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Au reste, l'expérience qui a été faite en France même d'un sénat conservateur, chargé d'apprécier la constitutionnalité des lois, sous le Consulat, le premier et le second Empire, paraît suffisante pour qu'on ne tente point de rétablir un pareil système.

Les Etats-Unis d'Amérique pratiquent un système qui compte en France beaucoup de partisans et qui peut se résumer ainsi. Devant tout tribunal où l'on invoque l'application d'une loi, celui contre lequel on l'invoque peut opposer l'exception d'inconstitutionnalité; le tribunal peut alors apprécier la constitutionnalité de la loi, et s'il juge qu'elle est inconstitutionnelle refuser de l'appliquer. Ce droit appartient à toute cour, toute cour fédérale ou d'Etat, et non pas seulement, contrairement à ce qu'on dit quelquefois, à la haute cour fédérale. D'autre part, le tribunal, même la haute cour fédérale, qui juge que la loi est inconstitutionnelle, n'annule point la loi; il n'a pas ce pouvoir; il se borne à refuser de faire application de la loi à l'espèce qui lui est soumise. Ce droit des cours américaines est impliqué par l'art. III, sect. 2 de la constitution, dont la formule assez vague a toujours élé interprétée en ce sens. Il est tout à fait analogue à celui des tribunaux français qui, en vertu de l'art. 471, no 15 du Code pénal, peuvent recevoir l'exception d'illégalité soulevée à l'occasion d'un règlement, même d'un règlement émané du chef de l'Etat, et refuser d'appliquer, dans l'espèce à eux soumise, le reglement qu'ils jugent illégal.

En France, les tribunaux ont-ils le droit, dans une affaire à eux soumise, de recevoir une exception d'inconstitutionnalité et de refuser d'appliquer une loi qu'ils jugent inconstitutionnelle ?

Les tribunaux de tous ordres ont, d'un avis unanime, compétence pour apprécier la légalité des lois faite en forme de règlements. On s'appuie pour le décider sur l'article 471, no 15 du Code pénal qui parle de règlements légalement faits, et donne à ceux-là seuls une sanction pénale. C'est par une interprétation extensive qu'on applique cette disposition à tous les règlements; mais elle est certainement légitime.

D'après une jurisprudence ancienne et suivant une doctrine traditionnelle, les tribunaux français n'ont point le pouvoir d'apprécier la constitutionnalité des lois formelles. Cela résulte du principe formulé par l'art. 3 du chap. v du titre III de la constitution de

1791 et qui est encore la règle générale de notre droit public à cet égard: « Les tribunaux ne peuvent ni s'immiscer dans l'exercice du pouvoir législatif, ou suspendre l'exécution des lois... ».

Nous croyons en effet que dans l'état actuel de notre législation les tribunaux français ne peuvent point apprécier la constitutionnalité des lois; nous ne rattachons point cette solution à un prétendu principe de séparation des pouvoirs. Nous estimons que, dans le système de notre droit public positif, les lois formelles émanent d'un organe tel qu'aucune juridiction n'est compétente pour apprécier la valeur juridique de ces décisions.

Il faut noter, du reste, que, si nous refusons aux tribunaux le droit d'apprécier la constitutionnalité d'une loi, nous leur reconnaissons le droit et même l'obligation de n'appliquer qu'une loi régulièrement promulguée par le chef de l'Etat. On établira infra que la promulgation est un acte législatif, un élément essentiel de la loi; tant qu'il n'y a pas promulgation, il n'y a pas loi et, par conséquent, les tribunaux ne doivent point appliquer un acte qui, constitutionnellement, n'a pas le caractère de loi. Si, par exemple, les présidents des Chambres transmettaient aux tribunaux un texte de loi voté par les deux Chambres, mais non promulgué par le président de la République, ils ne devraient point en faire application.

Il ne faut pas d'ailleurs aller plus loin les tribunaux ne pourraient point, par exemple, refuser d'appliquer un texte promulgué par le président de la République, sous prétexte qu'il n'aurait point été régulièrement délibéré et voté par les Chambres. Les tribunaux ne sont point compétents pour examiner la régularité de la procédure parlementaire; et, du moment que le texte est régulièrement promulgué comme loi, ils n'ont qu'à l'appliquer. Nous ne donnerions pas cependant la même solution si le président de la République promulguait comme loi un texte qui n'aurait point été

voté par les deux Chambres. Alors, malgré le nom de loi donné au texte, il n'y aurait qu'un simple décret réglementaire dont, d'après une opinion qui devient unanime, les tribunaux peuvent apprécier la légalité. Il est vrai de dire que la dernière hypothèse prévue ne se rencontrera guère qu'au cas de coup d'Etat, où la force remplace le droit et où par conséquent le juriste n'a rien à faire.

33. La fonction administrative et l'acte administratif. Il faut déterminer le caractère de la fonction administrative, comme nous l'avons fait pour la fonction législative, au point de vue purement matériel, c'est-à-dire au point de vue de la nature juridique interne de l'acte administratif, sans considérer le caractère de l'organe ou de l'agent qui fait l'acte. Au point de vue formel, la fonction administrative comprend tous les actes qui émanent d'organes ou d'agents auxquels la loi du pays considéré attribue le caractère administratif. Assurément cette conception formelle est commode, parce qu'elle dispense dans la pratique de faire une analyse juridique qui souvent est délicate. Mais cette conception, par cela même qu'elle est formelle, est artificielle; elle n'est pas adéquate à la réalité des faits. On a déjà dit que souvent des organes ou des agents, ayant certainement le caractère administratif, faisaient des actes certainement juridictionnels ou législatifs. A l'inverse, des organes qui n'ont pas le caractère administratif font parfois des actes qui sont intrinsèquement des actes administratifs, par exemple le parlement et les tribunaux judiciaires. Une théorie qui ne déterminerait pas le caractère interne de l'acte indépendamment du caractère attribué à l'organe ou à l'agent qui l'a fait serait incontestablement incomplète et artificielle. Cependant, il faut faire observer que le point de vue formel n'est pas sans intérêt pratique. La question de la recevabilité des recours contre un acte ne peut souvent être résolue que par la détermination du caractère appar

tenant à l'organe ou à l'agent qui l'a fait. Parfois tel acte, qui est certainement administratif, est insusceptible de recours parce qu'il émane d'un organe, le parlement par exemple, contre les décisions duquel les lois du pays considéré n'admettent pas de recours. A l'inverse, certains actes, qui ne sont pas admiuistratifs de leur nature, sont cependant susceptibles d'un recours administratif, parce qu'ils émanent d'une autorité administrative. Mais ces questions ne se rattachent point à la théorie des fonctions.

De même que nous avons déterminé la nature de la fonction législative par le caractère interne de l'acte législatif et sa répercussion dans le monde du droit, de même nous déterminerons à l'aide de ces éléments la nature de la fonction administrative. Si par la fonction législative l'Etat intervient dans le domaine. du droit objectif, il est à présumer que par la fonction administrative i intervient dans un autre domaine juridique, qui ne peut être naturellement que le domaine du droit subjectif. En faisant la loi l'Etat. formule une règle abstraite, sans considération d'espèce ni de personne. Il est à présumer qu'il n'en est pas ainsi quand l'Etat fait un acte administratif, et qu'alors l'Etat, en vue d'une situation particulière, entre en relation avec une personne déterminée. Enfin la loi est une règle générale, qui s'applique à une série indéterminée de cas. On doit penser qu'au contraire l'acte administratif sera un acte individuel, qui disparaîtra lorsque l'effet particulier voulu sera réalisé.

Ces conséquences présumées, auxquelles nous arrivons en opposant l'acte administratif à l'acte législatif, s'expliquent toutes très aisément, si nous concevons l'acte administratif comme un acte juridique proprement dit fait par les gouvernants ou leurs agents. L'acte juridique stricto sensu est toute manifestation de volonté conforme au droit objectif et donnant naissance à une situation de droit subjectif. Par suite,

notre conception de la fonction administrative se résume en ceci : c'est la fonction par laquelle l'Etat fait des actes juridiques, c'est-à-dire exprime ne volonté à l'effet de faire naître une situation de droit subjectif. Ainsi l'acte administratif est toujours un acte individuel et concret; au contraire l'acte législatif est une disposition générale et abstraite. L'acte législatif est la formule d'une règle de droit; l'acte administratif est la création d'une situation de droit.

L'acte administratif étant un acte juridique, toute, la théorie de l'acte juridique doit recevoir son application. Dès à présent il importe de bien comprendre que, l'acte juridique étant par définition une manifestation de volonté qui produit un effet de droit à la condition qu'elle soit conforme au droit objectif, et dans un régime d'état de droit et une période législative comme ceux des nations modernes le droit objectif se confondant approximativement avec la loi, l'acte administratif ne peut être utilement fait que dans les limites fixées par la loi. La fonction administrative a ainsi son domaine déterminé par la législation, et l'Etat administrateur ne peut agir que dans les cas et sous les conditions déterminés par l'Etat législateur. Comment l'Etat administrateur est-il lié par la loi que lui-même Etat il a édictée? La question se rattache au problème général de la subordination de l'Etat au droit, et en même temps à celui du fondement du droit public, problèmes dont il a été déjà parlé au § 16, et sur lesquels nous reviendrons dans la 2e partie.

34. Les règlements ne sont pas des actes administratifs. Pour établir que la fonction administrative est bien la fonction qui consiste à faire des actes juridiques proprement dits, il nous reste à établir qu'un certain nombre d'actes, rangés parfois au nombre des actes administratifs, n'ont point ce caractère. Il faut faire cette démonstration en la tirant, non point du caractère de l'organe ou de l'agent qui fait ces actes, de la recevabilité ou de la non-recevabilité

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