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64. La liberté du travail, du commerce et de l'industrie. Elle est encore la conséquence du principe de la liberté individuelle. Si l'homme doit être laissé libre par la loi de développer et d'employer son activité physique, il doit être libre de travailler comme il l'entend, de louer ses services à d'autres, de créer tel produit que bon lui semble, de faire tel trafic qu'il juge avantageux. Tout cela n'est que le prolongement naturel de la liberté physique.

Ni la Déclaration des droits de 1789, ni la constitution de 1791 ne formulent expressément le principe de la liberté du travail. On crut cela inutile. C'était une conséquence nécessaire de la liberté individuelle. Mais à l'art. 19 de la Déclaration des droits girondine, on lit « Nul genre de travail, de commerce et de culture ne peut lui (à l'homme) être interdit », et à l'art. 17 de la Déclaration de 1793: « Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l'industrie du citoyen », et enfin à l'art. 13 de la constitution de 1848 La constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l'industrie ».

Prohibition de l'esclavage. La première conséquence du principe de liberté individuelle, en tant qu'elle se traduit dans la liberté du travail, c'est l'impossibilité de l'esclavage, c'est l'interdiction à l'Etat législateur de reconnaître et de sanctionner l'esclavage sous une quelconque de ses formes, aussi bien l'esclavage forcé que l'esclavage volontaire. Nul ne peut avoir et ne peut acquérir le droit de disposer arbitrairement. et pour une période indéterminée de l'activité d'une personne alors même que celle-ci y consente. Il ne peut être permis à l'individu d'aliéner totalement ou partiellement sa propre personne; et toute loi qui permet une pareille aliénation est contraire au droit.

65. La liberté du travail. Les syndicats professionnels. - Pour les assemblées de la Révolution et spécialement pour l'Assemblée de 1789, les entraves à la liberté du travail, qu'il fallait définitivement briser, apparaissaient surtout dans les anciennes corporations professionnelles, et la conséquence première et immédiate de la liberté du travail, c'était non seulement la

MANUEL DE DR. CONST.

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suppression des corporations de métiers, mais encore leur rigoureuse prohibition.

Dans la nuit du 4 août, au moment où elle vote la suppression de tous les privilèges, l'Assemblée nationale adopte le principe de la « réformation des jurandes » (Arch. parl., 1re série, VIII, p. 350). Pratiquement, elles ne furent supprimées que par la loi des 2-17 mars 1791 dont l'art. 7 est ainsi conçu : « A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire lel négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier, qu'elle trouvera bon; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d'une patente... et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être fails ». C'était bien le principe de liberté; on imposait un impôt, la patente; rien de plus juste; on réservait les restrictions générales qui pourraient être apportées par les lois de police; rien de plus logique.

Mais l'Assemblée nationale ne devait pas s'en tenir là. Poussant jusqu'à l'extrême la logique de son principe, elle ne se contenta pas de supprimer les corporations forcées, de déclarer le travail et l'industrie libres et accessibles à tous; elle prononça l'interdiction absolue des associations corporatives de métiers et de professions. Elle violait ainsi, inconsciemment du reste, le principe de la liberté individuelle. Elle voyait dans toute forme d'association une atteinte au principe individualiste. C'était une erreur fondamentale. Le principe de la liberté individuelle implique en effet le droit pour l'individu d'associer son activité à celle des autres à l'effet de poursuivre en commun tout but licite (cf. infra, § 74). La loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 interdit toute association de mélier comme contraire au principe de la constitution elle-même. L'anéantissement de toutes les espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit » (art. 1).

En interdisant les associations professionnelles, la Révolution avait porté atteinte à la liberté du travail. Le législateur moderne, sous la pression des faits, a très justement reconnu la légitimité des syndicats professionnels et les auteurs du nouveau projet de loi ont été très heureusement inspirés en proposant de reconnaître expressément la personnalité civile aux syndicats et en leur permettant d'acquérir à titre gratuit des biens mobiliers et immobiliers. Mais si la loi doit reconnaître et garantir la liberté de se syndiquer, elle doit reconnaître et garantir aussi la liberté de ne pas se syndiquer. Le travailleur qui veut rester indépendant et n'obéir à aucun syndicat, doit voir sa liberté

et son indépendance aussi énergiquement protégées que celles des groupements professionnels. Le syndicat est une liberté, il ne doit pas devenir une servitude. C'est le devoir du législateur de l'éviter et de traiter également les travailleurs libres et les travailleurs. syndiqués.

La loi du 21 mars 1884 est encore, suivant l'expression de M. Pic, « la charte fondamentale des associations professionnelles françaises ». Elle est essentiellement une loi de liberté; elle est vraiment conforme à la doctrine de la Déclaration des droits. Elle est également respectueuse des droits des patrons et de ceux des ouvriers, des droits des syndiqués et de ceux des non-syndiqués. Le syndicat n'est obligatoire pour personne; mais il est permis à tous, aux patrons comme aux ouvriers, dans les mêmes conditions et avec les mêmes effets, aux patrons et aux ouvriers syndiqués séparément ou syndiqués en commun. La loi des 1417 juin 1791 et l'art. 416 C. pén. sont déclarés abrogés. En accordant la liberté la plus large aux syndicats professionnels, la loi exige une simple déclaration à la mairie et le dépôt des statuts (art. 1, 2 et 4).

La chambre des députés est saisie depuis déjà longtemps d'un important projet de loi rapporté par M. Barthou à la législature 1902-06 et qui apporte des extensions importantes au droit syndical. Il étend le droit syndical à toutes les professions libérales. En outre, l'art. 6 du projet reconnaît aux syndicats professionnels la jouissance de la personnalité civile, le droit d'ester en justice et d'acquérir sans autorisation, à titre gratuit ou à titre onéreux, des biens meubles et immeubles, et le droit de faire des actes de commerce. Cf. Rapport Barthou, J. off., doc. parl., Chambre. sess. ord., 1903, p. 77. Dans sa déclaration aux chambres du 8 novembre 1910, le ministère Briand disait : « Loin de restreindre le domaine légal de l'activité des syndicats professionnels, il importe de l'étendre, en développant leur capacité civile, enserrée jusqu'ici en des limites trop étroites... » et il annonçait le dépôt prochain d'un projet de loi sur cet objet.

66. La liberté d'opinion. Les auteurs qui ont écrit que la doctrine individualiste et libérale de la Déclaration des droits de 1789 avait sa source dans le Contrat social de J.-J. Rousseau, n'avaient certaine

ment pas lu le passage suivant : « Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas; il peut le bannir non pas comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes; il a menti devant les lois » (Liv. IV, chap. vin). C'est l'affirmation que l'Etat peut imposer une certaine doctrine à l'acceptation des citoyens sous peine de bannissement ou de mort; c'est l'idéal du jacobinisme; c'est l'antipode même du principe de la liberté d'opinion, formulé dans la Déclaration des droits de 1789 en termes parfaits : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » (art. 10). Bien qu'aucun gouvernement n'ait porté à la liberté d'opinion des atteintes plus graves que la Convention, elle en affirme le principe en des termes énergiques. « Le droit de manifester sa pensée et ses opinions... ne peut être interdit. La nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme » (Décl. 1793, art. 7; rapp. Const, an III, art. 353).

En affirmant la liberté d'opinion, on n'entend pas d'ailleurs affirmer seulement le droit intangible qu'a chacun de penser et de croire intérieurement ce qu'il veut, mais encore le droit d'exprimer extérieurement et publiquement par la parole ou par l'écrit ce qu'il pense ou ce qu'il croit. Le législateur ne peut établir un credo laïque, comme le voulait Rousseau, et subordonner la possibilité de manifester une opinion à la

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conformité de cette opinion à ce credo. La pensée doit être indépendante de toute règle établie par l'Etat; chacun peut penser et croire ce qu'il veut; la liberté de croire doit être aussi complète que la liberté de ne pas croire; et chacun doit pouvoir exprimer librement, sans autorisation préalable, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il croit. Cette liberté n'a qu'une limite, toujours la même le respect de la liberté d'autrui. La manifestation des opinions doit être réprimée «< si elle trouble l'ordre public établi par la loi » (Décl. 1789, art. 10). Troublant l'ordre public établi par la loi, elle porte atteinte par là même à la liberté et à la sécurité de tous.

Quoique la chose paraisse invraisemblable, le législateur, à certaines époques, n'a pas hésité à pénétrer dans le domaine intangible de la conscience intime, et à sévir non pas seulement contre les manifestations d'opinion, contraires à l'ordre public, mais même contre les opinions politiques, philosophiques ou religieuses attribuées par suspicion à telle ou telle personne. Les lois des suspects de la période révolutionnaire procèdent de cette idée. C'est le passage précité du Contrat social qui inspire directement la loi du 17 septembre 1793, décidant qu'immédiatement « tous les gens suspects qui se trouvent sur le territoire de la République et qui sont encore en liberté seront mis en état d'arrestation », que «< sont réputés gens suspects: 1o ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs propos ou écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme et ennemis de la liberté... »

La liberté d'opinion, conséquence immédiate de l'autonomie de la personne humaine, implique le droit d'exprimer librement et sans autorisation, dans la mesure où cette manifestation ne porte pas atteinte à l'ordre public établi par la loi et à la liberté des autres, des opinions politiques, philosophiques, scientifiques ou religieuses, soit par la parole, soit par l'écrit. Par suite, elle comprend la liberté de réunion, la liberté de l'enseignement, la liberté de la presse et la liberté de pétition. Quoique conséquences rationnelles de la liberté d'opinion affirmée en 1789, quoique consacrées expressément par la Déclaration de 1789 et la constitution de 1791, ce n'est cependant qu'à la suite de

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