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paisible sans cette injustice-là. C'est un point si considérable, et tout y tient tellement, qu'il faut d'abord s'y attacher.

» Une des premières attentions du législateur doit être de prévenir les crimes, et il est garant envers la société de tous ceux qu'il n'a pas empêchés lorsqu'il le pouvait; il doit donc avoir deux buts, l'un d'exprimer toute l'horreur qu'inspirent de grands crimes, l'autre d'effrayer par de grands exemples : oui, c'est l'exemple, et non l'homme puni qu'il faut voir dans le supplice.

» L'âme est agréablement émué, elle est, si je puis le dire, rafraîchie à la vue d'une association d'hommes qui ne connaît ni supplices ni échafauds... Je conçois que c'est bien la plus délicieuse de toutes les méditations; mais où se cache la société de laquelle on bannit impunément les bourreaux? Le crime habite la terre, et la grande erreur des écrivains modernes est de prêter leurs calculs et leur logique aux assassins; ils n'ont pas vu que ces hommes étaient une exception aux lois de la nature, que tout leur être moral était éteint: tel est le sophisme générateur des livres. Oui, l'appareil du supplice, même vu dans le lointain, effraie les criminels et les arrête; l'échafaud est plus près d'eux que l'éternité : ils sont hors des propositions ordinaires : sans cela assassineraient-ils ? Il faut donc s'armer contre le premier jugement du cœur, et se défier des préjugés de la vertu.

» 1°. Il est une classe du peuple chez qui l'horreur pour le crime se mesure en grande partie sur l'effroi qu'inspire le supplice; son imagination a besoin d'être ébranlée; il faut quelque chose qui retentisse autour de son âme, qui la remue profondément, pour que l'idée du supplice soit inséparable de celle d'un crime, singulièrement dans ces grandes cités où la misère soumet tant d'individus à une destinée malheureuse.

» Cette quantité n'est point à négliger dans le calcul du législateur. Avant de briser un ressort tel que celui de la terreur des peines il faut bien savoir que mettre à sa place, et se souvenir du précepte, hátez-vous lentement, dès la surtout que la mesure du danger est inconnue,

» 2o. Vous avez effacé l'infamie qui faisait partie de la peine; le criminel, s'il est père, ne léguera plus l'opprobre

à ses enfans: or si vous supprimiez à la fois et la mort et la honte quel frein vous resterait-il ?

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>> Personne ne combine comme un scélérat froid; il se dirait alors j'ai deux chances; la première est la fuite ( et l'homme conserve toujours l'espérance d'échapper); la seconde est la soustraction à la mort si j'ai la maladresse de me laisser prendre... Telle serait sa petite géométrie ; et à quel degré ne menacerait-elle pas la société entière!

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>> Celui qui veut commettre un crime répondra-t-on peut-être, commence par se persuader qu'il échappera au supplice, et il part de cette espèce de certitude qu'il se compose.

» Si l'objection est exacte la conséquence immédiate est qu'il faut abolir non la seule peine de mort, mais toutes les autres, puisque le scélérat calcule comme si ces deux choses n'existaient pas 8 si c'est ce qu'on veut dire toute discussion doit finir là; mais c'est à peu près discuter l'évidence que d'ériger en problème si la perspective de la mort, si le spectacle de ceux qui la subissent laisse le scélérat tranquille il faut un ébranlement et des impressions physiques; son âme est fermée à toute autre émotion.

» Le méchant ne craint pas Dieu, mais il en a peur; tel est le sentiment qu'éprouve le scélérat à la vue de l'échafaud. Gardez-vous donc de désespérer de l'énergie de ce ressort, très malheureusement nécessaire! Que prétend-on au reste y substituer? Un supplice lent, un supplice de tous les jours? L'idée n'est pas neuve. Mais quelques années sont à peine écoulées que le sentiment d'horreur qu'inspire le crime s'affaiblit; on ne voit plus que la peine et son éternelle action; le criminel finit par intéresser, et alors on est bien près d'accuser la loi; tout cela ne varie que par des plus ou des moins, plus difficiles à exprimer qu'à saisir or est-ce une bonne législation que celle qui fait imfailliblement passer la pitié de l'assassiné à l'assassin ?

>> La société doit garantir, protéger, défendre; le pourra-telle réellement avec cela? Observez que la nécessité a presque dicté les mêmes lois par toute la terre, et c'est une terrible autorité que celle du genre humain. A côté d'elle se place un raisonnement qui n'en est pas indigne : qui vous répondra

qu'aucun de ces criminels que vous condamnerez à un perpétuel esclavage ne brisera ses fers et ne viendra effrayer la société par des crimes nouveaux? Que deux seulement échappent dans une année, et voilà cent autres scélérats qui se livreront au crime dans l'espoir d'échapper comme eux.

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Quelle inégalité ne jetez-vous pas entre le pauvre et le riche! De tous les êtres un geolier n'est pas le plus incorruptible; il y a des choses que le riche trouve toujours à acheter, ou par lui ou par sa famille, lorsqu'il a une grande mesure d'intérêt à le faire. Ainsi vous assurez l'impunité à celui qui aura de l'or et des patrons; toujours il échappera à vos lois, et le pauvre seul sera puni. Je me trompe encore dans un sens, l'adresse du scélérat robuste finira dans plus d'une occasion par lui tenir lieu d'or; quelle est la prison dont à la longue des êtres de cette trempe ne s'échappent pas ?

» Je suppose (et l'hypothèse est dure) qu'ils subissent leurs douze ou leurs vingt-quatre années; combien ne se corrompront pas entre eux des hommes qui seront en communauté de vices pendant vingt-quatre ans ? Que feront-ils en sortant de là? Si à la longue l'haleine de l'homme est mortelle à l'homme plus encore au moral qu'un physique, qu'aurezvous à espérer d'eux? Mettez pendant vingt-quatre ans, pendant dix, et même beaucoup moins, un honnête homme en société avec des assassins; s'il ne se corrompt pas l'expérience des siècles aura tort.

» Sans être exagérateur ni fataliste on peut dire qu'il est des hommes dont la probité n'est qu'une impuissance; il en est qui ne s'échappent de Brest ou de Toulon que pour se faire conduire à la mort: c'est ce qui explique l'endurcissement des vieux criminalistes. Si vous forcez vos juges à respecter la vie de ces êtres qui regardent les supplices comme leur mort naturelle, que deviendra la sûreté publique? II faudra donc rendre à chaque citoyen l'exercice de sa force individuelle.

» Observez qu'aujourd'hui la justice criminelle est généreuse, qu'elle est même magnanime; la procédure n'est plus un duel entre elle et l'accusé, elle asssocie le public à ses décrets, et l'on a épuisé tout pour que la tête d'un

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innocent ne puisse plus tomber. Si à l'établissement des jurés vous joignez l'abolition de la peine de mort; si vous ôtez à l'homme, c'est à dire à un être qui abuse de tout, le plus grand des freins, craignez que dans vingt ans la France ne soit plus qu'une forêt.

» La Toscane, me dira-t-on, en est-elle une? et cependant la peine de mort y est abolie.

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Quelle distance entre les rapports! La Toscane est un petit état, et le prince un père de famille qui surveille et embrasse d'un coup d'œil tout son duché.

» Ecoutons M. Dupaty dans ses Lettres sur l'Italie :
» Le grand duc voit passer pour ainsi dire une pensée

» mécontente au fond de l'âme, et l'arrête tout court par un seul mot. On lui reproche d'avoir des espions; il répond : je n'ai pas de troupes. »>

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» Un tel gouvernement prévient les crimes, et n'a plus à les punir. C'est une machine qui peut aller en petit parce que tout est sous la main du mécanicien, et que les frottemens sont presque nuls; mais essayez de les exécuten en grand!.... Voyez si l'empereur a confirmé, s'il a adopté les lois du grand duc!

L'impératrice de Russie Elisabeth fit serment en montant sur le trône, de ne punir de mort aucun criminel, et ce serment fut accompli. On s'empressera d'assurer que depuis elle il y a eu moins de crimes eu Russie que dans le temps où les supplices y étaient prodigués........ Si la conséquence est exacte je demande pourquoi Catherine l'a rétablie ; pour des cas rares, je l'avoue, mais elle l'a rétablie si elle avait : pu ne pas le faire aurait-elle perdu, cette occasion de plus de faire parler les bouches de la renommée, elle dont le cœur est le théâtre de toutes les ambitions, elle qui voudrait monter au temple de la gloire pour tous les chemins?

» La sagesse américaine a-t-elle proscrit la peine de mort? Ce peuple, qui a procédé avec tant de maturité, s'est-il privé d'un tel ressort? Celui que l'on peut regarder comme l'héritier de la sagesse des peuples primitifs, ne l'a-t-il pas conservée? Seulement nul coupable ne peut subir sa sen-tence qu'elle n'ait été revue par l'empereur, « car il serait

barbare, dit la loi de la Chine, qu'un fils mourût à l'insu » de son père.

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» Les fondateurs de ces empires ont bien vu que nécessairement il fallait gouverner par les sensations et par la crainte ceux qu'on ne pouvait gouverner par la raison.

» A cela s'unit une vérité non moins importante, c'est que la science du législateur ne consiste pas tant à porter des lois qu'à connaître celles qu'il ne faut pas faire; or dans quel moment aboliriez-vous la peine de mort? Dans un moment d'anarchie, où vous n'avez pas assez de toutes vos forces contre la multitude, à qui l'on a appris qu'elle pouvait tout; où il faudrait multiplier les freins et les barrières contre elle loin de les affaiblir; dans un moment enfin où le sentiment de la religion est prêt à s'éteindre dans plusieurs classes de la société, et où les mœurs en général ne sont pas d'une très grande pureté.

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Ne croyez pas que vous allez faire sortir de terre une génération propre à recevoir vos lois; il faut vous borner à examiner ce que vous devez craindre, ce que vous devez espérer des hommes d'après ce qu'ils ont été dans tous les siècles.

» Sans doute on doit laisser crier le préjugé, mais c'est lorsqu'on a pour soi la raison. Quel fut à Rome dans la liste des empereurs le premier désapprobateur de la peine de mort? Néron. Pendant plusieurs années, chaque fois qu'il signait un arrêt de mort, il s'écriait je voudrais ne pas savoir écrire ; vellem nescire litteras. Constantin, que plus d'un historien accuse d'avoir été l'assassin de presque toute sa famille, fit apprendre à écrire à son fils en obligeant à copier des lettres des grâce. Trajan, Marc-Aurèle et le pieux Antonin, ces êtres que le genre humain produit comme des monumens dont il s'honore, ont-ils aboli la peine de mort?

» Titus se fit souverain pontife, dit Suétone , pour n'être ni l'auteur ni le complice de la mort d'aucun citoyen; ut puras servaret manus; nec auctor poshác cujusdam necis nec conscius. Prétendrons-nous être plus éclairés que Trajan et Marc-Aurèle, et plus humains que Titus? Il voulut con

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