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les matières premières, les modèles, les outils, et qu'il n'y a aucun commerce particulier qui puisse demeurer longtemps prospère si le commerce des autres nations ne se développe pas dans les mêmes proportions. En 1713, quand on signe le traité de paix d'Utrecht, l'Angleterre est la plus vive à faire supprimer les clauses qui, des deux côtés de la Manche, devaient faciliter l'échange des produits.

Les premiers travaux des économistes eurent pour effet d'attirer l'attention des hommes d'État sur des questions qu'ils n'avaient pas encore comprises, qu'ils n'avaient pas même cru qu'on pût considérer comme importantes, et lorsque les philosophes et les encyclopédistes eurent, de leur côté, fait comprendre à l'aristocratie qui gouvernait encore qu'une nation est composée d'ouvriers et de fabricants plus encore que de courtisans, de prêtres et de soldats, il devint possible de faire un pas en avant. La déclaration de la liberté du commerce des grains fut la première victoire de la science; la suppression des corporations fut la seconde; mais trop de motifs d'opposition existaient encore pour que d'un même coup fussent écartées toutes les ombres qui voilaient les vérités; et lorsqu'en 1786 fut conclu entre la France et l'Angleterre un véritable traité de commerce, la tempête éclata presque aussitôt.

Il est vrai qu'après avoir prohibé tout, on se hâtait trop de tout accueillir, et que, pour un grand nombre d'industries françaises, le moment n'était pas venu d'être exposées, sans que rien les garantît, aux risques de la concurrence anglaise. La plupart des droits d'importation étaient fixés à 15, à 12 et même à 10 p. 100 de la valeur, et comme il est connu qu'on peut facilement éviter une partie de la charge des taxes, il en résultait pour nos manufactures de tissus et de poterie, par exemple, la menace d'une ruine complète. Nos négociateurs auraient pu mieux prendre leurs précautions, cela est évident, mais le traité n'était pas non plus aussi fâcheux qu'on le prétendait, et en Angleterre on s'en plaignait à peu près comme en France. Les événements empêchèrent d'ailleurs qu'il fut exécuté, puisque, conclu en 1786 pour une période de douze ans, il fut, par le fait de la guerre révolutionnaire, aboli en 1793, et que depuis 1789 on ne s'y conformait plus. C'est le

souvenir des souffrances et surtout des plaintes causées par cette première négociation purement.commerciale qui a jeté jusqu'à nos jours sur les traités de commerce un discrédit si fâcheux. Au fond des choses, il est probable que, même assez mal rédigé, il eût fini par n'être pas défavorable à nos intérêts; mais, en tout cas, il y a une grande différence entre ce qu'était la France en 1786 et ce qu'elle est devenue depuis. L'Angleterre avait déjà une partie de ses machines montées et filait sa laine et son coton, tandis qu'à peine délivrés des liens de l'esclavage industriel, nous commencions seulement d'inventer toutes ces sciences que, depuis 1789, nous avons menées si loin.

L'Assemblée constituante ne se laissa pas écarter de son idéal ordinaire de justice et de liberté lorsqu'elle eut, au milieu même des réclamations les plus véhémentes, à régler les conditions d'exercice du commerce de la France régénérée. Nulle prohibition ne figure dans le tarif décrété par elle en 1791, et aucun des droits qui le composent ne dépasse le taux de 15 p. 100 de la valeur, mais on sait par quelles épreuves la révolution française devait passer avant d'avoir affirmé son droit par cent victoires. En 1793, la république déclare la guerre à tous les rois et déchire, comme les autres traités, cette convention de commerce qu'il ne s'agissait plus de critiquer au nom de quelques intérêts particuliers, mais que répudiait la noble haine de l'étranger qui était alors la première des vertus civiques. La République avait déjà vaincu qu'elle ne consentait pas à laisser s'adoucir sa colère. Le Directoire continua l'œuvre de destruction que la Convention avait entreprise. Enfin, en 1801, lorsque la paix fut signée à Amiens et que les premières expositions de l'industrie eurent révélé les trésors que la nécessité avait fait trouver au génie industriel de la nation, on songea à renouer, en matière de commerce, des liens que la politique rattachait. L'Angleterre demandait le retour au traité de 1786, et le Premier Consul proposait de conclure une convention nouvelle. Pendant que les négociateurs discutaient, l'orage de la guerre éclata encore et cette fois ce fut pour jusqu'au dernier jour de l'Empire.

Mais à quelles incroyables extrémités Napoléon allait-il porter sa pensée! Dès qu'il a perdu l'espoir d'envahir le sol anglais,

il entreprend de bloquer sur les mers les vaisseaux de l'Angleterre, chargés des produits de leurs manufactures, mais chargés aussi des denrées coloniales qui sont nécessaires à la vie et des matières premières dont manquaient nos fabriques. Il ordonne et tout est écarté de nos côtes; tout doit l'être aussi des ports de ses alliés, et malheur à qui ose, sur le continent, ne pas rechercher son alliance. L'Angleterre se sent menacée dan's son travail industriel qui donne de l'opulence à ses négociants, mais sans lequel ses ouvriers ne pourront pas vivre; elle suscite alors à l'Empire toutes ces guerres d'Autriche, de Prusse, d'Espagne, d'Autriche encore, où nous triomphons presque sans cesse, mais où chaque jour, avec notre sang si glorieusement répandu, s'épuise notre force. Comme il entre en France, malgré toutes les prohibitions, du sucre, du café, du cacao, du coton, l'Empereur institue des cours prévôtales pour juger comme des traîtres ceux qui, en France ou chez les alliés de la France, chercheraient à introduire quelques-unes de ces denrées ou de ces matières de travail, données aux hommes par Dieu, mais qu'il était devenu criminel de croire utiles. Tout ce que sa police atteint, elle l'incendie. Les négociants d'Elbeuf applaudirent quand ils virent que ce qu'on brûlait était du drap,« juste punition, s'écriaient-ils, des forfaits mercantiles de l'Angleterre ! » Ainsi c'était un « forfait » que d'avoir fabriqué du drap et de vouloir le vendre, et c'était un bonheur que de jeter au bûcher l'étoffe qui eut protégé du froid les petits enfants de tant de mères! Jamais peut-être la déraison ne fut si cruelle. L'Empereur ne s'est point blâmé à Sainte-Hélène, et il a déclaré que si à la fin il avait contraint l'Angleterre à la paix on eût oublié vite toutes ces souffrances. Il fallait donc vaincre, et c'est par là qu'il a péri. La liberté commerciale outragée a puni l'outrage de la liberté politique.

Il a péri, en effet, parce qu'il lui a fallu, pour mettre partout des douaniers sûrs, occuper, usurper tous les rivages des mers, prendre Amsterdam après Anvers, Civita-Vecchia après Gênes et Naples, Hambourg ensuite, et alors menacer de la guerre jusqu'à son allié de Tilsitt, s'il laissait une cotonnade anglaise arriver à Saint-Pétersbourg. Pendant que les murmures de la France le forçaient, pour créer une exportation factice, à laisser

sortir de nos ports quelques vaisseaux chargés de nos produits qui, une fois en mer, les jetaient à l'eau et acquéraient ainsi le droit d'acheter aux Anglais une quantité correspondante de leurs marchandises, il passait le Niémen avec six cent mille hommes pour aller contraindre Alexandre de Russie à l'obéissance du blocus continental ! La France paya cette folie de l'Empire du prix de la grandeur que la République lui avait faite.

Rien ne semblait plus raisonnable et plus simple, une fois l'Empire détruit, que de renoncer à la politique qui l'avait perdu; mais d'une part toute la haute administration était imbue des maximes prohibitives et, de l'autre, il semblait trop dur aux manufacturiers enrichis sous leur protection de renoncer à une fortune et à des habitudes de travail si faciles. Ce qui avait été sous l'empire un détestable système de guerre devint ainsi, dès le commencement de la Restauration, un système d'industrie et de commerce absolument inexcusable. On ne se figure pas le nombre de pétitions qui surgirent pour exiger le maintien des droits, non pas sans doute sur les denrées naturelles, mais sur tous les produits fabriqués, même quand ils deviennent à leur tour pour tant d'industries des matières premières, comme les fils et la fonte !

Le pouvoir législatif était alors exercé par des manufacturiers ou par de grands propriétaires, et il est difficile, quand on n'est pas le fils de ses œuvres, quand on n'est pas né dans le peuple, que l'on ait une idée juste et complète de ses souffrances et de ses besoins. Pourvu donc que les uns vendissent bien leurs draps ou leurs cotonnades, et les autres leurs bois et leurs minerais, ils s'inquiétaient peu de savoir si une telle manière d'entendre l'industrie et le commerce était appropriée aux intérêts réels des consommateurs qui sont la nation tout entière. Au besoin, si on les poussait à bout, ils se retranchaient derrière cette raison que, dans l'intérêt même du peuple, il ne fallait qu'aucun atelier eût à craindre de concurrence, là où concurrence ferait baisser les prix, c'est-à-dire les salaires. A quoi il est pourtant bien facile de répondre que le travail ne peut jamais s'arrêter que sur des points limités et que pour un temps, qu'alors l'ouvrier trouve immédiatement une compensation à ce qu'il gagne en moins dans l'abaissement du prix des objets

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nécessaires à la vie, et qu'après un moment d'arrêt, le travail et les salaires remontent à leur ancien taux, puis le dépassent lorsque la consommation, excitée par les bas prix, a acquis, ce qui arrive toujours, un développement considérable.

Quelque chose qu'on eût pu faire remarquer, c'est que la plupart des industriels qui se plaignaient, en 1815, de la concurrence des Belges ou des Hollandais étaient, en 1812, les citoyens d'un même Etat. Mais comme dans toute l'Europe, les nations cherchaient à réparer leur fortune matérielle que l'ébranlement des guerres de la révolution avait mise en ruines, il régnait au midi comme au nord une même opinion qui était favorable au système de protection. A chaque session la chambre des députés aggravait les charges du tarif. C'était le moment où un orateur disait, à propos de la loi qui organisait l'échelle mobile pour le commerce des grains, qu'il était utile que le pain fût cher, parce qu'alors les ouvriers travaillaient avec plus d'ardeur, et où Benjamain Constant, dans un tout autre esprit, s'écriait au travers des murmures : « Il est fâcheux de voir que vous faites renchérir les denrées que vos terres produisent et dont vos greniers sont pleins. » Les propriétaires faisaient des lois pour protéger leurs blés, et les maîtres de forges les aidaient à en faire pour protéger à la fois le charbon de terre, le bois et le minerai de la France. Cela coûtait cher à tous les Français en fer et en pain. On fit le même contrat tacite en faveur des laines, en faveur du bétail et enfin en faveur des sucres.

L'une des causes qui ont affaibli le gouvernement de juillet et qui, en dépit du beau mouvement libéral qui l'enfanta, finirent par le laisser choir sous les coups de la colère populaire, c'est qu'il ne montra pas assez d'énergie pour réformer les lois commerciales de la Restauration. A la longue l'éducation de l'esprit public s'était faite et le peuple sentait que c'était méconnaître les intérêts de tous que d'être si craintif en face des monopoles et des priviléges. Ce n'est pas que la plupart des politiques qui arrivèrent au pouvoir, de 1830 à 1848, n'aient pas eu l'intelligence de la situation économique; mais la volonté leur manqua pour briser des résistances qu'on ne redoutait que parce qu'on n'avait pas assez pesé sur elles. Les propriétaires fonciers et les manufacturiers, se voyant toujours maîtres du terrain légis

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