Page images
PDF
EPUB

s'adapte exactement à la structure d'une société donnée. On voit par là comment notre conception de la règle de droit fondée sur la solidarité sociale diffère profondément de la conception courante du droit naturel, compris comme un droit idéal et absolu.

Le droit objectif étant fondé sur la solidarité sociale, le droit subjectif en dérive directement et logiquement. En effet, tout individu étant par le droit objectif obligé de coopérer à la solidarité sociale, il en résulte nécessairement qu'il a le droit de faire tout acte par lequel il coopère à la solidarité sociale et d'empêcher que quiconque mette obstacle à l'accomplissement du rôle social qui lui incombe. L'homme vivant en société a des droits; mais ces droits ne sont pas des prérogatives qui lui appartiennent en sa qualité d'homme; ce sont des pouvoirs qui lui appartiennent parce que, étant homme social, il a un devoir à remplir et qu'il doit avoir le droit de remplir ce devoir. On voit qu'on est loin de la conception du droit individuel. Ce ne sont pas les droits naturels, individuels, imprescriptibles de l'homme, qui sont le fondement de la règle de droit s'imposant aux hommes vivant en société. C'est au contraire parce qu'il existe une règle de droit qui oblige chaque homme à remplir un certain rôle social, que chaque homme a des droits, lesquels ont ainsi pour principe et pour mesure la mission qu'il doit remplir.

La liberté est un droit, sans doute; mais non pas une prérogative s'attachant à l'homme parce qu'il est homme. La liberté est un droit parce que l'homme a le devoir de développer aussi complètement que possible son activité individuelle; car son activité individuelle est le facteur essentiel de la solidarité par division du travail. Il a par suite le droit de développer librement son activité; mais en même temps il n'a ce droit que dans la mesure où il consacre son activité propre à la réalisation de la solidarité sociale. La liberté étant ainsi comprise reçoit un fondement iné

branlable; car elle n'est alors que la liberté de remplir son devoir social. On verra plus loin que de ce point de vue les libertés les plus attaquées de nos jours, comme par exemple la liberté de l'enseignement, deviennent inattaquables.

Le droit de propriété lui-même ne doit être conçu que comme le pouvoir, pour certains individus se trouvant en fait dans une certaine situation économique, de remplir librement la mission sociale qui leur incombe par suite de leur situation spéciale. Si l'on persiste à faire du droit de propriété un droit naturel de l'homme, fondé sur l'idée que l'homme, ayant le droit d'exercer librement son activité, doit avoir le droit de s'approprier le produit de cette activité, on arrive logiquement au communisme; car tout homme qui travaille devrait être propriétaire et celui-là seul qui travaille pourrait être propriétaire. Avec la conception de la propriété droit naturel, on est à la fois impuissant à justifier les propriétés existant en fait, et aussi à limiter l'exercice du droit de propriété. La propriété individuelle doit être comprise comme un fait contingent, produit momentané de l'évolution. sociale; et le droit du propriétaire comme justifié et en même temps limité par la mission sociale qui lui incombe par suite de la situation particulière dans laquelle il se trouve.

Cette notion du droit fondé sur l'idée du devoir a été mise en relief, il y a déjà plus d'un demi-siècle, par Aug. Comte, dans un passage qu'il n'est pas inutile de citer : « La régénération décisive consistera surtout à substituer toujours les devoirs aux droits pour mieux subordonner la personnalité à la sociabilité. Il n'a pu exister de droits véritables qu'autant que les pouvoirs réguliers émanaient de volontés surnaturelles. Pour lutter contre celte autorité théocratique, la métaphysique des cinq derniers siècles introduisit de prétendus droits humains, qui ne comportaient qu'un office négatif; quand on a tenté de leur donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt manifesté leur nature antisociale en tendant toujours à consacrer l'individualité. Chacun a des devoirs et envers tous, mais personne n'a aucun droit proprement dit. Nul ne possède plus d'autre droit que celui de faire toujours son devoir » (Aug. Comte, Politique positive, 1890, I, p. 361).

8. Notion générale de l'Etat. Jusqu'à présent, nous avons supposé, pour déterminer plus aisément la notion et le fondement du droit, une société imaginaire, dans laquelle n'existerait aucune trace de ce que l'on est convenu d'appeler l'autorité politique, et nous croyons avoir ainsi établi que la notion de droit est complètement indépendante de la notion d'autorité politique. Mais si, au dire de certains sociologues, il existe des sociétés humaines où n'apparaît aucune trace de différenciation politique, il est d'évidence que dans presque toutes les sociétés humaines, chez les plus humbles et les plus barbares, comme chez les plus puissantes et les plus civilisées, nous apercevons des individus qui paraissent commander à d'autres individus et qui imposent l'exécution de leurs ordres apparents par l'emploi de la contrainte matérielle lorsque besoin est. Voilà, réduite à ses éléments simples, la différenciation politique. Ces individus qui paraissent commander sont les gouvernants; les individus auxquels ils paraissent commander sont les gouvernés. Dans ces sociétés, on dit qu'il y a une autorité politique. Cette autorité politique a en soi toujours et partout le même caractère irréductible. Qu'on la considère dans la horde encore à l'état primitif, appartenant à un chef ou à un groupe d'anciens, dans la cité, appartenant aux chefs de famille, ou dans les grands pays modernes, appartenant à un ensemble plus ou moins compliqué de personnes ou de groupes, princes, régents, rois, empereurs, présidents, parlements, etc., l'autorité politique est toujours un fait social de même ordre. Il y a une différence de degré; il n'y a point de différence de nature.

(En son sens le plus général, le mot Etat désigne toute société humaine, dans laquelle existe une différenciation politique, une différenciation entre gouvernants et gouvernés, d'après l'expression consacrée, une autorité politique. Les tribus du centre de l'Afrique, qui obéissent à un chef, sont des Etats aussi bien

que les grandes sociétés européennes, qui ont un appareil gouvernemental savant et compliqué. Mais il importe de dire tout de suite que le mot Etat est réservé pour désigner des sociétés où la différenciation politique est arrivée à un certain degré.

9. Origine de l'Etat. Nous employons cette formule pour nous conformer à l'usage, quoiqu'elle ne soit pas très exacte. En effet, le problème qui se pose n'est pas, à vrai dire, celui de l'origine de l'Etat, mais bien celui de la légitimité de la puissance politique. Dans toute société où il y a différenciation entre gouvernants et gouvernés, il y a des individus qui paraissent commander aux autres individus sous la sanction de la contrainte matérielle. Dès lors, l'esprit humain, dès qu'il a commencé à réfléchir sur les choses sociales, s'est posé cette question : le pouvoir de commander sous la sanction de la contrainte, qu'exercent les gouvernements, est-il légitime? Lui doit-on obéissance? S'il est légitime et si on lui doit obéissance, pourquoi en est-il ainsi?

Depuis des milliers d'années que les hommes discutent le problème, la solution n'a pas fait un pas. Ne nous en étonnons pas. La solution en est impossible, parce qu'on ne pourra jamais démontrer comment un homme peut avoir légitimement, en vertu d'une qualité à lui propre, le pouvoir d'imposer par la force sa volonté à un autre homme. Ce pouvoir ne peut pas être légitimé par la qualité de ceux qui l'exercent, par son origine, mais seulement par la qualité des choses qu'il commande

Les doctrines proposées sur l'origine du pouvoir politique sont innombrables. Cependant, malgré leur nombre et leur diversité, elles peuvent se classer en deux grandes catégories : les doctrines théocratiques et les doctrines démocratiques.

10. Doctrines théocratiques. - Nous désignons ainsi toutes les doctrines qui veulent expliquer et légitimer le pouvoir politique par l'intervention ter

restre d'une puissance supra-terrestre. On voit par là que toutes ces doctrines ont un vice irrémédiable: elles sont extra-scientifiques, puisqu'elles supposent l'intervention de forces surnaturelles. Elles n'en sont pas moins intéressantes, car elles forment un élément important dans l'histoire de la pensée politique. On doit cependant éviter une confusion, et pour cela on peut diviser toutes les doctrines théocratiques en deux groupes que nous appellerons, avec M. de VareillesSommières, les doctrines du droit divin surnaturel et les doctrines du droit divin providentiel.

Doctrines du droit divin surnaturel. On enseigne qu'une puissance supérieure, Dieu, aurait non seulement créé le pouvoir politique pris en lui-même, mais encore désigné la personne ou les personnes, la dynastie par exemple, qui, dans un pays donné, doivent être investies du pouvoir politique.

La doctrine du droit divin surnaturel a été surtout exposée en France aux XVIIe et XVIIe siècles. Elle apparaît d'abord dans la vieille formule : « Le roi de France ne tient son royaume que de Dieu et de son épée », formule opposée par le roi et ses légistes aux prétentions du Saint-Siège. D'autre part, nos rois aimaient à invoquer la cérémonie du sacre, considérée par certains théologiens comme un huitième sacrement et le signe extérieur par lequel la divinité conférait à la personne royale la puissance commandante. La pure doctrine du droit divin a trouvé son expression la plus complète dans certains écrits. attribués à Louis XIV et dans un acte de Louis XV. Dans les Mémoires de Louis XIV, l'autorité dont les rois sont investis est une délégation de la Providence; c'est en Dieu, non dans le peuple, qu'est la source du pouvoir et c'est à Dieu seul que les rois sont comptables du pouvoir dont il les a investis (Mémoires de Louis XIV, édit. Dreyss, 1860, II, p. 336). Dans le préambule du célèbre édit de Louis XV, de décembre 1770, on lit : « Nous ne tenons notre couronne

« PreviousContinue »