pour y consommer leur martyre.

Ce n'est pas néanmoins que leur sort, dans les navires qui les transportoient, fût aussi tolérable que celui de voyageurs libres. De même que leur séjour dans les prisons de Rochefort, en attendant le jour de l'embarquement, n'avoit été que de bien peu, moins douloureux que celui des déportés de 1794, leur situation sur les vaisseaux ne fut pas, de beaucoup, moins lamentable. Pendant quatorze heures et quelquefois davantage, ils restoient pareillement enfermés dans un infect entrepont où l'on ne recevoit d'air que par deux ouvertures de trois pieds en carré, c'est-à-dire par les écoutilles qui servoient d'entrée et de sortie au moyen d'une échelle presque perpendiculaire, de laquelle plusieurs vieillards firent des chutes mortelles. Dans cet entrepont, se trouvoient entassés tous ces prêtres, la plupart infirmes, passant leurs quatorze heures dans des hamacs étroits, sus pendus les uns sur les autres, de telle sorte que ceux qui couchoient dans les rangs supérieurs, lorsqu'ils cessoient par leur poids d'avoir la face contre le plancher de l'entrepont, pesoient sur ceux du rang inférieur. L'air de ce gouffre devenoit bientôt si fétide que les sentinelles postées aux écoutilles en dehors, demandèrent que le temps de leur faction fût abrégé; et ce n'étoit pas sans quelque raison que le capitaine d'armes chargé de faire rentrer les prêtres, tous les soirs, dans ce lieu d'infection, ne manquoit jamais, en leur donnant toutefois une qualification pour le moins absurde, de frédonner à leurs oreilles ce vers d'une chanson d'alors contre les Rois:

[ocr errors][merged small]

La journée étoit supportable pour eux, parce qu'ils en passoient une partie en plein air sur le pont, où ils faisoient leurs repas bien plus que modestes ; mais le supplice de la nuit

étoit si affreux (1), que huit y périrent pendant la traversée; et leurs corps furent jetés à la mer (Voy. Allagnon, BEAUGE, BUCHER jeune, CHEVALIER, MARCEL, MONTIS, REYPHINS aîné, TRAIGNIER). Les autres n'arrivèrent que malades au port de Cayenne, savoir ceux de la Décade vers le milieu de juin, et ceux de la Bayonnaise à la fin de septembre. Quelques uns ne pouvant être transportés plus loin, l'agent du Directoire à Cayenne fut obligé de les y laisser à l'hôpital; quelques autres, un peu moins exténués, et favorisés par lui, furent envoyés en des cantons voisins où ils pouvoient trouver, dans les maisons des colons, quelques foibles ressources contre l'insalubrité du climat et l'approche d'une extrême misère ; mais le plus grand nombre eut une destination plus cruelle ce fut pour les uns, le désert de Sinnamary, et pour les autres la contrée plus affreuse encore de Konanama. En les dispersant ainsi, l'agent directorial imitoit ce gouverneur des mines de la Palestine, auquel des confesseurs de la Foi avoient été livrés, et qui, pour ajouter à leur supplice, les séparoit en plusieurs troupes qu'il dispersoit au loin, recommandant à leurs surveillans de les tourmenter de toutes les manières (2).

(1) Confessores in varias turmas distribuit, et alios quidem apud Cyprum, alios in Libano jussit incolere, reliquos per varia Palestinæ loca dispersos, diversorum operum molestiis vexari omnes mandavit. (Euseb. Hist. Eccles. L. VIII, no 46.)

(2) Voy. les récits de deux laïcs qui, pour des causes politiques, furent déportés avec les prêtres. Ces écrits sont : Déportation et Naufrage de J.-J. Aymé; Paris, 1800, et Voyage à Cayenne, par L.-A. Pitou; Paris, 1805. Ce dernier historien dit, en parlant de la Décade sur laquelle il se trouvoit, et qui étoit plus grande que la Bayonnaise : « Nous n'avions dans l'entrepont qu'un espace de trente pieds de large sur trente-sept pieds de long; et quatre pieds six pouces de hauteur, occupés par deux rangs de hamacs l'un sur l'autre. Ajoutez à cela les valises qui remplissoient un tiers de l'espace, et les piliers qui, de trois pieds en trois pieds, supportoient les hamacs. Il restoit seulement aux déportés qui y étoient couchés, cinq pieds en longueur sur deux de bau

Ceux des prêtres qui devoient être relégués à Konanama furent aussitôt rembarqués sur une goëlette; ils avoient à parcourir vingt-sept lieues maritimes pour arriver au point de la côte le plus rapproché de ce canton; et pendant ce trajet qui dura trois jours, ils n'eurent pour se désaltérer que l'eau de la mer. Mis enfin à terre, ils devoient encore faire trois lieues et demie, à pied, leur valise sur le dos, pour atteindre Konanama. Mourans de soif, ils ne trouvèrent pour apaiser cette souffrance que l'eau saumâtre d'un fleuve, sur les bords duquel ils étoient obligés de se coucher pour en aspirer quelques gouttes. Lorsque, dans cette pénible route, ils demandoient quelque soulagement au chef de l'escorte qui les conduisoit, cet homme féroce leur répliquoit «< Taisez-vous, chiens de déportés; ou je vous ferai taire à coups de fusil ». Enfin, ils arrivèrent au lieu sauvage qui devoit les voir presque tous périr. On leur y fixa pour demeure une butte sur laquelle, en été, les feux du soleil tombent perpendiculairement, et dont la terre rougeâtre comme si elle en étoit embrasée, en réfléchit les rayons avec toute leur ardeur, et fait en même temps jaillir de son sein les exhalaisons pestilentielles que ce brûlant soleil semble lui demander. Quand le soir, il paroissoit las de tourmenter les déportés, des essaims d'insectes venimeux venoient les assaillir; la piqûre des moustics les couvroit d'ampoules purulentes; et les toits qu'on leur offrit pour la nuit ne consistoient qu'en une misérable cabane, appelée Hôpital, et des carbets plus misérables encore, où ils n'avoient que des feuilles desséchées pour couvert et

teur, d'où encore il faut déduire la place des valises ; ce qui réduisoit leurs cinq pieds à moins de trois. Quelles nuits, grand Dieu! quelles nuits!........ L'échafaud est un trône auprès de ce genre de supplice... La vue de ce gouffre vous feroit seule invoquer la mort. Aujourd'hui même que je suis accoutumé au malheur, sans qu'il ait toutefois endurci mon âme, je ne puis réfléchir à la situation où nous étions, sans que toutes mes idées se confondent ». (Voy. à l'article NEVERS, la note de la pag. 287).

pour murailles. Encore y avoit-il si peu de carbets dans le commencement, que chacun d'eux vit se réfugier jusqu'à vingt-cinq et trente prêtres dans son étroite enceinte. Ils n'y eurent d'abord pour lit que la terre, cette terre infecte et mortelle. Les moins malheureux obtinrent ensuite des hamacs suspendus aux pieux de cette triste cahute; et la pauvre nourriture qu'on leur donnoit n'étoit qu'un moyen de prolonger leur supplice, en prolongeant leur vie (1).

Dans cette affreuse situation, ils s'encouragent mutuellement à souffrir, en s'adressant les uns aux autres ce que saint Cyprien avoit écrit à plusieurs confesseurs de JésusChrist condamnés aux travaux des mines. «< Les corps succombant sous le poids de la fatigue, se disoient-ils réciproquement, n'ont que la terre pour se reposer; mais est-ce donc une peine de coucher comme Jésus-Christ se reposoit ? Ces corps s'impreignent de venin et de fange; mais l'esprit purifie intérieurement ce qui se souille et se corrompt au dehors. On n'a que très-peu d'une nourriture, qui est encore mauvaise; mais c'est de la parole de Dieu, et non avec du pain seulement que vit un chrétien. Les vêtemens ne sont plus que des haillons ; mais celui qui a pris les livrées de JésusChrist est déjà suffisamment et même assez glorieusement vêtu. Par combien de splendeur ne seront pas compensées

(1) On avoit fixé leur ration journalière à huit onces de pain, douze onces de cassave (farine de racine de manioque desséchée), huit onces de viande, deux onces de riz, quatre trente-deuxièmes de tafia, quinze onces d'huile qu'on ne leur a jamais données; et jamais ils ne reçurent les objets précédens suivant le poids indiqué. De peur qu'ils n'allassent chercher des alimens chez des indigènes peu éloignés, qui peut-être auroient eu pitié de leur détresse, on leur avoit défendu de sortir de l'enceinte qui leur étoit assignée, ne voulant pas, disoit-on, qu'ils allassent « soulever les habitans par la superstition », c'est-à-dire leur parler de Dieu, et les édifier par leurs vertus. Cette défense les empêchoit aussi de chercher à pourvoir à leur subsistance par la pêche ou la chasse à l'arc. Ceux qui échappoient à la vigilance des gardes dans ce dessein, ne pouvant atteindre leur but sans passer dans les forêts, y couroient le risque d'être dévorés par les bêtes féroces. (Voyage de L.-A. Pitou).

cette misère extrême, et cette dégradation avilissante que les païens regardent comme hideuse et détestable (1) » !

Les déportés n'ont encore passé qu'une nuit dans ce séjour dévorant, et déjà le lendemain quand ils se regardent les uns les autres, ils ne se reconnoissent presque plus, tant l'horreur de leur sort a déjà changé leur visage. Ils errent comme des spectres, leur bréviaire à la main, sans savoir où ils vont; ils se rencontrent, se touchent, s'entre-choquent, et ne s'aperçoivent même pas. Un d'eux, surpris par le délire de la fièvre chaude, s'est déjà précipité dans une rivière comme pour éteindre le feu qui le consume; et son corps qu'on leur rapporte, le quatrième jour de leur arrivée, leur fait comprendre que l'habitation qui leur est la plus nécessaire en ce lieu, est un cimetière consacré par la religion. Ils se le procurent à l'instant (2).

Quinze jours se sont à peine écoulés ; et les carbets ainsi que l'hôpital sont pleins de malades; les ongles se détachent de leurs doigts; leurs jambes, leurs corps mêmes sont enflés et couverts de pustules. Les chiques se sont introduites en si grande quantité dans la chair des uns qu'elle tombe en lambeaux ; la dyssenterie a tellement épuisé les autres qu'ils n'ont pas même la force de changer de place; et l'odeur qui s'exhale de leur corps en dissolution, est si repoussante qu'il n'y a plus que leurs confrères, animés de la plus héroïque charité, qui aient le courage d'approcher d'eux pour les ser

(1) Humi jacent fessa laboribus viscera ; sed pœna non est cum Christo jacere : squalent membra situ et sorde deformia; sed spiritualiter intùs abluitur, quod foris carnaliter sordidatur: panis illic exiguus; at non in solo pane vivit homo, sed in sermone Dei : vestis deest; sed qui Christum induit, et vestitus abundanter et cultus est..... Omnis ista deformitas, detestabilis et atra gentilibus, quali splendore pensabitur! (S. Cypr. Epist. 77, ad Nemesianum et cæteros.)

(2) Ils choisirent pour sépulture un terrain circulaire, situé sur le bord d'une rivière, et entouré de palmiers qui inclinoient leurs branches et leurs feuillages sur les tombes qu'ils se marquoient, pour ainsi dire, à eux-mêmes.

« PreviousContinue »