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les mêmes idées, et l'esprit ne s'exerce qu'à varier les tournures.

2o Des argumens pertinens n'ont en général que peu de prise sur les passions; ils tendent même plus à les réprimer qu'à les flatter. Mettez les personnalités en jeu : celui qui attaque trouve dans la censure personnelle un attrait d'indépendance et de liberté, ou la jouissance d'humilier des supérieurs, « et ne pouvant atteindre à la grandeur, »>il se venge par en médire. » Celui qui loue se plaît à faire cause commune avec de plus puissans que lui, et croit entrer en société avec eux par les éloges qu'il leur prodigue.

L'ignorance et l'indolence, la haine et l'amitié, les intérêts communs et contraires, la servile dépendance et l'indépendance jalouse, tout concourt à donner aux personnalités cet ascendant si général. Plus on est soumis soi-même à ces passions, plus on est porté à croire à leur influence sur les autres ; et le préjugé le plus légitime contre un individu, est celui qui résulte de son penchant à user de personnalités injurieuses et inflammatoires.

Ces injures politiques tournent souvent au triomphe de l'homme ferme et modéré qui sait les repousser avec dignité. Frappe, dit-il, mais écoute. Les personnalités qu'il dédaigne retombent sur l'antagoniste imprudent qui se sera blessé de

ses propres armes.

CHAPITRE VIII.

SOPHISME DES DIVERSIONS ARTIFICIEUSES.

CE mode d'argumentation frauduleuse s'expliquera mieux sous la forme d'une instruction pour l'employer.

Propose-t-on quelque mesure qui ne s'accorde pas avec votre intérêt ou votre inclination, mais qu'il ne vous paraît pas prudent d'attaquer de front et de représenter comme absolument pernicieuse? - mettez en avant quelqu'autre mesure relative ou non à celle que vous voulez éluder, et qui puisse rivaliser avec elle. « Pourquoi cette mesure,

et pourquoi pas celle-ci ou telle autre?» par ce moyen vous opérez une diversion, vous détournez l'attention du projet qui vous contrarie, vous affaiblissez son importance en présentant d'autres objets à l'esprit de vos auditeurs.

Ce mode d'agir ne pourrait point se ranger dans la classe des opérations sophistiques, dans le cas où la mesure proposée en substitution de la première, serait réellement d'une utilité plus immédiate.

Quelquefois on jette en avant ces mesures rivales sans les convertir en propositions distinctes; on ne veut que suspendre ou écarter la première

question. Et quoique cette espèce de diversion paraisse très-faible, tous ceux qui ont l'habitude des assemblées politiques savent que ce moyen est très-efficace, qu'il déroute les idées, et qu'il peut consumer des séances avant qu'on puisse se rallier au point en question, si même il est possible d'y revenir.

On se sert encore plus ingénieusement de ces diversions en introduisant une contre-mesure, soit tout-à-fait étrangère à la question, soit analogue, mais inférieure. S'agit-il par exemple d'un plan de réforme ou d'économie? le parti hostile lui oppose un plan rival qui limite la réforme ou l'économie à quelque objet minime. *

Cependant cela même est encore un sacrifice d'intérêt, auquel on ne se résout qu'à la dernière extrémité.

Le grand point est de susciter une contre-mesure tout-à-fait étrangère, qui fasse une diversion complète, et qui occupe un temps considérable. Les événemens publics en fournissent souvent l'occasion ou le prétexte ; et l'on se saisit, dans cette vue, des moindres incidens, surtout des person

*Ceci n'est pas, à proprement parler, un sophisme; mais comme il y a une grande connexion entre ces deux stratagèmes, qui ont également pour objet d'opérer une diversion, on a cru que ces observations ne paraîtraient pas déplacées.

nalités, pour donner un autre cours aux débats et aux affaires.

Mais enfin, s'il n'y a pas moyen d'éluder entièrement la mesure, si la nécessité d'un sacrifice existe, le premier objet, pour vous, doit être de vous emparer du plan et de son exécution, d'annoncer que vous êtes prêt à offrir vous-même un projet relatif; et quand vous avez gagné ce point qu'un parti ministériel est toujours sûr d'emporter, on ne saurait vous refuser le temps nécessaire pour le préparer; vous prenez vos engagemens pour session suivante, et vous voilà tranquille.

la

La session suivante est arrivée. Le commencement n'est pas favorable pour proposer votre projet: on a trop d'affaires courantes et urgentes à expédier; vous avez ensuite les chances des circonstances imprévues, mais s'il n'est pas prudent de le remettre, vous le proposez à la fin de la session. Il faut nécessairement l'ajourner à la session suivante; voilà du temps gagné, et vous n'avez encouru aucun blâme; ce que vous aviez promis, vous l'avez fait.

Votre mesure est-elle enfin sur le tapis? vous avez à choisir entre deux plans d'opérations, celui des délais, celui d'une rejection totale.

Celui des délais sera naturellement préféré : tant que vous pouvez les prolonger, vous ne perdez rien ni pour votre objet ni pour votre réputation. L'ex

trême importance et l'extrême difficulté de la mesure sont des topiques merveilleux et que les échos de la salle répètent merveilleusement.

A-t-on épuisé le fonds des délais, la question est-elle en débat? il y a des moyens qui ne sont point trop inconnus pour faire naître une opposition secrète à la mesure même qu'on propose; mais sans avoir recours à ces moyens, on peut toujours compter sur les adversaires naturels de toute innovation, de toute réforme.

Apres tout cela, que la mesure soit relative à la loi pénale, à la loi civile, à la procédure, ou à tout autre objet important, vous auriez joué d'un grand malheur, si la réforme, d'abord proposée d'une manière menaçante, ne s'était réduite, entre vos mains ou dans celles d'un comité favorable, à quelque modification d'abus presque insignifiante, à quelque léger changement, à quelque minime économie, à quelque enquête superficielle; et s'il n'en résultait même pour vous, sans aucun sacrifice réel de votre intérêt, un accroissement de réputation dans le caractère de réformateur.

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