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LE QUIÉTISME

Le Jansénisme peut être considéré comme une maladie noire du sens religieux. Mais cette maladie n'a pas été la seule dont il ait eu à souffrir, et l'excès de l'amour divin n'a pas causé moins de folies que n'avait fait l'excès de la crainte de Dieu.

Le Décalogue nous enseigne que nous devons aimer Dieu de tout notre esprit, de tout notre cœur et de toutes nos forces; mais il n'est pas vrai, comme on l'a dit, que la véritable mesure de l'amour divin soit d'aimer Dieu sans mesure. Il faut que cet amour soit sage et réfléchi, que l'expression en soit intelligente et qu'il ait pour effet de rendre notre conscience plus délicate et notre désir de bien faire plus ardent. Aimer Dieu, en somme, c'est aimer le devoir.

Mais, comme les hommes donnent aussi le nom d'amour à un sentiment tout différent et beaucoup plus répandu; comme cet amour, entendu à la manière humaine, est ce qui les charme et les passionne le plus, ils ont trouvé naturel d'appliquer à l'amour divin le langage qui convient à l'autre, et de cette transposition presque sacrilège sont nés les effets les plus inattendus et les plus bizarres.

Le dix-septième siècle, qui a vu naître et fleurir le Jansénisme, a été aussi un grand siècle mystique et a connu avec le mysticisme toutes les grandeurs et tous les excès.

Nous savons déjà que le dix-septième siècle a été marqué par la création d'un très grand nombre de nouveaux ordres religieux, et que, dans sa première moitié, les couvents se sont multipliés dans toute la France.

Les religieux s'occupent soit de travaux manuels, soit d'enseignement, soit de prédication, soit d'érudition; ils restent par toutes ces choses en contact avec la vie et gardent le sens et le goût de l'action; bien rares sont les ordres qui, comme celui des Chartreux, séquestrent l'individu, le séparent même de ses confrères par la loi du silence, et le condamnent à une perpétuelle contemplation. Ajoutons que le religieux a généralement

voulu l'être, l'est par choix et par étude, et n'a le plus souvent à s'en prendre qu'à lui, s'il s'est trompé sur sa vocation.

Bien différente est la situation des couvents de femmes. Presque tous s'adonnent exclusivement à la vie contemplative, c'est à peine si quelques ordres commencent alors à s'occuper d'enseignement, et ceux qui se consacrent au soulagement des malades sont l'exception: les Visitandines de Mme de Chantal, d'abord fondées sur le type d'un ordre charitable, sont revenues en peu d'années au type d'ordre contemplatif.

Tandis que le moine sort, respire l'air extérieur, parle, discute et agit, la religieuse vit cloîtrée, à l'abri des tentations du monde, mais loin de ses travaux et de ses joies. Ses jours coulent tous semblables comme les grains d'un rosaire; les offices, où elle est simple spectatrice, puisque son sexe lui interdit le sacerdoce; les méditations, presque toujours très vagues et sans fruit, puisque la science lui manque; les menues occupations du couvent, trop mesquines, trop monotones surtout pour devenir intéressantes, voilà ce qui remplit sa vie, avec les petits commérages auxquels se prend toujours, même derrière les grilles, la curiosité féminine.

Bien plus souvent que le religieux, la nonne a été mise au couvent sans être consultée. Les couvents sont des Bastilles, où les pères de famille mettent leurs filles trop nombreuses : nous l'avons vu par l'histoire de Miles Arnauld. Les clercs les plus distingués enseignent que cette pratique est légitime, et que la vocation suggérée est tout aussi valable que la vocation personnelle. On voulait faire une religieuse de Mlle de La Maisonfort, cousine de Mme Guyon ; la malheureuse elle avait vingt-trois ans - résistait, pleurait et se débattait, et Fénelon lui écrivait : « Tout ce <«< que j'ai à vous dire, Madame, se réduit à un seul point, qui est « que vous devez demeurer en paix avec une pleine confiance... << La vocation ne se manifeste pas moins par la décision d'autrui << que par votre propre attrait. Quand Dieu ne donne rien au-de<< dans pour attirer, il donne au dehors une autorité qui décide. »> (F. Brunetière, La querelle du quiétisme.) Et, en vertu de cette autorité du dehors qui décidait, quantité de jeunes filles étaient murées vives, qui n'eussent pas demandé mieux que de rester dans le siècle.

Ces hommes et ces femmes, jetés en dehors de la vie normale, demandaient à la vie intérieure, à l'ascétisme, à la méditation, à l'extase, une compensation nécessaire à tout ce qui leur manquait.

Quelques génies trouvaient dans ce colossal effort le moyen d'atteindre aux plus hautes cimes de la pensée; la plupart s'égaraient dans un labyrinthe de subtilités et de rêves, quelques-uns, par la profondeur de leurs chutes, donnaient raison à la fameuse maxime de Pascal : « Qui veut faire l'ange, fait la bête ».

Les scandales étaient rares; il y en eut cependant. Nous n'insisterons pas sur ce triste chapitre, qui est de tous les temps et de tous les pays; nous dirons seulement quelques mots de la terrible histoire des Ursulines de Loudun.

Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre de Loudun, était un homme de belle prestance et de bonnes manières, d'esprit distingué, de goûts très mondains, dont les aventures faisaient grand bruit et grand scandale dans la petite ville et dans toute la contrée. Il n'était bruit que de ses galanteries et de ses querelles, et il ne manquait point de gens pour croire que le curé de Saint-Pierre avait des accointances avec le diable. On parlait de lui jusque dans les couvents. Les Ursulines en parlèrent, tant et si bien qu'elles finirent par se croire ensorcelées par lui et possédées de démons soumis à ses ordres. Des moines et des clercs, ennemis de Grandier, les confirmèrent dans cette absurde croyance et entreprirent de les exorciser, ce qui ne fit que redoubler leurs cris, leurs convulsions et leurs extravagances. Un procès fut commencé; mais Grandier était protégé par l'archevêque de Bordeaux Sourdis, et l'affaire allait être arrêtée quand le conseiller d'Etat Laubardemont, alors en mission dans l'Ouest de la France, vint à passer par Loudun. Les ennemis de Grandier redoublèrent d'efforts; Laubardemont, naturellement dur et disposé à sévir, obtint d'être chargé de conduire le procès. Les interrogatoires et les exorcismes amenèrent une recrudescence de folies; la contagion se répandit même par la ville, qui sembla bientôt atteinte de démence comme le couvent. L'évêque de Poitiers déclara qu'il s'agissait bien d'un cas de possession diabolique. La Sorbonne fut du même avis, et, quoique le malheureux curé ne se reconnut coupable que de fragilité humaine et s'obstinât à nier tout acte de sorcellerie, il n'en fut pas moins condamné au feu, le 18 août 1634, par les quatorze magistrats chargés de le juger sous la présidence de Laubardemont. Il fut mis à la question le jour même et brûlé avec d'horribles raffinements de cruauté. Mais sa mort ne mit pas fin à la possession des Ursulines, et plusieurs des exorcistes qui avaient cherché à chasser les démons de leur corps furent atteints à leur tour de cette singulière démence. Le

L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

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P. Lactance, le P. Tranquille, le P. Surin, connurent aussi les angoisses de la possession. Monsieur, frère du roi, qui passa à Loudun le 9 mai 1635, fut témoin des faits les plus extraordinaires. Un anglais, Lord Montagu, en fut tellement frappé qu'il se convertit au catholicisme; ce ne fut que vers 1640 que le couvent et la ville rentrèrent enfin dans le calme.

La folie claustrale ne prenait pas toujours cette forme furieuse; mais les annales ecclésiastiques sont remplies de récits merveilleux touchant des visions et apparitions surnaturelles.

Mme Accarie, femme d'un des fondateurs de la Ligue, avait des visions et des extases. Elle réunissait des hommes pieux qui, comme elle, s'exaltaient par les exercices spirituels, cherchaient Dieu, le sentaient, le voyaient et le touchaient. Une ursuline, Marie de l'Incarnation, voyait le Christ et le touchait. Le P. de Condren, second général de l'Oratoire, eut, dans un élan d'amour vers Dieu, «< une palpitation si violente que plusieurs de ses côtes << changèrent de place pour donner de l'espace à son cœur, et << qu'il se forma sur sa poitrine une éminence qui y parut tou<< jours depuis ». (Cité par Mariéjol, Henri IV et Louis XIII.) La mère Angélique, Arnauld, Pascal lui-même, étaient persuadés que Dieu les avait plusieurs fois remplis et illuminés des clartés de sa grâce. Suivant un mot très spirituel, Pascal n'était pas éloigné de voir dans le miracle de la Sainte Epine « une attention de la Providence » à son endroit.

Il faut rendre à l'Eglise cette justice qu'elle a toujours manifesté une extrême défiance à l'égard de ces phénomènes extraordinaires, et que son premier sentiment fut toujours de considérer les illuminés comme des malades. Les tribunaux de l'Inquisition espagnole se sont montrés très durs pour ces sortes de personnes et ont bien rarement péché par excès de crédulité à leur endroit. Lorsque des faits miraculeux de ce genre finissent par être acceptés par l'autorité ecclésiastique, c'est presque toujours à la suite d'obsessions sans fin et lorsque la pression devient tellement puissante que l'Eglise n'estime plus prudent de résister davantage. La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus en offre, au dix-septième siècle, un très remarquable exemple.

Ce culte nouveau a eu pour première initiatrice une religieuse Visitandine de Paray-le-Monial, sœur Marguerite-Marie Alacoque, née le 22 juillet 1647 et morte le 17 octobre 1690.

Elle a joui de son vivant d'une grande réputation de sainteté.

Elle a eu pour coopérateur et conseil un jésuite célèbre, le P. de La Colombière. La reine d'Angleterre, Marie d'Este, femme de Jacques II, le roi et les évêques de Pologne, ont réclamé avec instance une déclaration de la Cour de Rome en faveur du nouveau culte. Cependant ce ne fut qu'en 1726, trente-six ans après la mort de Marguerite-Marie, que les confréries du Sacré-Cœur furent confirmées par l'autorité pontificale. La fête du SacréCœur, autorisée en 1765 pour la Pologne seulement, n'a été étendue à toute l'Eglise qu'en 1856, par le plus mystique des pontifes romains du dix-neuvième siècle. (J.-B. Jaugey, Dict. apologétique de la Foi catholique.)

Si l'Eglise s'est défiée pendant très longtemps, et à juste titre, des innovations cultuelles, elle a veillé avec un soin plus sévère encore à ce que les rêveries individuelles ne vinssent pas troubler sa morale, son plus beau titre au respect des hommes.

Nous l'avons vue prendre parti contre les jansénistes au nom du libre arbitre, nous allons la voir combattre les mystiques au nom de la responsabilité morale.

On a souvent reproché à la morale chrétienne d'être une morale intéressée. Le chrétien ne ferait le bien que par désir du ciel ou crainte de l'enfer, tandis que la vraie morale consiste à faire le bien pour lui-même, sans avoir égard à aucun des avantages que son accomplissement peut nous procurer, ni à aucun des périls où la fidélité au devoir peut nous pousser.

C'est là, certes, un fier langage, et c'est tout justement cet amour désintéressé de la vertu qu'ont prêché les mystiques.

Leur doctrine constante à cet égard a été admirablement résumée dans le célèbre sonnet espagnol au Christ crucifié qu'on a attribué souvent à sainte Thérèse. « Je ne suis pas, Seigneur,

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« poussée à t'aimer par le ciel que tu m'as promis, et l'enfer que « je mérite ne suffit pas à m'empêcher de t'offenser. C'est toi, « Seigneur, qui m'émeus, c'est de te voir cloué et agonisant sur « cette croix, c'est de voir ta poitrine sanglante, c'est de voir tes << affronts et ta mort. O mon souverain bien, tout cela m'émeut « de telle sorte que je t'aimerais encore s'il n'y avait pas de ciel, <«<et te craindrais même s'il n'y avait pas d'enfer. Tu n'as rien « à me donner, car je ne te demande rien, car si je n'espérais ❝ pas ce que j'espère, je t'aimerais tout autant que je t'aime. »

Voilà le fond de la doctrine mystique, et nul ne saurait dire qu'il n'y a point là une pure et noble philosophie. Jamais l'homme n'a tenté plus superbe révolte contre l'absorbante tyrannie de son

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