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sent ferait naître ce genre de combinaison, l'avenir doit en offrir une tout autre et même opposée. Si la concorde n'est malheureusement pas durable, les inimitiés sont aussi passagères. Aux guerres les plus sanglantes doit enfin succéder la paix, plus ou moins désirée, mais toujours nécessaire. La Suède et la Norvège seraient, en pareil cas, politiquement et géographiquement placées comme puissances impartiales, et le système d'équilibre, que j'ai réussi à maintenir pendant de longues années, me fait espérer que je pourrais alors, comme en 1812, m'entremettre pour les intérêts réciproques des parties, pour ceux de l'humanité, pour ceux des deux Royaumes. Mais, pour y parvenir, il faut union, concours de volontés, action intérieure uniforme, et enfin, messieurs, besoin d'indépendance nationale. Guidé par ces réflexions, l'oeil surtout fixé sur le bonheur et la sécurité durable de cetle presqu'ile, j'ai cru devoir adresser tant à la Russie qu'à la Grande-Bretagne une déclaration formelle de mon système de stricte et indépendante neutralité. Cette pièce sera mise sous vos yeux. J'ai la satisfaction de vous informer que ma démarche a, de part et d'autre, été parfaitement accueillie. Tout annonce qu'on apprécie et nos droits et nos justes intérêts. Le Danemark suivi en cela notre politique, el nous a donné, dans cette occasion, une preuve non seulement de bon voisinage, mais encore de confiance. J'ai pratiqué l'adoption de notre système de neutralité par la loyauté constante de ma politique » (1).

Le Mémoire dont Bernadotte annonçait ainsi la remise à la Russie et à l'Angleterre est d'autant plus significatif que l'hostilité de son auteur envers le Scandinavisme politique était connue (2). L'importance de la manifestation à laquelle se livrail le Roi en était ainsi dans une certaine mesure rehaussée.

La déclaration de neutralité, qui porte la date du 4 janvier 1834, se justifie par des considérations géographiques déjà indiquées dans ce travail et par des considérations politiques. Charles-Jean affirine la renonciation définitive de la Suède à la Finlande, ce qui doit lui concilier la Russie, et rappelle l'attitude généreuse de l'Angleterre en 1812, ce qui doit lui rallier celle dernière. Puis, après un éloge des bienfaits de la paix, Ber

(1) A. Hedin, op. cit., p. 22. Le discours royal est intégralement reproduit dans cette brochure.

(2) On appelle ainsi l'esprit de nationalité commun aux trois Etats scandinaves depuis qu'ayant renoncé à toute ambition politique, les rivalités qui les avaient si longtemps séparés n'eurent plus de raison d'être. Le Scandinavisme remonte à la fin du premier quart du siècle dernier. Il se développa principalement dans les milieux universitaires, s'affirmant surtout dans les réunions d'étudiants des différents pays. Combattu par les gouvernements, il n'a eu d'importance que depuis 1848. – V. Christian Schefer, Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. X, p. 691, et les volumes suivants.

nadotte, dans un discours très habile, dont l'humilité voulue n'exclut pas une certaine fierté, précise les points sur lesquels il désirerait que les deux gouvernements s'entendissent. « Nous ne cherchons pas, dit ce Prince, à établir un nouveau code de droit public ; mais nous voulons observer religieusement celui dont nous serons convenus. Nous n'hésitons pas à énoncer, comme nous l'entendons, celte neutralité, et comme nous nous flatlons qu'elle sera entendue. Elle consiste d'après nolre opinion: à s'abstenir, pendant la lutte, de toute participation, directe ou indirecte, en faveur d'une des parties contendantes au détriment de l'autre ; à admettre dans nos ports les bâtiments de guerre et de commerce des deux parties avec les restrictions usitées, quant au nombre des premiers, dans les ports de guerre, et relativement aux règlements sanitaires que les circonstances pourraient amener; à vendre aux deux puissances en guerre toutes denrées et marchandises dont elles pourraient avoir besoin, à l'exception des articles réputés contrebande de guerre ; à jouir dans nos relations commerciales avec les deux pays, pour nos navires et leurs cargaisons, de toute sûreté, en ayant égard aux cas spéciaux de blocus déclarés et effectifs ; à exclure de nos ports l'entrée (les cas de détresse constatée exceptés), la condamnation et la vente de toute prise. Si, en accédant à ces principes, les deux Cours voudraient, pour plus de sûreté, les consacrer éventuellement dans des conventions obligatoires et spéciales, nous sommes prêts à y entrer, mais naturellement sur les mêmes bases avec l'une et l'autre » (1). Les gran. des lignes du traité futur énoncées, le Mémoire poursuit en affirmant la sincérité d'intention des trois États scandinaves, puis conclut par ces paroles caractéristiques : « Nos moyens bornés excluent de notre pensée toute guerre d'ambition et la concentrent uniquement à la défense de notre territoire et de nos institutions sociales. Mais un accord préalable est nécessaire pour régler toutes ces questions délicates ; il est commandé autant par la prudence que par la politique et le devoir du gouvernement » (2).

( Dans la forme, le traité proposé par le monarque suédois au Cabinet de Londres et au Tsar évoque simplement la pensée des déclarations de neutralité que les États publient au début d'une guerre à laquelle ils veu

à lent demeurer étrangers; dans le fond, sa portée est beaucoup plus considérable. Les lendances qu'il révèle, sinon son essence même, le raltachent à la conception de la neutralité permanente. Je ne crois pas nécessaire de commenter davantage le projet de Bernardotte ; j'en indiquerai plus loin les caractères juridiques.

(1) A. Hedin, op. cit., p. 24 et suiv, (2) A. Hedin, op. cit., p. 26

Quel accueil les deux puissances consultées réservérent-elles à la Note qui leur était soumise, on le saura sans doute dans l'avenir. Ce qui est certain, c'est que, pressenties discrètement par l'intermédiaire de leurs propres ministres (1), elles s'étaient montrées favorables à la proposition suédoise. Mais, à mesure que le souvenir de la crise orientale, cause occasionnelle de la proposition de Bernadotte, s'effaçait (2), elles revinrent à leur politique traditionnelle et ne voulurent pas, sans doute, se priver d'un point d'appui éventuel en cas de conflit déclaré. On en eut la preuve trois ans plus tard. La question d'Orient demeurait menaçante, et l'on avait l'impression qu'elle ne tarderait pas à se rouvrir (3). La presse anglaise, traduisant l'état d'esprit des cercles officieux, envisageait la possibilité d'un conflit anglo-russe et sa répercussion dans la Baltique ; elle faisait remarquer les avantages pour la Grande-Bretagne de l'occupation d'un point stratégique sur cette mer, comme l'ile de Gotland (4). Les ministres de Charles-Jean n'ignoraient pas les intentions redoutables, sinon directement hostiles de leurs voisinsetne négligeaient rien pour imposer, par la force s'il le fallait, les principes si énergiquement affirmés dans la déclaration du 4 janvier 1834 : « être nous dans la décision de notre politique, nous dans le maintien de notre indépendance, et énoncer clairement ce que nous pensons parce que nous n'avons pas d'autre pensée ».

La politique de neutralité préconisée alors par la Suède ne devait pas être reprise avant vingt ans. Oscar Ier, fils unique de Bernadotte, et son successeur depuis le 8 mars 1844, contraint à l'intérieur par l'opinion publique et les nécessités de la défense qui lui faisaient redouter une occupation définitive du Jutland, à l'extérieur sous la pression des grandes puissances maritimes, faillit intervenir par les armes dans le conflit danoallemand. Un corps d'armée suédois séjourna même un moment dans l'ile de Fionie, mais la guerre fut évitée grâce à la convention de Malmoe du 2 juillet 1848. Le Cabinet de Stockholm cessa pour un temps de jouer dans la querelle ouverte entre le Danemark et ses voisins du Sud un rôle prépondérant.

(1) Le Baron de Palmstierna, pour la Russie ; lord Howard de Walden, pour l'Angleterre, deux mois plus tôt.

(2) Elle avait été réglée provisoirement par le traité d'Unkiar-Sckelessi, 8 juillet 1833.

(3) Elle se rouvrit, en effet, au mois d'avril 1839.

(4) Dės 1809, l'amiral sir James Saumarez exprimait, dans une lettre confidentielle, a l'espoir sérieux que la très importante Christiansö puisse tomber entre les mains de l'Angleterre ». – Dans un ouvrage intitulé : A tour in Sweden in 1838, publié à Londres l'année suivante, l'auteur, Samuel Laing, dit entre autres choses, à propos de Gotland, p. 327 : « Il n'est pas probable qu'une position stratégique si importante pour la Russie et pour les autres puissances soit encore laissée longtemps aux mains de la Suède. »

Lui-même se sentait menacé sur la frontière septentrionale par les ambitions de la Russie. Ce furent probablement une des raisons qui l'amenèrent, lorsqu'éclata le 4 octobre 1853 une guerre nouvelle entre la Turquie et l'Empire des Tsars, à faire, conjointement avec la Norvège et le Danemark, une déclaralion de neutralité, en prévision de l'intervention prévue de la France et de l'Angleterre. Cette déclaration, dont l'ensemble reproduit assez exactement, dans une rédaction plus soignée, le projet Bernadotte qui servit de modèle, en differe cependant sur un point : l'interdiction d'admettre des corsaires dans les ports neutres (1). Elle est intéressante pour nous, moins par son contenu que par ce qu'elle révèle des intentions des puissances en cause. Elle est la conséquence d'un échange de vues qui eut lieu dans l'été de 1833 entre les Etats intéressés. Le Baron Slierneld, ministre des affaires étrangères de l'Union, écrivait le 14 juillet à Bluhme, son collègue danois : « Si le cours des événements est sujet à des changements, les principes doivent toujours rester immuables ». Et, dit M. Bajer, qui rapporte ces faits, <- mirabile dictu, – la dépêche de Stierneld croisa une dépêche de Bluhme, contenant la même proposition de communauté scandinave de neutralité. Les deux ministres n'avaient pas correspondu directement d'avance. C'est une de ces rares « coïncidences of thoughts », qui affirment la justesse d'une idée » (2). On ne saurait contester l'exactitude de cette appréciation. Un incident vint d'ailleurs préciser la valeur de la déclaration collective du mois de décembre 1853. La Suède et la Norvège s'étaient engagées à fermer un certain nombre de ports aux navires de guerre des belligérants. Cette mesure était de nature à calmer les légitimes susceplibilités de la Russie qui ne pouvait admettre la constitution à ses portes (la règle des vingt-quatre heures n'existait pas alors) de bases d'opérations destinées à faciliter à ses adversaires l'attaque de ses côles (3). Mais la chancellerie de Saint-Pétersbourg estima que les Royaumes scandinaves n'étaient pas suffisamment forts pour assurer le respect de leurs interdictions,d'ailleurs trop limitées, el tandis qu'elle faisait au Danemark une réponse favorable, elle conservait un silence inquiétant

(1) V. Bajer, Le système scandinave de neutralité pendant la guerre de Crimée ; Hedin, op. cit., p. 26 et suiv.

(2) Bajer, loc. cit., p. 287.

(3) La Suède et la Norvège s'étaient réservées de fermer les ports de guerre suivants : « celui de Stockholm, en deçà de la forteresse de Vaxholm, de Christiania, en deçà du fort de Kaholm ; le bassin intérieur de la station militaire norvégienne de Horten ; les ports de Carlsten et de Carlkskrona, en deçà des fortifications ; et le port de Slitö dans l'île de Gotland, en deçà des batteries élevées à Eneholm ». Le Danemark ne fermait d emblée aucun port, mais par le paragraphe 2 se réservait le droit de fermer aux navires de guerre des puissances belligérantes, « ainsi qu'aux transports faisant partie de leur flotte, le port de Christiansö » (petite île située à l'Est de Bornholm).

à l'égard de ses deux alliés. L'insistance du Roi Frédéric VII eut cependant raison de sa mauvaise volonté. Le succès qu'il obtint du côté de la Russie allait lui être très profitable. Sur ces entrefailes, l'Angleterre (elle prit ainsi que la France part à la lutte dès la fin de février 1854) sollicita la fermeture du Sund. Elle alléguait la facilité laissée aux vaisseaux russes d'un tonnage moindre que les siens de s'échapper très facilement par ce détroit pendant que la flotte alliée franchirait le GrandBelt pour les forcer dans la Ballique. Frédéric VII fit justement observer qu'on ne pouvait lui demander de fermer le Sund - cela, aussi bien, ne dépendait pas de lui seul – sans rendre valables les protestations de la Russie, relatives aux ports suédois : elle avait consenti à les relirer, il ne fallait pas lui donner un prétexte de les renouveler. Convaincue par ce raisonnement, ou ne voulant pas s'engager dans une voie qui paraissait pleine de périls, l'Angleterre cessa ses instances.

« Cet incident, a écrit l'historien du système de neutralité scandinave pendant la guerre de Crimée, est instructif à plus d'un égard (1). Nous voyons comment les intérêts des grandes puissances maritimes de l'Europe se contrebalancent à l'entrée de la Baltique, en créant ainsi la base naturelle de la neutralité permanente des États scandinaves, propriétaires des côles de celle entrée. En même temps, nous voyons l'importance de la communauté naturelle entre les États scandinaves quant à celle neutralité. Car ils s'appuient réciproquement: le Danemark assiste la Suède et la Norvège, et les rend ainsi assez fortes pour pouvoir résister à la demande de la Russie de fermer plus de ports qu'elles ne peuvent. En même lemps, ce refus de la part de la Suède et de la Norvège vis-à-vis de la Russie rend le Danemark capable de résister à une demande semblable de la part des puissances occidentales : celle de fermer le Sund. »

La deuxième tentative de l'Union scandinave pour rester neutre définitivement, moins significative que la première, ne devait pas avoir un meilleur succès. Le petit-fils de Bernadolle, Charles XV, Roi depuis le 8 juillet 1855, Prince chevaleresque et aventureux, séduit par l'espoir de reconquérir la Finlande,accéda le 15 novembre 1855 à l'alliance anglofrançaise. On lui garantissait, d'ailleurs, l'intégrité de son territoire. La fin des hostilités l'empêcha seule d'intervenir. Poussé par ses senti. ments scandinavistes, il eut voulu secourir le Danemark en 1864; mais la sagesse de ses ministres ne lui permit pas de s'engager dans une politique belliqueuse qui n'était pas alors sans dangers.

Depuis le projet Bernadotte, l'idée de neutralité avait suivi dans la

(1) Fr. Bajer, loc. cit., p. 268.

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