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péninsule une marche régressive, interrompue un instant en 1853 : le développement du Scandinavisme, d'une part, la situation troublée de l'Europe, de l'autre, furent responsables de cette évolution. L'état de choses qui en résulta survécut à ses causes. Dans les dernières années du XIXe siècle seulement, nous retrouverons la neutralité permanente préconisée par l'Union suédo-norvégienne, sinon par son gouvernement.

C'est vers le Danemark que va se reporter maintenant toute notre attention. Le conflit avec l'Allemagne, dont nous avons signalé le début en 1848, après des péripéties variées, sur lesquelles je n'ai pas le loisir de revenir ici, se trouvait au printemps de 1864 dans une période très aiguë. On sait comment, sur l'initiative de John Russel qui dirigeait alors la diplomatie britannique, une Conférence se réunit à Londres le 25 avril pour rétablir la paix. Elle n'aboutit pas; mais dans la séance du 28 mai, en présence de la tournure prise par les débats, le chef du Foreign Office, afin d'empêcher une spoliation complète du Danemark, proposa le partage du Schleswig-Holstein d'après la nationalité des habitants. La population d'élément danois irait au Royaume scandinave, la population d'élément germain à la Confédération sous Augustenbourg. Pour faire accepter ces conditions onéreuses à l'État ainsi démembré, on lui garantirait son indépendance.

Le mot d'indépendance, malheureux dans ces circonstances cruelles, fut corrigé par les déclarations des représentants de la France et de la Suède-Norvège. Le premier réclama un partage du Schleswig tel que la nouvelle frontière fut pour le Danemark la plus faible des parties satisfaisante au point de vue de la défense, en même temps qu'elle répondrait aux intérêts bien entendus de l'Allemagne, de sorte que les arrangements nouveaux garantissent suffisamment l'indépendance du Danemark et les intérêts de l'équilibre européen dans le Nord. Le second fit une déclaration encore plus précise, savoir qu'il était autorisé à accéder au projet de lord Russel concernant la cession du Holstein, du Lauenbourg et du Schleswig méridional à la condition entre autres que la nouvelle frontière à établir soit mise sous une garantie euro péenne (1).

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L'offre du 28 mai ne fut pas oubliée à Copenhague. Les Instructions datées du 22 juillet 1864 qui devaient servir de guide aux plénipotentiaires danois réunis à Vienne, où allait être consacré le démembrement de leur patrie, s'exprimaient en ces termes : « Déjà à la Conférence de Londres la pensée fut émise que les puissances européennes devaient garantir l'indépendance du Danemark dans ses nouvelles limites. Il se

(1) A. Hedin, op. cit., p. 39.

rait à désirer que les puissances alliées, de concert avec le Danemark, voulussent bien promettre de faire après la conclusion de la paix des efforts pour obtenir une pareille garantie européenne, peut-être sous forme d'une déclaration européenne, en vertu de laquelle le Danemark deviendrait, au point de vue du droit international, un État neutre comine la Belgique ou la Suisse (1). La crainte de voir l'Allemagne, entraînée par ses récents succès, prendre pied dans toute la péninsule jutlandaise, justifie amplement cette demande. Mais les circonstances se prêtaient mal à sa discussion. Il n'en fut point délibéré.

Dans la période dont nous venons de retracer l'histoire, nous avons rencontré deux projets de neutralité permanente: l'un comprenant les trois États scandinaves, celui de Bernadotte; l'autre ne se référant qu'au Danemark seulement, celui de lord Russel, repris et précisé par le ministre Bluhme. Tous deux se rattachent à la conception de la neutralité volontaire; mais le premier impliquait l'idée d'une garantie restreinte, le second d'une garantie générale. Ni le Danemark, ni la Suède ne préconisèrent jamais une neutralité fondée sur une simple déclaration unilatérale. Il leur semblait justement que les conditions de durée de cette institution internationale ne seraient pas remplies tant que les puissances n'auraient pas pris l'engagement, sinon tout ensemble de la reconnaître et de la défendre, au moins de la respecter (2).

II

L'époque contemporaine a été marquée surtout par des propositions dues à l'initiative individuelle secondée par la propagande des Sociétés pacifiques. L'unification de l'Allemagne effectuée aux dépens de l'Autriche, puis de la France, laissa au Danemark peu d'espoir de reconquérir le Schleswig. Il pouvait craindre que l'Empire germain, devenu grande

(1) A. Hedin, op. cit., p. 32.

(2) M. Hedin écrit (op. cit., p. 39) à propos de la garantie d'indépendance du Danemark demandée par le Président de la Conférence de Londres : « L'expression malheureuse de lord Russel reparaît dans l'Instruction envoyée par le ministre des affaires étrangères Bluhme aux négociateurs danois à la Conférence de la paix de Vienne lorsqu'il parle en termes obscurs d'une garantie à l'exemple de la Belgique et de la Suisse, dont la neutralité n'est pas de même espèce, attendu que la neutralité du premier pays est garantie, mais non point celle du second. » Je n'aurais point relevé ces paroles si l'on ne semblait, dans les pays scandinaves, tenir pour une vérité reconnue que la Suisse n'est pas une neutralité garantie, ce qui permet de la poser toujours en exemple, quand on fait l'apologie de la neutralité volontaire. Il importe de rappeler que c'est là une opinion des plus contestables. On trouvera la réfutation, à nos yeux irréfutable, de cette prétention émise par certains auteurs suisses, le Dr Schweizer, le colonel Frey entre autres, dans l'Essai sur la neutralité perpétuelle de M. Piccioni, p. 31 et suiv., édit. de 1902. – M. H. Horst, op. cit., reconnaît que le point de vue suisse est discutable, mais déclare que la question n'a pas d'importance pratique.

puissance européenne, ne songeât quelque jour à s'assurer des clefs de la Baltique en envahissant le Jutland et les îles. C'est sans doute à ces sentiments d'inquiétude qu'obéirent les patriotes qui, il y aura bientôt trente ans, proclamèrent la nécessité de la neutralisation permanente de leur pays et des détroits. Un homme personnifie ce mouvement: M.Fredrik Bajer. Membre du Parlement danois (Folkething) de 1872 à 1895, il a consacré sa vie à la défense des idées pacifiques. L'arbitrage international, en particulier, n'a pas eu d'apôtre plus convaincu (1). Le 19 février 1875 il publia dans le Dansk Folketidende,journal de Copenhague, une étude sur la neutralité permanente des États scandinaves (2). Le gouvernement eut dès la même année l'occasion de faire connaître son opinion sur cette question. Plusieurs orateurs avaient contesté la valeur de la réforme de l'armée alors projetée, des fortifications de Copenhague et des fortifications en général. On sait, en effet, que la gauche, en majorité depuis 1872 à la Chambre basse, a toujours été l'adversaire de la fortification de Copenhague, sinon des dépenses militaires, ce qui a beaucoup contribué à retarder son avènement aux affaires. Le général Haffner, ministre de la guerre et de la marine, répondit aux critiques dont les projets du ministère étaient l'objet dans la séance du 15 décembre 1875. Il présenta ensuite des observations qui nous font connaitre l'opinion professée alors par la droite et par la Couronne : « Si aucune puissance, dit-il, ne veut secourir le Danemark lorsqu'il sera attaqué par un ennemi supérieur en force, il périra assurément; mais, dans cette hypothèse, le sort sera le même quel que soit le système de défense qu'on adopte. On a cité l'exemple des États neutres, mais on a oublié que la neutralité sert les intérêts des grandes puissances. Toute tentative pour faire déclarer le Danemark un État neutre resterait sans résultat et mettrait le pays dans une situation fausse (3). Ces paroles sont à retenir; certains enseignements en découlent qu'il nous appartiendra de dégager.

L'attitude résolument hostile du pouvoir devait amener les partisans

(1) M. Fredrik Bajer est actuellement Président du Bureau international de la paix (Berne), membre de l'Institut international de la paix (Monaco) et Conseiller interparlementaire. Il envoie deux fois par mois une correspondance Fredstidende à une dizaine de journaux de province du Danemark et à plusieurs particuliers. M. Bajer est très probablement un des futurs lauréats du prix Nobel de la paix.

(2) V. sur cette question très importante pour la compréhension de l'état d'esprit des Danois, mais que je ne saurais traiter ici que par de brèves allusions, sous peine de sortir des limites qui me sont assignées, dans l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. XII, le chapitre de M. Christian Schefer, consacré aux États scandinaves, et dans les Annales des sciences politiques des 15 mai et 15 juillet 1903, notre étude intitulée: Le rapprochement dano-allemand et la question du Schleswig.

(3) Mémorial diplomatique du 25 décembre 1873, p. 820.

de la neutralité danoise à faire porter leur principal effort sur les électeurs. Il fallait convaincre l'opinion si l'on voulait forcer la main au gouvernement. C'est dans ce but que fut fondée le 28 novembre 1882, sur l'initiative de M. Bajer, l'Association pour la neutralisation du Danemark. Bien que ses quarante premiers membres appartinssent au Parlement, sa création fut peu remarquée ; l'élément militariste seul qui voyait en elle un adversaire de ses projets de défense la combattit.

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L'Association ne tarda pas à donner à son programme la plus large publicité et espéra lui assurer un triomphe prochain en le soumettant à l'approbation d'une Association pacifique fort connue : la Ligue internationale de la paix et de la liberté (1). Dans son assemblée générale du 16 septembre 1883 tenue à Genève, cette Société accepta à l'unanimité une résolution rédigée par MM. Charles Lemonnier (2) et Fredrik Bajer (3). Comme elle a servi de base aux discussions de plusieurs Conférences et que j'aurai à m'y référer plusieurs fois, je vais la reproduire intégrale

ment:

<< Considérant que la position géographique et topographique des trois États scandinaves, Danemark, Norvège et Suède, est telle qu'avec des forces navales plus considérables ils tiendraient commercialement et stratégiquement les clefs de la Baltique ; — Que si leur faiblesse relative éloigne tout péril de les voir tourner contre l'Europe l'avantage de cette situation, cette même faiblesse peut, par ruse ou par force, les mettre d'un jour à l'autre à la discrétion de leurs puissants voisins; Que l'inviolabilité des trois États scandinaves et leur indépendance de toute influence étrangère sont dans les vrais intérêts de l'Europe entière, que leur neutralisation est donc d'ordre public européen; - Que cette indépendance, qui est d'ailleurs de droit commun pour tous les peuples, ne peut être garantie aux États scandinaves que par leur neutralisation; - Que cette neutralisation doit avoir pour objet et pour effet: 1° de mettre hors de tout péril de guerre toutes les parties du territoire et des eaux appartenant à la Suède, au Danemark et à la Norvège; 2° d'assurer en tout temps, même en temps de guerre, à tout bâtiment de commerce ou de guerre, quel que soit son pavillon, belligérant ou non, la

(1) La Ligue internationale de la paix et de la liberté, fondée en 1867, a pour Prési dent M. Emile Arnaud, notaire à Luzarches. La section suisse très importante est connue sous le nom de Société suisse des amis de la paix. L'organe de cette Association dont les ramifications sont nombreuses est le journal bien connu : Les États-Unis d'Europe (Imprimerie Wälchli, Berne).

(2) Président de la Ligue.

(3) M. Fredrik Bajer a été Président de l'Association danoise de la paix, depuis sa fondation, jusqu'en 1892, date à laquelle il se voua tout entier au Bureau international de la paix à Berne, fondé sur son initiative.

REVUE. 1904

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pleine liberté de passer de la mer du Nord dans la Baltique et vice versa, isolément ou en flotte; Par ces motifs, l'Assemblée : Déclare que

le Danemark, la Suède et la Norvège doivent être neutralisés et que celte neutralisation doit consister: En ce qui touche le territoire continental et insulaire de la Norvège, de la Suède et du Danemark, en ce que toutes les parties de ce territoire soient en tout temps absolument neutres ; En ce qui touche le Sund et le Petit-Belt en ce que, en temps de guerre, il soit interdit à tout bâtiment de guerre appartenant aux puissances belligérantes de paraître dans leurs eaux, qui seront au contraire ouvertes en tout temps aux navires de commerce, même appar. tenant aux belligérants, ainsi qu'aux navires de guerre appartenant aux neutres ; En ce qui concerne le Grand-Belt, en ce que ce détroit restant ouvert en tout temps aux navires de commerce ou de guerre de tout pavillon, même belligérant, naviguant isolément ou de conserve, il sera absolument interdit à ces navires de commettre sur les côtes ou sur les eaux dudit détroit, et ce jusqu'à une distance supérieure à la portée maximum de l'artillerie, avant l'entrée et après la sortie, aucun acte d'hostilité, attaque, surprise, capture, blocus, embargo, etc., non plus qu'aucun embarquement de troupes ou de munitions, ni généralement aucun fait de guerre ; Emet le vœu de voir un Congrès international arrêter et conclure un traité ouvert à l'adhésion et à la signature de tous les peuples d'Europe, établissant sur les bases sus-indiquées, et sous la garantie des puissances signataires, la neutralité perpétuelle des États scandinaves, avec institution d'un tribunal arbitral spécial permanent, chargé de résoudre en dernier ressort toutes les difficultés pouvant naître de l'application dudit traité (1).

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Ce projet de neutralité fédérative, fort habilement conçu, dans certaines de ses parties, nous le démontrerons quand nous aurons à étudier le côté politique du problème, n'avait qu'un défaut, mais irrémédiable, c'est d'avoir obtenu la seule adhésion d'une assemblée sans mandat. M. Bajer s'efforça, en vain, de le faire passer dans le domaine des réalités. Soumis le 6 août 1884, par le délégué danois, au même Congrès international de la paix réuni à Berne, il y fut encore approuvé, mais le Congrès se déclara incompétent quant aux détails de son application. La réunion des Associations scandinaves de la paix qui se tint à Gothenbourg (2) du 17 au 19 août de l'année suivante, vint à son tour lui donner son agrément, sans que cela entrainât davantage de conséquences pratiques.

(1-2) Associations scandinaves de la paix: Résolutions votées par le Congrès de Gothenbourg le 17-19 août 1885, dédiées aux Amis de la paix, assemblés à Paris en juin 1889, par l'Association pour la neutralisation du Danemark, Copenhague, imprimerie de J. H. Schultz, 1889.

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