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constitutions, quelque solennelles, quelque expresses qu'elles soient, qui ont créé cette obligation; elles n'ont fait que la constater. Quoi qu'il en soit, il est vrai de dire que dans ces pays le législateur ordinaire ne peut faire aucunes lois contraires aux Déclarations des droits ou aux constitutions. C'est la formule du titre Ier, § 3 de la constitution de 1791 : « Le pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à l'exercice des droits naturels et civils... ». Mais ces Déclarations et ces constitutions n'existeraient pas, il resterait vrai, pour tous les pays, d'après la doctrine individualiste, que l'Etat ne peut jamais faire une loi portant atteinte aux droits individuels naturels, qu'il ne peut apporter par la loi de restrictions aux droits de chacun que dans la mesure où cela est nécessaire à la conservation des droits de tous.

Dans notre doctrine, la limitation juridique du pouvoir législatif de l'Etat se conçoit aussi aisément. Il est vrai qu'elle s'applique aux individus qui détiennent le pouvoir, et non à l'Etat considéré comme une personne. Mais cette limitation n'est pas moins rigoureuse, et c'est même pour cela qu'elle est particulièrement rigoureuse. Comme les individus, les gouvernants ont des devoirs juridiques fondés sur l'interdépendance sociale; ils sont comme tous les individus obligés de mettre leurs aptitudes propres au service de la solidarité sociale. Les gouvernants par définition possèdent la plus grande force existant dans une société donnée; ils sont donc obligés, par la règle de droit, d'employer la plus grande force dont ils disposent à la réalisation de la solidarité sociale. Ils doivent ainsi faire toutes lois nécessaires pour obtenir ce résultat; et a fortiori ils ne peuvent faire aucunes lois contraires au développement même de la solidarité sociale. Le droit impose aux gouvernants non seulement des obligations négatives, mais aussi des obligations positives. La personnalité juridique de l'Etat n'étant qu'un pro

cédé artificiel de construction juridique permettant de traiter comme une unité la collectivité gouvernante, si l'on veut maintenir quand même cette personnalité, en démontrant que les gouvernants législateurs sont liés par un droit objectif antérieur et supérieur à eux, on a fait la démonstration pour l'Etat lui-même.

L'Etat, ayant fait la loi, est obligé de respecter cette loi tant qu'elle existe. Il peut la modifier ou l'abroger; mais tant qu'elle existe, il ne peut faire un acte de contrainte, un acte administratif ou juridictionnel que dans la limite fixée par cette loi, et en cela encore l'Etat est un Etat de droit. L'Etat, en vertu de la même idée, est le justiciable de ses propres tribunaux. Il peut être partie à un procès, il peut être condamné par ses propres juges et il est tenu comme un simple particulier d'exécuter la sentence prononcée contre lui (Gneist, Der Rechsstaat, 2e édit., 1879). Il reste à expliquer comment l'Etat peut être lié par la loi qu'il a faite.

Les anciens auteurs enseignaient que le roi était lege solutus, c'est-à-dire que le roi avait le pouvoir de dispenser de l'application des lois dans des cas particuliers (V. notamment Domat, Le droit public, liv. I, tit. II, sect. 1, §§ 6 et 13, p. 10 et 11, Paris, 1713). C'est depuis la Révolution qu'on a compris et affirmé que l'Etat administrateur et juge est tenu d'appliquer, tant qu'elle existe, la loi qu'a faite l'Etat législateur. Cette affirmation est en effet une conséquence logique de la théorie des droits individuels naturels. Dans cette doctrine la loi est loi non pas tant parce qu'elle est voulue par l'Etat, mais surtout parce que étant voulue par l'Etat, elle est présumée avoir pour but la protection des droits individuels, qui s'imposent non seulement à l'individu, mais encore à l'Etat; et par conséquent si l'Etat est tenu de respecter la loi, c'est parce qu'il est tenu de respecter les droits individuels. Toute atteinte à la loi doit être présumée une atteinte aux droits individuels, et comme telle est formellement MANUEL DE DR. CONST.

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interdite. C'est le devoir du législateur d'organiser les pouvoirs publics de telle sorte que le danger de la violation de la loi soit réduit au minimum et que toute infraction à la loi par les pouvoirs publics soit énergiquement réprimée. Aucun organe de l'Etat ne peut violer la loi, tant qu'elle existe, pas même l'organe plus spécialement chargé de faire la loi.

Si l'on n'accepte pas la théorie des droits individuels et si l'on se rallie à la doctrine de la solidarité sociale, telle que nous avons essayé de l'exposer, on aboutit aussi logiquement à la même conclusion. La loi puise sa force obligatoire, non pas dans la volonté des gouvernants, mais dans sa conformité à la solidarité sociale. Par conséquent, elle oblige les gouvernants aussi rigoureusement que les sujets, puisque comme ceux-ci les gouvernants sont obligés par la règle de droit fondée sur la solidarité sociale. Lorsqu'un organe quelconque de l'Etat ou, pour parler plus exactement, lorsqu'un individu investi, à un titre quelconque de la puissance politique, gouvernant ou agent des gouvernants, viole la loi, il est présumé porter une atteinte au droit objectif fondé sur la solidarité sociale, puisque cette loi n'a de force que si elle est l'expression de ce droit objectif. Encore dans cette doctrine, c'est une obligation qui s'impose aux gouvernants de créer une organisation telle que soit réduit au minimum le danger de violation de la loi, et que cette violation par un agent public soit énergiquement réprimée.

17. Le droit public. Par ce qui précède, on a établi le fondement et déterminé le domaine du droit public. Le droit public est l'ensemble des règles de droit qui s'appliquent à l'Etat et, dans notre doctrine, aux gouvernants et à leurs agents, dans leurs rapports entre eux et avec les particuliers. C'est d'un mot le droit objectif de l'Etat, le Staatsrecht des Allemands. On a vu comment et pourquoi l'Etat ou les gouvernants sont régis par le droit.

Le droit public est soumis à la grande loi de l'évo

lution du droit. Il existe d'abord dans les consciences individuelles et tend à s'extérioriser. Il s'est d'abord traduit à l'extérieur par la coutume. La coutume, dans la conception que nous nous en formons, n'est point un mode de création du droit, mais un mode de constatation. On ne doit point y voir, avec l'école de Savigny et de Puchta, une création de la conscience du peuple. Le droit ne peut se former et se développer que dans un milieu social; il règle les rapports des individus vivant en société, mais il est, à tout prendre, une création de la conscience individuelle, et c'est le mode de constatation et de sanction du droit qui est social. La coutume est un mode de constatation encore imparfait et qui apparaît le premier. Lorsqu'une certaine manière de procéder a été suivie pendant un certain temps, toutes les fois que la même situation se présentait, elle devient une règle et une règle coutumière. Ce n'est point la coutume qui en a fait une règle de droit, mais c'est une règle de droit qui se manifeste à l'extérieur par la coutume. La coutume elle-même se constate de diverses manières. Pour les rapports privés, elle apparaît surtout dans les conventions des parties, principalement dans les clauses contractuelles dites de style, et aussi dans les décisions de la jurisprudence, qui certainement ne créent pas le droit, mais forment le moyen de constatation le plus exact et le plus précis de la coutume. La coutume, manifestation du droit public, apparaît dans les décisions prises, les déclarations formulées, les pratiques suivies pendant un certain temps par les gouvernants ou les agents. En Angleterre, par exemple, la plus grande partie du droit constitutionnel n'est constatée que par la coutume parlementaire, cette coutume étant elle-même le produit de pratiques suivies depuis de longues années par les pouvoirs publics. En France, dans le droit constitutionnel, la coutume occupe une place moins importante; mais cependant, on le verra dans la suite de ce livre, son domaine ne laisse pas

d'avoir une certaine étendue. Il est une partie du droit public, le droit administratif, où la part du droit, constatée par la coutume, est considérable et où le facteur essentiel de formation coutumière est la jurisprudence, et particulièrement la jurisprudence de notre conseil d'Etat.

Nos sociétés contemporaines sont arrivées, dans l'évolution générale du droit, à la période de l'expression du droit par la loi positive émanée de l'Etat. On a déjà dit que le rôle principal de l'Etat était de constater, en une formule écrite, décrétée et promulguée suivant certaines formes déterminées, la règle de droit et d'édicter en même temps des dispositions de détail ou réglementaires (lois constructives), pour en assurer l'application. Le droit public, comme le droit privé, trouve aujourd'hui son expression avant tout dans la loi positive écrite. Les sociétés civilisées modernes sont toutes arrivées à ce qu'on peut appeler la période du droit législatif, c'est-à-dire la période où le mode essentiel de constatation du droit est la loi positive faite par l'Etat. Le droit objectif est aujourd'hui surtout la loi écrite et cela est vrai aussi bien pour le droit public que pour le droit privé. Cependant la loi écrite positive n'est pas tout le droit; elle n'est pas plus tout le droit public qu'elle n'est tout le droit privé. A côté de l'expression législative du droit, la coutume continue à jouer un rôle important et beaucoup de règles coutumières viennent se superposer aux règles législatives. Il se produit entre la loi écrite et la règle coutumière une série d'actions et de réactions qu'on ne peut qu'indiquer ici. Souvent la loi écrite est venue donner une expression plus précise à une règle déjà constatée par la coutume. Parfois aussi certaines dispositions de la loi écrite, qui peut-être, au moment où elles ont été portées, ne répondaient pas exactement à la situation prévue, ont provoqué l'établissement d'une pratique qui, par son application répétée, a donné naissance à une règle de droit qui avait été, en

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