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pente naturelle de l'esprit humain. A peine investis du pouvoir ils s'habituent à le regarder comme un patrimoine dont ils jouissent, non pas pour l'intérêt général, mais pour leur intérêt particulier; non pas pour la prospérité de tous, mais pour leur avantage personnel. C'est une chose bien remarquable que cette lutte éternelle qui s'établit entre les nations et ceux qui les gouvernent, et il est cruel de penser que la meilleure des constitutions, celle qui renferme les précautions les plus sages pour mettre à couvert les droits du peuple, est encore impuissante pour arrêter les entreprises et empêcher les usurpations des fonctionnaires auxquels il confie l'autorité.

» Un des plus grands bienfaits de la liberté de la presse est de surveiller sans cesse les hommes en place, d'éclairer leur conduite, de démasquer leurs intrigues, d'avertir la société des dangers qu'elle court; c'est une sentinelle vigilante qui jour et nuit garde l'État : elle donne quelquefois de fausses alarmes; mais un excès de prévoyance est préférable à une funeste sécurité, et il vaut mieux être toujours prêt à se défendre, quoique le péril ne soit pas toujours réel, que d'être investi au dépourvu.

>> Il vient même dans toute société un temps où les bienfaits de la loi et son influence salutaire ne se font sentir qu'autant que ceux à qui la garde est confiée et qui en dirigent l'exécution sont intègres et vertueux : il est bien plus important alors d'écrire sur les hommes, pour les contenir dans leurs devoirs, que sur les choses, qu'on n'a plus l'espoir de faire réformer ni d'améliorer.

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Hé bien, autorisez les poursuites contre les écrivains qui censurent ainsi les actions, qui dévoilent les manœvres des hommes en place, et à l'instant cette précieuse surveillance, conservatrice de la liberté publique, est détruite. Quel est le citoyen qui voudra compromettre sa tranquillité, sa fortune, son existence, en attaquant un ministre ou tout autre personnage puissant? Cependant il est convaincu que ce ministre est coupable, qu'il trahit en secret les intérêts de son pays; il en a reçu la confidence d'un subalterne qui ne veut pas être nommé, qui craint de perdre son emploi, et d'être

exposé à la disgrâce la plus fatale pour lui, pour sa famille; il a des indices; la réunion des circonstances ne lui laisse aucun douté : mais il n'a pas de preuves légales, et s'il est traduit en justice il va succomber; il sera déclaré calomniateur, et le vice sortira glorieux ou triomphant.

» O vous qui ne voulez dénoncer à l'opinion les hommes publics que lorsqu'on pourra les convaincre des fautes, des délits qu'on leur impute, réfléchissez à cette doctrine, et voyez combien elle serait dangereuse! Avec quel art ces hommes ne savent-ils pas cacher leurs malversations, tramer un complot! Dans les marches tortueuses qu'ils prennent ils ont soin de ne laisser aucune trace apparente de leurs pas. Qu'il est aisé d'échapper aux regards de la justice et à la punition des lois! Que d'hommes corrompus ont tenu les rênes de l'administration! Que de dilapidations ils ont commises! Que d'abus de pouvoirs ils ont faits! Plusieurs ont été flétris, déshonorés dans l'opinion publique; on a chargé leur mémoire de mille faits coupables: hé bien, qu'ils eussent été appelés au pied des tribunaux, peut-être aurait-il été impossible de les convaincre, et se seraient-ils retirés absous !

» Ce n'est pas seulement parce qu'ils auraient eu pour juges des hommes également pervers, toujours favorables au puissant et inexorables pour le faible, mais parce que dans des délits de cette nature il est rare de trouver des preuves suffisantes et telles que la loi les exige.

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Quoi! j'attendrai que les ennemis aient pénétré dans le sein de ma patrie pour parler des intelligences secrètes qu'ils me semblent avoir avec les chefs de l'État! Quoi! j'attendrai qu'un complot ait éclaté pour dénoncer les conspirateurs! Quoi! j'attendrai que la liberté soit opprimée pour avertir mes concitoyens du danger qui les menace! Et lorsque j'éleverai la voix on me poursuivra, je serai livré aux tribuuaux, et des inquiétudes, des tourmens de toute espèce deviendront le prix de mon zèle et de mon courage!

» Et quand je me serais trompé...! Tout cet appareil de vengeance est pour un homme qui croit son honneur et plus souvent encore son amour-propre offensé! Eh! qu'importe un homme lorsqu'il s'agit du salut de tous! Car, ne vous y

trompez pas, si une fois vous punissez cet écrivain fier et ami de la liberté parce que sa dénonciation est hasardée, vous arrêtez à l'instant mille dénonciations salutaires et protectrices de l'ordre public.

» L'homme qui accepte un poste élevé doit savoir qu'il s'expose aux tempêtes, qu'il appelle les regards snr lui, que les rigueurs de la censure poursuivront toutes ses actions; c'est à lui à interroger son caractère, et à sentir s'il est capable de soutenir les attaques qui lui seront portées, s'il est supérieur aux revers, et même aux injustices. L'homme vertueux qui a la passion du bien et l'amour de ses devoirs doit ce sacrifice à sa patrie, ou pour mieux dire ce n'en est pas un pour lui; il n'a rien à redouter de l'opinion publique; elle peut s'égarer un instant, mais pour revenir plus forte que jamais l'entourer de toutes ses faveurs : que peut une calomnie passagère contre une vie entière consacrée à la vertu, contre des actions pures, contre des services impor

tans!

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Quel est celui qui redoute la publicité, qui tremble à la première attaque? L'homme pervers et corrompu, qui voudrait se cacher ses propres pensées, qui n'ose pas se montrer tel qu'il est, et qui ne peut trouver l'impunité de ses vices et de ses crimes que dans le mystère; l'homme intrigant, pénétré de sa nullité, qui ne soutient son crédit que par des artifices honteux, qui sent que sa réputation peut se dissiper comme un souffle, qui craint les regards pénétrans des gens instruits et courageux; l'homme faible et pusillanime qui chérit son repos, que l'agitation tourmente, qui aime la gloire sans avoir le courage de la défendre, et qui la croit flétrie aussitôt qu'elle est touchée: mais, je le demande, des hommes de cette trempe doivent-ils prendre en main le gouvernail de l'Etat, et n'est-ce pas rendre un service à la chose publique que de les en éloigner?

» Tôt ou tard la voix de la vérité se fait entendre, et justice se fait; la vertu tromphe de tous les efforts réunis pour l'opprimer, et le vice, dépouillé de tous ses dehors séduisans et imposteurs, paraît à nu et dans toute sa turpitude. Parcourez l'histoire, et vous verrez qu'en vain la flat

terie a élevé des statues et des autels aux despotes et aux méchans ; qu'en vain elle a voulu dissimuler leurs crimes : le temps a dissipé toutes ces illusions, et a détruit tous ces monumens honteux de la bassesse et de la corruption : vous verrez aussi que le temps a vengé la mémoire des hommes vertueux, des bienfaiteurs de genre humain; qu'outragés, persécutés pendant leur pénible carrière, la postérité a versé des larmes sur leurs cendres, et a recueilli religieusement leurs travaux.

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» Et d'ailleurs n'est-il pas hors de la puissance humaine d'enchaîner l'opinion? On peut en suspendre, mais non pas en arrêter le cours. Hommes publics, consentez donc à être jugés aujourd'hui, puisque aussi bien vous le serez demain ; laissez écrire en liberté tout ce qu'on pensera de vous, et si vous êtes en paix avec votre conscience bientôt votre innocence paraîtra dans tout son éclat : mais invoquer la vengeance des lois contre l'écrivain qui vous dénonce, qui vous inculpe c'est faiblesse, c'est un exemple dangereux. J'avouerai avec. vous que le premier mouvement de sensibilité peut nous porter à poursuivre celui qui nous outrage; mais la réflexion vient bientôt à la traverse. L'homme qui remplit des fonctions importantes doit être assez élevé pour ne pas se croire atteint par lès traits qu'on lui lance; il doit assez aimer ses semblables pour être indulgent; il doit se dire celui qui m'attaque ne me connaît pas; il a été trompé... Il doit surtout penser que l'intérêt public exige que les hommes en place puissent être facilement et fréquemment traduits au tribunal de l'opinion, afin que les coupables ne se sauvent pas à l'abri d'un innocent légèrement accusé !

» Et puis, pourquoi dans les grandes occasions dédaigneraient-ils de descendre dans cette arène ? Qu'ils démentent les faits; qu'ils innocentent leur conduite les mêmes papiers qui les inculpaient porteront leur justification; les seuls juges vraiment compétens, leurs concitoyens prononceront.

La liberté de la presse sous le rapport des personnes est favorable aux gens de bien et funeste aux méchans; c'est T'effroi des tyrans et la sauvegarde des opprimés; les despotes l'ont toujours eue en horreur, mille exemples l'attes

tent, tandis que les bons princes ne l'ont jamais redoutée. Qu'on se rappelle ces belles paroles attribuées à Théodose à l'occasion de libelles lancés contre lui: Si c'est légèreté, disait-il, méprisons; si c'est folie, ayons pitié; si c'est des» sein de nuire, pardonnons. >>

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Voici, qui le croirait! la grande objection de ceux qui ne veulent pas qu'on s'explique avec toute liberté sur le compte des hommes en place : vous leur enlevez, disent-ils, une considération qu'il est important de leur conserver; ils ne jouissent plus de ce respect qui impose aux subalternes, et qui commande l'obéissance...

» C'est en effet avec ces préjugés que l'on conduit les peuples esclaves; on leur commande sans cesse la soumission la plus aveugle envers tous ceux qui sont investis de quelque autorité : mais un peuple libre veut raisonner son estime ; il ne veut accorder sa confiance qu'à ceux qu'il en trouve dignes ; il ne peut les juger que lorsqu'il a sous les yeux le tableau de leur caractère, de leurs mœurs, de leurs actions; si on lui présente des copies différentes, il les compare et se décide. Laissez donc à la censure toute son action sur les hommes en place.

» Comment d'ailleurs prétendriez-vous l'empêcher? Mais dans l'ancien régime, où ces hommes étaient des idoles, où l'on ne les approchait qu'en tremblant, où respect et servitude étaient synonymes, ne soulevait-on pas souvent le voile qui couvrait toutes leurs turpitudes? Et malgré lieutenans de police, espions, bastilles, on ne tardait pas à mettre le public dans la confidence de toutes les iniquités, de toutes les infamies de ces petits tyrans subalternes.

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>> C'est par une suite de la même objection qu'on ajoute : où trouverez-vous des ministres, où trouverez-vous des magistrats qui veuillent s'exposer à tant d'orages!...

» Je vais le dire. Je réponds d'abord que ces dangers n'ont rien d'alarmant pour l'homme pur et irréprochable; que dans tous les systèmes ils sont inévitablement attachés à tout poste élevé ; que la liberté de la presse n'y expose pas plus que la gêne n'en garantit. J'ajoute qu'il ne s'en présentera encore que trop qui brigueront ces postes de faveur;

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