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» Il résulte de ces deux vérités qu'un gouvernement ne peut être considéré comme parfaitement libre, sage et stable qu'autant qu'il est combiné non sur la plus grande liberté politique, mais sur la plus grande sûreté et liberté des personnes et des propriétés.

» Or quel a été votre premier objet dans l'organisation et la distribution des pouvoirs? La plus grande extension possible de la liberté politique, sauf à y attacher ce qui est presque inconciliable, la plus grande sûreté possible des personnes et dés propriétés.

» Vous avez voulu, par une marche rétrograde de vingt siècles, rapprocher intimement le peuple de la souveraineté, et vous lui en donnez continuellement la tentation sans lui en confier immédiatement l'exercice.

» Je ne crois pas cette vue saine; ce fut la première qui se développa dans l'enfance des institutions politiques et dans les petites démocraties; mais à mesure que les lumières se sont perfectionnées vous avez vu tous les législateurs et les politiques célèbres séparer l'exercice de la souveraineté de son principe, de telle manière que le peuple, qui en produit les élémens, ne les retrouve plus que dans une représentation sensible et imposante qui lui imprime l'obéissance.

>> Si donc vous vous borniez à dire que le principe de la souveraineté est dans le peuple, ce serait une idée juste, qu'il faudrait encore se hâter de fixer en délégant l'exercice de la souveraineté ; mais en disant que la souveraineté appartient au peuple, et en ne déléguant que des pouvoirs, l'énonciation du principe est aussi fausse que dangereuse : elle est fausse, car le peuple en corps dans ses assemblées primaires ne peut rien saisir de ce que vous déclarez lui appartenir; vous lui défendez même de délibérer : elle est dangereuse, car il est difficile de tenir dans la condition de sujet celui auquel vous ne cessez de dire: Tu es souverain! Ainsi, dans l'impétuosité de ses passions, il s'emparera toujours du principe en rejetant vos conséquences.

>> Tel est donc le premier vice de votre Constitution, d'avoir placé la souveraineté en abstraction; par là vous affaiblissez les pouvoirs suprêmes, qui ne sont efficaces qu'autant qu'ils

sont liés à une représentation sensible et continue de la sou-
veraineté, et qui, par la dépendance où vous les avez mis
d'une abstraction, prennent en réalité dans l'opinion du peuple
un caractère subalterne. Cette combinaison nouvelle, qui
paraît à son avantage, est tout à son détriment, car elle le
trompe dans ses prétentions et ses devoirs, et dans ce genre les
écarts de la multitude sont bien redoutables
pour la liberté et

la sûreté individuelle.

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» Il n'en serait pas de même si, voulant constituer une monarchie après avoir reconnu le principe de la souveraineté, vous en déléguiez formellement l'exercice au roi et au corps législatif : cette disposition, je le déclare, me paraît indispen

sable.

>>

Après avoir défini la souveraineté sans la déléguer, et de manière à favoriser les erreurs et les passions de la multitude, le même danger se rencontre dans la définition de la loi, que l'on dit être, d'après Rousseau, l'expression de la volonté générale: mais Rousseau dit aussi que cette volonté générale est intransmissible, qu'elle ne peut être ni représentée ni suppléée; il la fait résulter de l'opinion immédiate de chaque citoyen; et comme vous avez adopté un gouvernement représentatif, le seul convenable à une grande nation, comme les représentans ne sont liés par aucun mandat impératif, que les assemblées primaires ne peuvent délibérer, il résulte de cette différence que la définition de Rousseau, juste dans son hypothèse, est absolument fausse dans la nôtre, et tend seulement à égarer le peuple, à lui persuader que sa volonté fait la loi, qu'il peut la commander, ce qui produit, comme la première cause, un affaiblissement sensible du pouvoir législatif, en élevant sans cesse des volontés partielles et audacieuses à la hauteur menaçante de la volonté générale ; et je dis plus, même dans le système de Rousseau, la loi serait mieux définie l'expression de la justice et de la raison publique; car la volonté générale peut être injuste et passionnée, et la loi ne doit jamais l'être le recensement de la volonté générale est souvent incertain et toujours difficile ; la manifestation de la raison publique s'annonce comme le soleil par des flots de lumière.

» L'abus de ces deux mots, souveraineté du peuple; volonté générale, a dejà exalté tant de têtes qu'il serait bien cruel que la Constitutution rendît durable un tel délire.

>> Si les pouvoirs suprêmes sont, comme je vous le démontre, altérés par leur définition, par l'opinion qu'elle laisse au peuple de sa supériorité, ils ne le sont pas moins par leur organisation. C'est ici que je ne trouve plus une garantie suffisante des droits naturels et civils exposés dans le titre premier, que j'admets comme principe régulateur de la Constitution; car il ne faut plus que le peuple s'y méprenne; je veux pour lui, comme pour moi, et tout autant que le plus ardent démocrate, la plus grande somme de liberté et de bonheur; mais je prétends qu'on doit l'asseoir sur des bases plus solides.

Or voici la source de toutes les méprises et de tous les désordres d'un gouvernement qu'on veut rendre trop populaire.

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Chaque homme ne s'unit au bien général que par sa raison, tandis que ses passions l'en éloignent.

» Ainsi la société, comme collection d'individus, est soumise à deux impulsions divergentes, dont l'une est souvent impétueuse, et l'autre trop souvent faible et incertaine.

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Que doit faire une constitution raisonnable pour assurer le bien général? Renforcer la plus faible de ces impulsions, enchaîner l'autre.

» Pour parvenir à ce but il est évident qu'il faut chercher les moyens là où ils se trouvent le plus naturellement, et éloigner les obstacles.

» Or quelle est la condition sociale dans laquelle il se trouve le plus constamment une habitude de volonté et de moyens tendant au bien général? C'est celle qui a le plus besoin d'ordre et de protection, la condition de propriétaires ; ceux-ci ont pour intérêt dominant la conservation de leur état; la volonté et l'espérance des autres sont de changer le

leur.

» Le gouvernement le mieux ordonné est donc celui dans lequel les propriétaires seuls influent, car ils ont comme les non propriétaires un intérêt égal à la sûreté et à la liberté

individuelle, et ils ont de plus un intérêt éminent au bon régime des propriétés.

» Ils ne sont pas la société tout entière; mais ils sont le tronc et la racine qui doivent alimenter et diriger les branches.

» Ce ne peut donc être que par un abus funeste des principes abstraits de la liberté politique, et sans aucun profit, mais au contraire au grand détriment du peuple, qu'on peut étendre au-delà de la classe des propriétaires le droit d'influence directe sur la chose publique, car alors la plus forte des impulsions qui met les hommes en mouvement, celle des passions, des intérêts privés, agit toujours en grande masse, tandis que le principe de direction le plus faible, celui qui tend au bien général, se trouve réduit tout à la fois à une infériorité morale et physique.

» Mais ce n'est pas assez que la législation d'un empire ne soit confiée qu'aux propriétaires élus par le peuple.

>> Les mêmes raisons qui séparent la discussion et la confection des lois du tourbillon des passions et d'intérêts désor– donnés dans lequel se meut la multitude, doivent appeler encore sur les délibérations toutes les précautions qui peuvent empêcher la précipitation et l'immaturité.

» Ainsi la délibération des lois dans une seule chambre présente infiniment moins de sûreté pour le peuple, et de moyens d'autorité pour la loi, que si elle subissait deux exa mens successifs par des hommes qui ont un esprit et des intérêts non pas opposés, mais différens.

« Je pense donc que la constitution du corps législatif en une seule assemblée, réduisant à la seule condition du marc d'argent l'éligibilité, n'offre point une garantie suffisante des droits naturels et civils qu'elle déclare acquis aux citoyens.

>> Trouverons-nous cette garantie dans un autre pouvoir suprême, celui de la royauté? Je ne le pense pas, car son essence est dénaturée par le mode de délégation et par la définition dans laquelle vous l'avez retranché.

» Le roi est le chef du pouvoir exécutif, sans l'exercer par lui-même. Je ne m'élève point contre cette disposition; la

liberté ne peut être maintenue sans la responsabilité des agens; la royauté n'existe plus si le prince est responsable; ainsi le terme moyen était indispensable.

» Mais la royauté n'existe pas davantage en la réduisant à la seule direction du pouvoir exécutif, dépendant par sa responsabilité du pouvoir législatif.

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La royauté dans un état libre, ne pouvant être utile que comme contrepoids d'un autre pouvoir, doit en avoir un propre, indépendant, tel qu'il soit, suffisant pour mettre obstacle non seulement aux erreurs, mais aux entreprises, aux usurpations du corps législatif: celui-ci ayant continuellement dans sa main, par la responsabilité, les moyens de force que peut employer le monarque, il est indispensable pour conserver l'équilibre des pouvoirs que le monarque ait une puissance morale, une volonté souveraine qui résiste en certains cas au corps législati, et qu'il soit ainsi partie inté– grante de la souveraineté; premier motif pour lui en imprimer le caractère, car celui de chef du pouvoir exécutif convient également à un doge, à un avoyer, au président des EtatsUnis.

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Quel est donc l'attribut essentiel de la royauté? Le seul. qui la distingue des hautes magistratures c'est cette indépendance de pouvoir inhérent à la personne du monarque, par lequel non seulement il sanctionne ou rejette les actes du corps législatif, mais il ajourne ou dissout une assemblée dont les entreprises violentes tendraient à la subversion des principes constitutifs.

» Le roi étant dépouillé de cette autorité, quelle est celle que vous lui avez laissée pour défendre sa prérogative et son indépendance? Il est facile de vous démontrer qu'il ne lui

en reste aucune.

» Le veto suspensif est une arme dont il ne peut user fréquemment, surtout pour maintenir une autorité contre laquelle toutes les autres sont habituellement dirigées par leur nature et par l'appui de l'opinion populaire dont elles émanent.

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Cependant le corps législatif, réuni en un seul faisceau contre le trône, tenant aux corpsTM administratifs par la surveillance et les accusations, est non seulement le centre effectif

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