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M. Duport. « Je disais donc que, de la manière dont on envisage les choses et les personnes dans l'atmosphère du pouvoir exécutif, je doute que la cause du peuple, celle des citoyens y soit le mieux écoutée. (Applaudissemens. )

» On a dit que la clémence était un devoir des rois ; on a cité à cet égard tous les rois qui existent, et notamment celui d'Angleterre. On devait se borner à cette seule citation, car c'est dans ce pays seul qu'il existe une constitution dans laquelle les droits des hommes ont été plus ou moins respectés, mais où du moins ils ont été reconnus : il est temps de faire cesser le prestige qu'on a voulu nous imposer à cet égard. Il est bien vrai que le roi d'Angleterre a le droit de faire grâce; mais les Anglais ont en général divisé l'administration de la justice en justice exacte et rigoureuse et en justice d'équité et de clémence; ils ont bien senti que non pas la clémence, mais l'équité est une portion nécessaire de la justice elle-même; ils n'ont donné à leurs jurés que le droit de dire purement et simplement leurs opinions sur le crime, et non sur des circonstances très évidentes qui l'atténuent; ils ne leur ont donné que le droit pur et simple de déclarer que l'accusé est coupable ou non... »

M. Dufraisse-Duché. » M. Duport, qui est un ci-devant conseiller au parlement, n'a qu'à feuilleter les registres de la chancellerie; il verra que sur cent lettres de grâce il y en avait quatre-vingt-dix accordées à la classe la plus malheureuse du peuple; il verra que... » (Murmures.)

M. Duport. Je rends grâce à l'opinant qui m'a interrompu pour me dire que sur un très grand nombre d'arrêts qui ont été rendus au parlement les grâces ont été accordées à la classe la plus malheureuse du peuple; je vais lui répondre catégoriquement. Il est constant que tant que l'usage des lettres de cachet a subsisté on né donnait pas même au peuple cette apparence de justice que les hommes considérables commençassent une instruction criminelle... (Applaudissemens à gauche, murmures à droite.) Votre comité des lettres de cachet pourrait vous l'attester s'il était nécessaire, car je ne crois pas qu'il y ait un homme

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de bonne foi qui puisse douter que dans l'ancienne manière dont la justice était administrée les hommes prétendus comme il faut, les hommes qui avaient des moyens de fortune ou de crédit ne trouvassent celui de se soustraire aux premières poursuites de la justice. J'atteste encore que dans la manière dont la justice était administrée il y avait effectivement non pas seulement des lettres de commutation, mais étonnamment de sursis qui étaient accordés aux différens criminels, et cela surtout au parlement de Paris, par cette raison que les accusés avaient plus aisément accès auprès des hommes puissans qui distribuaient les sursis; je ne dis pas que ce soit en faveur des hommes considérables que ces sursis avaient été accordés, car je réponds qu'à très peu d'exceptions près jamais un homme considérable n'a été mis en jugement...» (Applaudissemens à gauche.)

M. Montlausier. « Et M. le duc d'Aiguillon au parlcment de Bretagne !... »

M. Duport. Ce n'était pas sur de simples malheureux que le droit de grâce s'exerçait; c'était en faveur de ceux, de quelque classe qu'ils fussent, qui savaient intéresser en leur faveur. Cela même a été un objet constant de réclamation de la part des anciens tribunaux, parce qu'ils s'étaient aperçus que l'administration de la justice était extrêmement partiale, et qu'elle ne présentait plus au peuple le seul, le véritable et le plus utile exemple qu'elle puisse leur accorder, une application impartiale de la loi pour tout le monde.

» Je reviens à ce que je vous disais de l'administration de la justice en Angleterre dans les circonstances qui doivent faire fléchir la rigueur de la loi. Hé bien, les Anglais ont attribué au roi en général le jugement de ces circonstances atténuantes, et c'est sur ce jugement qu'est fondé principalement la nécessité du droit de faire grâce attribué au roi. Ce droit s'exerce par le ministère même des juges qui reviennent des sessions; ils rapportent au roi la liste des différens condamnés et la note des circonstances qui peuvent déterminer

une commutation de peines, et c'est sur cela que le roi exerce un droit nécessaire dans la jurisprudence anglaise. Voici un autre fondement de ce droit.

» Les Anglais ont admis une doctrine générale de peines; ils ont condamné presque tous les crimes à la peine de mort : ainsi un simple voleur qui vole au-dessus d'un schelling est condamné à mort par la loi. Mais voici comment ils ont cru qu'il était nécessaire d'établir cette peine, en se réservant de l'atténuer selon les circonstances; ils ont pour principe cette maxime que Cicéron a exprimée, et qui est, que la crainte doit aller à tous et la peine à peu metus ad omnes, pœna ad paucos. Voilà la base du code pénal anglais; mais vous concevez que ce serait un système atroce qui ne pourrait subsister dans aucun pays s'il n'était pas exercé avec miséri– corde; et voilà pourquoi dans le sacre du roi d'Angleterre, où il est dit qu'il exercera la justice, il lui est imposé de l'exercer avec miséricorde. Ainsi le système anglais est complexe; il veut d'une part, par la peine de mort pour tous, metus ad omnes, et ensuite que les circonstances puissent être choisies, et que le jugement de ces circonstances soit remis dans les mains du roi, qui est poena ad paucos par là que dans certaines circonstances on ordonne une commutation de peine, et que la peine de mort est, comme en France, à peu près réservée à des crimes atroces. Voilà, messieurs, le double système des Anglais; et, comme vous voyez, il résulte évidemment de ce double système la nécessité absolue que le roi d'Angleterre ait droit de faire grâce. Mais chez nous cette nécessité existe-t-elle ? Non. Le droit de grâce doit-il exister? Je ne le pense pas, parce que selon nous les fonctions des jurés ne se bornent pas seulement à examiner le fait matériel, mais à examiner le fait intentionnel; c'est en examinant les témoins, c'est en confrontant les preuves, c'est en rassemblant les différentes circonstances d'une affaire qu'on est parfaitement instruit du fait..

: c'est

L'examen du fait appartient nécessairement aux jurés; il serait ridicule de le transférer au roi; comment le roi 'serait-il mieux instruit du fait que les jurés? Je sens bien comment il le serait plus mal, parce que la vérité ne par

vient presque jamais jusqu'à lui... (Applaudissemens à gauche.) Il est donc évident que les jurés peuvent d'abord examiner le fait dans toutes les circonstances, et ensuite il est évident qu'ils ont une aptitude bien plus grande å connaître la vérité du fait dans toutes ses circonstances que le roi, qui ne peut le savoir que par des gens placés hors du lieu où le délit a été commis, et intéressés pour la plupart à les lui cacher.

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Cependant, messieurs, je vous prie de saisir cette distinction, qui me paraît très juste; c'est que si vous séparez du droit de faire grâce cette nécessité de tempérer la loi par l'équité, c'est à dire que dans telle circonstance la loi ne puisse être rigoureusement appliquée, que restera-t-il du droit de faire grâce? Il ne restera qu'un droit arbitraire, de caprice, qu'il est absolument indigne d'hommes libres d'établir et de souffrir, c'est à dire un droit que les despotes n'osent pas avouer, car ils établissent toujours le droit de faire grâce sur les motifs que je viens de vous dire ; et si vous les séparez le droit de faire grâce n'est plus que celui de déterminer sans aucun motif à qui l'on accordera ou à qui l'on n'accordera pas une faveur injuste, puisqu'elle est contraire à la loi voilà ce qui résulte du droit de faire grâce bien décomposé. » ((Vifs applaudissemens.).

:

M. Duffraisse. « Le jugement doit être libellé.

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M. Duport. « On dit que le jugement doit être libellé; je ne sais si l'on pense pas bien à ce qu'on dit, car on vous dit qu'il faut que l'application de la loi au fait soit libellée ; mais comment cela instruit-il celui qui ultérieurement doit avoir à décider si les circonstances peuvent atténuer le délit? Rappelez-vous, messieurs, que la procédure pardevant les jurés ne se fait pas par écrit; ainsi il vous faudrait donc, comme en Angleterre, que le roi fût instruit des circonstances par les juges.

>> En Angleterre cela peut se faire ainsi pour deux raisons; d'abord parce que les juges sont institués par le roi, parce qu'ils reviennent à Londres après avoir jugé dans les comtés, et ensuite par le .respect, qui vient du temps,

qui vient encore d'autres circonstances, et qui entoure la qualité de juge. Mais je vous demande, messieurs, quelle sûreté il y aurait pour votre liberté si les jages en France avaient le droit de déterminer presque nécessairement la volonté du roi sur tel ou tel individu; car remarquez bien que les jurés étant éparpillés pour ainsi dire aussitôt après le jugement, il n'y a qu'eux qui pourraient déterminer le roi à faire grâce ou non; or cela est évidemment absurde, ainsi je pense, messieurs, qu'en France vous avez, pour l'intérêt public, l'équité confondue avec la justice.

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» On vous a dit qu'on abusait de toutes les institutions...... Cela est vrai; mais quel est le moyen d'éviter les abus du pouvoir ? C'est de remettre le pouvoir dans la main de ceux qui n'ont aucun intérêt d'en abuser or il est évident que les jurés, qui auront des imperfections parce que ce sont des hommes, n'ont d'ailleurs aucun intérêt à l'injustice; au contraire, ils ont par eux-mêmes l'intérêt le plus grand à la justice, par la raison qu'ils en sont tous les jours l'objet. Quant au roi on se méprend bien, ce me semble, dans la manière dont on en a parlé tout à l'heure. Qui est-ce qui rend le roi nécessaire à notre Constitution, qui est ce qui le rend inviolable? C'est qu'il est plutôt un pouvoir qu'un individu. Ainsi ce n'est pas la sensibilité, d'un roi, d'un homme, qui doit servir de base à la liberté d'un pays, mais l'exercice régulier d'un pouvoir légal. (Applaudissemens. Je pense done, que l'on cherche à égarer la sensibilité de l'Assemblée..

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o Enfin l'on vous a dit que si tous le peuple français était rassemblé en comices il donnerait unanimement au roi le droit de faire grâce... Tel est, messieurs, l'avantage des gouvernemens représentatifs, que le peuple choisit pour le représenter un petit nombre de personnes, afin de se prémunir contre ces mouvemens oratoires avec lesquels du haut d'une tribune on pourrait l'égarer. (Nombreux applaudissemens.) ..

M. Demenonville. (Il avait témoigné de l'impatience pendant le discours de M. Duport. ) « La dernière phrase du

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