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Malgré ces distinctions faites par les saints docteurs de l'Eglise, en ses plus beaux jours, tous ces Martyrs n'en étoient pas moins les objets d'un culte d'honneur et d'invocation. On n'attendoit pas même que la persécution eût cessé pour célébrer leur triomphe. Que dis-je ? il le fut souvent dès l'instant de leur mort. Les chrétiens de Smyrne fêtèrent avec les transports d'une sainte joie le martyre de leur évêque saint Polycarpe, immédiatement après son supplice, avant même qu'il eût été remplacé sur son siége; et cela, disoient-ils « pour obéir au précepte du Seigneur (1) » : en quoi ils se montroient vraiment animés de cette Foi par laquelle nous savons que Jésus-Christ confesse aussitôt devant son Père ceux qui le confessent devant les hommes (2). L'antiquité ecclésiastique nous offre mille exemples de ce genre. On y voit même invoqués des Martyrs souffrans qui n'avoient pas encore exhalé leur dernier soupir. Tout le peuple, ému par les prières des saints Martyrs Hipparque et ses compagnons au moment de périr, s'écria: «Dieu, en qui vous mettez votre confiance, vous rendra les corps qu'on vous arrache; et nous le prions nous-mêmes, afin que, par le mérite de vos prières, nous obtenions qu'il ait pitié de nous (3). »

sura cunctis æqualia attributa sunt præmia. Hujus autem rei, ut arbitror, causa est, quòd sit judex accuratus, nec quidquam in partem alteram inflecti queat. Intuetur enim et suppliciorum magnitudinem, et tolerantiæ constantiam; examinansque certamina, pro meritorum ratione athletis distribuit præmia. (T. I. Auctuarii Bibliotheca Patrum Græcorum : In sanct. Martyrem Phocam.)

(1) Conventus itaque alacriter factus, ut præcepit Dominus, ad diem natalemque martyrii. (Ruinart: Acta Martyrum. -Epistola Ecclesiæ Smyrnensis, apud Usserium, etc.)

(2) Math., c. x, †. 22.

(3) Tota multitudine conclamante: Deus vester, cui confiditis, ipse vestra vobis corpora restituet : nos interim ipsum oramus ut precibus vestris exoratus nostri misereri dignetur. (Asseman: Acta Martyrum occidental. Pars II, p. 142.)

La mort des Martyrs étoit regardée comme leur glorieuse naissance à la vie céleste. De là ce nom de jour natal que, par un privilége réservé pour eux, on donnoit à celui de leur mort (1). « Chaque année nous le célébrons, à la même époque, par des messes solennelles, disoit Tertullien (2). » Quand saint Cyprien demandoit avec tant d'instances « qu'on lui envoyât jour par jour la note de celui où quelque confesseur de Jésus-Christ avoit péri pour sa cause, c'étoit pour honorer, ce jour-là même, sa mémoire parmi celles des saints Martyrs, dans l'offrande du saint sacrifice (3). » Lorsque saint Grégoire de Néocésarée, de retour de la persécution, se mit aussitôt à parcourir sa province pour y recueillir les noms de ceux qui venoient d'y mourir pour la Foi, « c'étoit, au rapport de saint Grégoire de Nysse, afin de pouvoir célébrer des jours de fête, et faire de solennelles réunions eucharistiques en leur honneur (4).

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(1) On peut encore remarquer dans les anciens auteurs ecclésiastiques que les Martyrs y sont appelés Beati, à l'instant même de leur mort, tandis que les justes décédés dans le Seigneur, ont seulement la qualification de saints, que, de leur vivant, les fidèles de la primitive Eglise se partageoient avec eux (2 ad Corinth. c. xIII, .12.ad Ephes. c. 1, . 1, etc.); et qu'on voit encore donnée par saint Augustin aux fidèles de son temps, lorsqu'il leur disoit: Sanctitas vestra. (Serm. 325, 330, etc. in natali Martyrum.) La béatification des Martyrs étoit faite cela même qu'ils étoient morts par

Foi.

pour

la

(2) Oblationes pro natalitiis annua die facimus. (De Corona militis, c. II.)

(3) Dies eorum quibus excedunt annotate..... ut commemorationes eorum inter memorias Martyrum celebrare possimus.... et celebrentur à nobis hic oblationes et sacrificia, ob commemorationes eorum, quæ citò vobiscum, Domino protegente, celebrabimus. (Epist. 37, ad Clerum.)

(4) Addimentum et quasi corollarium studii ergà Numen divinum instituebat, apud omnes ubique populos sanciens, ut in nomine eorum qui pro fide decertassent, dies festi atque solemnes conventus celebrarentur. (S. Greg. Nyss. in Laudes S. Gregorii Neocesariensis.)

<< Dans ces réunions, dit le grand Constantin, l'on s'entretenoit d'abord, soit de la vie sainte qu'avoit menée le Martyr, soit du courage qu'il avoit déployé en mourant pour la Foi. Ensuite, on chantoit des hymnes, des psaumes, des louanges à Dieu, à qui l'on offroit après cela, en mémoire du saint Martyr, le sacrifice non sanglant du corps et du sang de Jésus-Christ (1).

>>

La gloire des Martyrs, en ces heureux temps, fut si éclatante aux yeux de l'Eglise, qu'ils étoient les seuls qu'on y invoquât publiquement (2), et les seuls dont on fit la fête. Lorsque dans la suite on y invoqua d'autres saints, ce ne fut que sous une dénomination générale et collective (3), tandis que les Martyrs l'étoient individuellement et nominativement. Il nous en reste un bien auguste monument dans le canon de la messe, où nous voyons qu'ils sont encore les seuls qu'on y invoque de

(1) Martyris tam vita ipsa modestiae ac religiosa divinorum mandatorum observantiæ deprehenditur, tam mors plena fortitudinis ac generosa indolis. Proindè hymni psalmique et laudes inspectori omnium Deo posthæc canuntur. Et ejusmodi sacrificium in memoriam illorum peragitur, quod ab omni sanguine et violentia vacuum est. (Const. imper. Oratio ad sanctorum cœtum, in Eusebii Hist. Eccles. L. V, c. xII.) — Le savant Muratori a démontré, dans son ouvrage De Paradiso, c. x, que la commémoraison qui se faisoit des Martyrs étoit eucharistique, c'està-dire de joie, de félicitation et d'action de grâces, tandis que celle qu'on faisoit des autres fidèles défunts étoit seulement propitiatoire, 'c'est-à-dire d'expiation, afin que, par les prières des vivans, les âmes de ceux qui, après être sortis de cette vie, auroient encore eu besoin de la miséricorde de Dieu, pussent enfin l'obtenir.

(2) Fleury Maurs des Chrétiens, no 39.

(3) Justinien Chiapponi : Acta Canonisationum (Romæ, 1720), dit, pag. 2, col. 1, que « Lorsqu'on se mit à rendre le même honneur aux SS. confesseurs, ce fut avec un rit différent; et que cet usage ne commença au plus tôt que dans les premières années du neuvième siècle, en supposant toutefois que des canonisations eussent été deinandées à Léon III par Charlemagne », ce qu'à Rome même on reconnoît pour faux aujourd'hui. Voy. ci-après p. 77, note 1.

cette manière spéciale, après la Mère de Dieu et les saints Apôtres qni furent aussi des Martyrs (1).

Quels magnifiques témoignages encore de la haute estime dont les Martyrs jouissoient, nous sont conservés par l'histoire dans ce qu'elle raconte du soin empressé que l'on avoit de leurs reliques! Lorsqu'ils avoient péri en des lieux éloignés, ou envahis par une sacrilége persécution, leurs ossemens étoient apportés, comme des trésors inappréciables, dans quelque ville célèbre par sa piété; et voilà pourquoi ceux de saint Ignace furent transférés à Antioche (2). Ceux de saint Polycarpe et de ses compagnons furent recueillis, «< comme l'or et les pierres précieuses, » par les fidèles de Smyrne (3); et

(1) « Aux douze Apôtres (dit le père Le Brun, de l'Oratoire, dans son savant ouvrage de l'Explication des prières et cérémonies de la Messe, tom. I, pag. 442 », on joint douze autres Martyrs qui, en répandant leur sang, ont été de vives images du sacrifice de la croix. >> - «< Au neuvième siècle (reprend le même auteur, pag. 535), quelques églises de France y ajoutèrent de saints confesseurs, auxquels on avoit le plus de dévotion, comme saint Martin, saint Hilaire et d'autres saints; mais on revint à l'ancienne règle de ne mettre dans le canon que des Martyrs. »

(2) Quæ in Antiochiam reportata sunt, et in capsa reposita, sicut thesaurus inappretiabilis, ac ea quæ in Martyric gratia sanctæ Ecclesiæ relicta. (Ruinart: Act. S. Ignatii, no 7.)

(3) Nos collegimus ut aurum, gemmamque pretiosam; et sepulturæ ossa mandavimus. (Ruinart, Epist. Eccles. Smyrn., n° 14.). A ces témoignages, auxquels nous pourrions en réunir beaucoup d'autres, nous nous contenterons d'ajouter celui de saint Grégoire de Nazianze, qui ne faisoit que peindre les usages de son temps, quand il' supposoit que la mère des Machabées, sitôt qu'elle eut vu le premier de ses fils mort dans le martyre, en ramassa les membres épars, les éleva entre ses mains, fléchit les genoux en signe de respect, et vénéra son propre sang dans les reliques de ses enfans: Fragmenta membrorum excipiebat, reliquias adorabat (in laud. Machab.).

Saint Cyprien recommandoit à son clergé de conserver avec un soin particulier les corps de ceux qui étoient morts en prison, où ils avoient été mis pour leur foi : Corporibus etiam omnium qui, etsi torti non sunt, in carcere tamen glorioso exitu mortis excedunt, impertiatur et vigilantia et cura propensior; neque enim

<< l'on honoroit les tombeaux des Martyrs, sitôt qu'ils y reposoient (1). » Les premières églises qu'on érigea sous le nom de quelque mortel sanctifié, le furent sous celui de quelque saint Martyr. Jusque là, elles ne l'avoient été que sous le nom du Sauveur; et saint Jérôme louoit beaucoup cette piété qui faisoit accourir en foule aux églises comme aux tombeaux des Martyrs (2). Ces tombeaux en formoient les autels; car c'étoit, selon le langage de Fleury, «< sous la table où l'on offroit le sacrifice de l'Agneau sans tache qu'étoient les corps des Martyrs, comme étoient sous l'autel que vit l'Apôtre bien-aimé les âmes auxquelles il fut dit de se reposer un peu de temps (3). :

>>

La Foi trouvoit trop d'aliment et de soutien dans les grands honneurs rendus aux Martyrs, pour que l'Enfer ne suscitât pas, jusque parmi les chrétiens, des hommes qui décriassent le martyre, en même temps que les païens s'efforçoient de ravir à ceux qui mouroient pour la Foi, la gloire qui leur en revenoit ici bas. Dès le second siècle de l'Eglise, les Gnostiques et les Valentiniens soutinrent que le martyre étoit inutile; que Dieu ne vou

loit pas le sang des hommes. Leur fausse et perfide doc

trine ayant été confondue, les Marcionites essayèrent, le siècle suivant, un moyen tout contraire, en s'exposant témérairement au martyre, en haine de la chair et de celui qui l'avoit créée, qu'ils disoient être le mauvais principe. Alors seulement, des règles dont les bases étoient dans toutes les âmes droites et pures, furent établies en droit positif contre ces hérésies; et les évêques

virtus eorum aut honor minor est, quominùs ipsi quoque inter beatos Martyres aggregentur. (Epist. 37, ad Clerum.)

(1) Fleury: Maurs des Chrétiens, no 23.

(2) Romanæ plebis laudatur fides; ubi alibi tanto studio et frequentia ad ecclesias et ad Martyrum sepulcra concurritur. (Comment. in epist. ad Galat. L. II, c. 111.)

(5) Mœurs des Chrétiens, n° 39.

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