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Opinion de M. Duport. (Séance du 31 mai 1791.)

» S'il est une question qui n'appartienne qu'à la raison, qui soit au-dessous de tous les intérêts et de tous les partis, c'est évidemment celle qui nous occupe en ce moment.

» C'est ici que, sans danger et sans crainte, nous devons chercher à éclairer notre délibération de cette philosophie bienfaisante et douce qui, après avoir été long-temps au sein du despotisme la consolation et l'espoir des citoyens éclairés et vertueux, a depuis présidé aux veilles des législateurs ; elle seule peut dégager la question des préjugés qui l'entourent encore, et qui, comme tous les autres, se sont établis et fortifiés par l'habitude et la paresse de l'esprit; elle seule peut élever l'âme au-dessus de ce sentiment secret de défiance et d'appréhension personnelle qui nous détourne involontairement de l'idée d'aucune diminution, d'aucun changement même dans les peines; car souvent, démêlant mal les causes qui font naître et entretiennent les crimes atroces dans une société, chacun en opinant pour la peine de mort croit augmenter ainsi les chances en faveur de sa propre sûreté.

» J'ai tâché d'approfondir davantage la matière, et quel que soit le mérite des idées que je vais vous soumettre j'ai du moins la conscience que l'opinion qu'elles expriment s'est formée chez moi avec réflexion. Eh! qui oserait, messieurs, essayer d'inffuer sur une aussi grande délibération par de simples aperçus, ou y apporter une détermination légère et peu réfléchie!

» Je ne m'engagerai pas dans la question métaphysique de savoir si la société a ou non droit de vie et de mort sur ses membres.

» Les hommes, a-t-on dit, n'ont pu donner à la société sur eux que les droits qu'ils avaient eux-mêmes ; or personne n'a le droit de mort sur les autres ni sur soi-même, car il n'y a que des malades ou des insensés qui se tuent.

» D'autre part on soutient que la société peut faire tout ee qui est indispensable à sa conservation, et qu'elle peut

en conséquence établir la peine de mort si elle la juge indispensable pour se conserver.

Il serait possible de répondre d'abord que jamais un simple meurtrier ne peut mettre en danger une société entière; on pourrait ajouter que les hommes ont gardé et gardent encore dans l'état de société l'exercice de la défense personnelle, dont l'obligation immédiate peut seule motiver et justifier la mort de celui qui attaque, et qu'ils ne remettent à la société qu'un droit de protection générale, celui de prévenir et de réprimer les agressions, droit qui ne renferme point la nécessité, par conséquent l'excuse du

meurtre.

Mais sans entrer plus avant dans cette discussion je vais poser la question d'une manière moins favorable peut-être à l'opinion que je défends, mais propre à conduire à un examen plus facile, et à une solution plus prompte et plus complète de la difficulté. J'accorde qu'il faut établir la peine de mort si elle est indispensable à la conservation de la société, , ce qui est la même chose, au maintien des droits naturels des hommes : sans doute on ne me contestera pas que si cette peine n'est pas nécessaire à cet objet elle doit être abolie. Ce principe, messieurs, je le puise dans vos propres décrets, dans l'article 8 de la Déclaration des droits, qui porte : « La loi ne peut établir que des peines strictement et évidem

ou

»ment nécessaires. >>

» Or je prétends prouver non seulement que la peine de mort n'est pas nécessaire, mais 1° qu'elle n'est pas propre à réprimer les crimes auxquels on veut l'appliquer; 2o que bien loin de les réprimer elle tend au contraire à les multiplier.

» Je n'ai garde ici, messieurs, d'abuser de l'humanité qui semble embellir la cause que je défends, et d'opposer à mes adversaires la défaveur de celle qu'ils soutiennent; je conviens qu'aucun motif honteux ne peut les porter à se déterminer en cette matière, et il ne faut se défendre que d'une résolution légère et de la fausseté du raisonnement.

>> De la manière dont la question vient d'être posée il résulte

déjà qu'il est un cas où la société a le droit de donner la mort; c'est lorsque sa conservation, tout entière y est intéressée ainsi lorsqu'un chef de parti est arrêté, et que son existence, en prolongeant la guerre et l'espoir de ses adhérens, peut compromettre la sûreté de la société entière, sa mort est indispensable, et des lors elle est légitime.

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Vos comités ont admis ce principe; il ne trouvera pas de contradicteur : mais alors la mort n'est point une peine, et, c'est comme telle que nous allons la considérer ici, comme étant la punition d'un coupable que la société retient dans les, fers, et dont elle peut aisément empêcher pour l'avenir les mauvais desseins. Analisons cette peine.

» Qu'est-ce que la mort? La condition de l'existence, une obligation que la nature nous impose à tous en naissant, et à laquelle nul ne pent se soustraire. Que fait-on donc en im molant un coupable? Que bâter le moment d'un événement certain; qu'assigner une époque au hasard de son dernier instant. N'est-on pas déjà surpris qu'une règle immuable de la nature soit devenue entre les mains des hommes une loi pénale; qu'ils aient fait un supplice d'un événement commun à tous les hommes! Comment ose-t-on leur apprendre qu'il n'y a de différence matérielle entre une maladie et un crime, si ce n'est que celui-ci fait passer avec moins de douleur de la vie au trépas! Comment n'a-t-on pas craint de détruire la moralité dans les hommes, et d'y substituer les principes d'une aveugle fatalité, lorsqu'on les accoutume à voir deux offets, semblables résulter de causes si différentes!

Les scélérats, qui, comme presque tous les hommes, ne sont guère affectés que par les effets, ne sont malheureusement que trop frappés de cette analogie; ils la consacrent dans leurs maximes; on la retrouve dans leurs propos habituels : ils disent tous que la mort n'est qu'un mauvais quart d'heure, qu'elle est un accident de plus dans leur état; ils se comparent au couvreur, au matelot, à ces homines dont la profession honorable et utile offre à la mort plus de prises et des chances plus multipliées; leur esprit s'habitue à ces calculs, leur âme se fait à ces idées, et dès lors vos supplices perdent tout leur effet sur leur imagination.

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Législateurs, quoi que vous fassiez, vos lois n'empêcheront pas que la mort ne soit nécessaire pour l'honnête homine comme pour l'assassin. Que faites-vous de plus contre ce dernier? Vous rendez son époque un peu moins incertaine ; et c'est de cette légère différence que vous attendez tout votre système de répression! Vous oubliez qu'il n'y a que la mort actuelle qui puisse être vraiment répressive; voilà la source de l'erreur. On dit qu'il n'est pas d'homme sur lequel elle n'ait une grande influence je l'avoue, lorsqu'elle est devant ses yeux, inévitable et instante; mais sitôt que son image ne se présente que dans un avenir éloigné elle s'enveloppe de nuages, on ne l'aperçoit plus qu'à travers les illusions de l'espérance; alors elle cesse d'agir sur l'imagination; elle cesse de devenir un motif ou un obstacle à nos actions.

:

>> Je vais plus loin'; l'assassin est-il le seul qui coure le risque de hâter la fin de sa vie? L'officier civil, le militaire, le simple citoyen ne doivent-ils pas être prêts à s'offrir à la mort plutôt que de trahir leurs devoirs? C'est vous-mêmes qui le leur prescrivez; mais comment espérez-vous assouplir ainsi l'esprit des hommes et modifier leurs pensées au point de les diriger à votre gré vers des idées contradictoires? Quelle est votre position? Vous n'avez que la mort à offrir au crime et à la vertu ; vous la montrez également au héros et à l'assassin : à l'un, à la vérité, comme un devoir qui l'associe à une gloire iminortelle; à l'autre comme un supplice ignominieux. Mais c'est donc encore sur une distinction subtile et métaphysique que s'appuie uniquement le ressort que vous employez ; c'est dans l'amour de l'estime, dans la crainte du blâme que vous cherchez à trouver le seul mobile qui doit animer les hommes ou les contenir. Vous réussissez sans doute pour l'homme vertueux, qu'on peut aisément diriger par ce genre d'influence; mais aussi vous échouez nécesTM sairement contre le scélérat; celui-ci ne voit que l'effet matériel dans votre supplice; sa moralité ne saurait l'atteindre; l'infamie ne le touche point; la peine pour lui n'est que la mort; la mort n'est qu'un mauvais quart d'heure.

» Je le demande aux plus zélés partisans de la peine de mort, qu'ils répondent au dilemme suivant: ou le scélérat est

affecté de l'idée de l'infamie attachée à son supplice; alors il est bien plus utile de la joindre à un supplice vivant et durable, car il y sera certainement plus sensible lorsqu'il en sera personnellement l'objet que lorsqu'après lui elle doit s'attacher à sa mémoire : ou bien il ne sera pas affecté de l'idée de l'infamie; alors vous êtes forcés de convenir que la mort n'est plus pour lui qu'un accident commun à tous les homines, que le crime et la vertu accélèrent également, et qui ne renferme plus rien de pénal, plus rien de capable de réprimer et de contenir. Il est donc évident dans les deux cas que la peine de mort est non seulement inutile, mais peu propre à réprimer les crimes.

» Ainsi raisonne surtout l'homme que votre loi a pour objet; non le citoyen qui est guidé par la considération de ses devoirs, non le fripon ou le vil escroc pour lequel d'autres peines sont destinées, mais l'homme sanguinaire et féroce qui conçoit un forfait et calcule froidement les moyens de l'exécuter; voilà celui que vous menacez de la mort pour le détourner de son crime. Mais ne voyez-vous pas que cet homme est déjà familiarisé avec l'idée de la mort et de l'effusion du sang? Vos menaces ne sauraient le retenir, et votre loi même l'y encourage... (Murmures.) L'horreur du meurtre diminue en lui lorsqu'il se dit à lui-même qu'il s'expose à la même peine; une sorte de courage semble ennoblir son crime et le rendre moins odieux à ses yeux... (Nouveaux murmures.) Si Montesquieu ou Beccaria étaient en ce moment dans cette tribune je demande qui aurait l'audace de les interrompre?... (Murmures, interruption.) Ce sont pourtant les idées de ces grands hommes que je vous exprime. Voulez-vous, je le répète, voas assurer que l'image de la mort ne se mêle jamais aux motifs qui déterminent nos actions ordinaires, voyez si ceux qui se livrent à des excès sont retenus par la crainte de la mort qui les suit! La raison leur dit bien néanmoins qu'ils raccourcissent la carrière de leur vie ; mais la mort est un frein impuissant pour eux; et vous espérez qu'elle arrêtera le scélérat qui est poussé vers le crime par son caractère, par ses habitudes, et souvent par le besoin ou le désespoir !

C'est une grande faute dans laquelle on tombe involon

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