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dans tous les pays, chez tous les peuples; elle est en effet fondée sur les droits individuels naturels de l'homme, qui ont été, qui sont et qui seront toujours et partout, pour tous les hommes, les mêmes droits. Sans doute, les peuples ont eu une conscience plus ou moins claire de l'existence, de l'étendue de ces droits et de la règle sociale qui en résulte; mais le droit idéal, absolu, naturel, existe néanmoins; les sociétés humaines s'en approchent chaque jour davantage; les unes en sont encore très éloignées, les autres plus rapprochées; cette ascension vers le droit pur a des moments d'arrêt, même de recul, mais elle est constante; et tous les peuples de la terre marchent vers cet idéal commun. Le rôle des juristes est de travailler à la recherche de cet idéal juridique; le rôle du législateur est de le réaliser et de le sanctionner.

Définitivement élaborée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, notamment avec Blakstone (An analysis of the Law England, 1754, et Commentaires, 1765), la doctrine individualiste a trouvé sa formule précise dans la Déclaration des droits de 1789. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme... L'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » (art. 1, 2, 4).

Nos lois et nos codes sont pour la plupart inspirés par cette doctrine. Quoique reposant sur des idées inexactes, la doctrine individualiste a rendu un immense service et réalisé un progrès considérable : elle a permis d'affirmer nettement pour la première fois la limitation par le droit des pouvoirs de l'Etat.

Cf. Beudant, Le droit individuel et l'Etat, 1891; Henry Michel, L'idée de l'Etat, 1896; Schatz, L'individualisme, 1909; Hauriou, Droit public, 1910, p. 540 et suiv.; Esmein, Droit constitutionnel, 5e édit., 1909, p. 476 et suiv., p. 988 et suiv.

4. Critique de la doctrine individualiste. La doctrine individualiste, à notre sens, ne saurait être admise, parce qu'elle repose sur une affirmation a priori et hypothétique. On affirme en effet que l'homme naturel, c'est-à-dire l'homme pris comme être isolé, séparé des autres hommes, est investi de certaines prérogatives, de certains droits, qui lui appartiennent parce qu'il est homme, « à cause de l'éminente dignité de la personne humaine », suivant l'expression de M. Henry Michel. Or cela est une affirmation purement gratuite. L'homme naturel, isolé, naissant libre et indépendant des autres hommes, et ayant des droits constitués par cette liberté, cette indépendance même, est une abstraction sans réalité. Dans le fait, l'homme naît membre d'une collectivité; il a toujours vécu en société et ne peut vivre qu'en société, et le point de départ de toute doctrine sur le fondement du droit doit être sans doute l'homme naturel; mais l'homme naturel n'est pas l'être isolé et libre des philosophes du XVIIe siècle; c'est l'individu pris dans les liens de la solidarité sociale. Ce que l'on doit donc affirmer, ce n'est pas que les hommes naissent libres et égaux en droits; mais bien qu'ils naissent membres d'une collectivité et assujettis par ce fait à toutes les obligations qu'impliquent le maintien et le développement de la vie collective.

D'autre part, l'égalité absolue de tous les hommes, qui est un corollaire logique du principe individualiste, est contraire aux faits. Les hommes, loin d'être égaux, sont en fait essentiellement différents les uns des autres et ces différences s'accusent d'autant plus que les sociétés sont plus civilisées. Les hommes doivent être traités différemment, parce qu'ils sont différents; leur état juridique, n'étant que la traduction de leur situation par rapport à leurs semblables, doit être différent pour chacun d'eux, parce que le rôle que joue chacun à l'égard de tous est essentiellement divers. Une doctrine qui aboutit logiquement à l'égalité abso

lue, mathématique des hommes, est par cela mêm contraire à la réalité et doit être rejetée.

La doctrine individualiste conduit aussi à la notio d'un droit idéal, absolu, qui serait le même dans tou les temps, dans tous les pays, et dont les hommes s rapprocheraient constamment davantage, malgré cer tains moments de régression partielle. Cette cons quence condamne encore la doctrine individualiste car la notion d'un droit idéal, absolu, est anti-scienti fique. Le droit est un produit de l'évolution humaine un phénomène social, sans doute d'un ordre différen de celui des phénomènes physiques, mais qui pas plu qu'eux ne se rapproche d'un idéal, d'un absolu. O peut bien dire que le droit de tel peuple est supérieu au droit de tel autre, mais ce ne peut être qu'un comparaison toute relative; elle implique, non pa que le droit de l'un se rapproche plus que le droit d l'autre d'un idéal juridique absolu, mais seulemen que le droit de l'un est mieux adapté, à un momen donné, aux besoins, aux tendances de ce peuple qu le droit de l'autre.

5. Doctrines du droit social. Nous qualifion ainsi toutes les doctrines qui partent de la société pou arriver à l'individu, du droit objectif pour arriver a droit subjectif, de la règle sociale pour arriver au droi individuel, toutes les doctrines qui affirment l'exis tence d'une règle s'imposant à l'homme vivant e société, et qui font dériver ses droits subjectifs de se obligations sociales, toutes les doctrines qui affirmen que l'homme, être naturellement social, est par cel même soumis à une règle sociale, qui lui impose de obligations envers les autres hommes, et que ses droit ne sont que des dérivés de ses obligations, les pouvoir qu'il a de remplir librement et pleinement ses devoir sociaux.

Les doctrines, que nous avons appelées doctrine du droit social, devraient être appelées plus exacte ment doctrines socialistes, par opposition aux doctrine

individualistes précédemment exposées. Nous n'employons pas cependant cette expression, parce qu'elle est à la fois trop vague et trop précise: trop vague parce que l'on qualifie de socialistes des doctrines. infiniment diverses par leurs principes et par leurs tendances, et trop précise parce que le mot socialiste désigne surtout aujourd'hui en France un parti politique qui tend, par des moyens divers, évolutifs d'après les uns, révolutionnaires d'après les autres, à la suppression de la propriété individuelle. Il va sans dire que si, dans la suite de l'exposition, nous opposons à la doctrine individualiste la doctrine socialiste, dans notre pensée cette expression désignera seulement la doctrine qui fonde le droit sur le caractère social et les obligations sociales de l'homme.

Les doctrines du droit social sont à l'heure actuelle en voie d'élaboration; la conception socialiste du droit tend à remplacer partout, dans la doctrine, dans la jurisprudence et même dans la loi positive, la conception individualiste. Dans cette période de transition, il est difficile de saisir d'une manière précise les doctrines des divers publicistes et nous devons nous borner à tenter d'édifier une doctrine personnelle cohérente.

6. La solidarité ou l'interdépendance sociale. Nous partons de ce fait incontestable que l'homme vit en société, qu'il a toujours vécu en société et qu'il ne peut vivre qu'en société avec ses semblables, que la société humaine est un fait primaire et naturel, et non point le produit d'un vouloir humain. Tout homme fait donc partie, a toujours fait et fera toujours partie d'un groupe humain. Mais en même temps l'homme a toujours eu une conscience plus ou moins claire de son individualité; l'homme se saisit comme personne individuelle ayant des besoins, des tendances, des aspirations. Il comprend aussi que ces besoins il ne les peut satisfaire, que ces tendances, ces aspirations il ne les peut réaliser que par la vie commune avec

d'autres hommes. L'homme en un mot a la conscience, plus ou moins nette suivant les époques, de sa sociabilité, c'est-à-dire de sa dépendance d'un groupe. humain, et de son individualité. Ce n'est pas là une affirmation a priori, mais bien une constatation positive.

Il y a donc et il y a toujours eu des groupes sociaux et les hommes qui en font partie ont à la fois conscience de leur individualité propre et des liens qui les unissent aux autres hommes. Quels sont ces liens? On les désigne d'un mot, dont on fait à l'heure actuelle un étrange abus, mais qui reste, malgré le discrédit que les politiciens ont quelque peu jeté sur lui, le plus exact et le plus commode. L'homme, dironsnous, est uni aux autres hommes par les liens de la solidarité sociale. Pour éviter le mot solidarité, on peut dire l'interdépendance sociale.

Cette solidarité ou interdépendance sociale embrasse-t-elle tous les membres de l'humanité? Assurément oui. Mais ces liens sont encore bien lâches et bien incertains; l'humanité est actuellement encore divisée en un certain nombre de groupes sociaux plus ou moins étendus, et l'homme ne se conçoit guère que solidaire des autres hommes appartenant au même groupe que lui. Viendra-t-il un jour où la solidarité humaine absorbera les solidarités locales, régionales ou nationales, un jour où l'homme se considérera comme citoyen du monde ? N'est-ce là qu'un beau rêve ou une réalité en marche? Nul ne le sait. Quoi qu'il en soit, l'homme s'est considéré jusqu'à présent, et se considère encore comme plus particulièrement solidaire des membres d'un groupe déterminé. L'humanité est divisée en un nombre considérable de groupes sociaux.

Ces groupes ont revêtu diverses formes contingentes, dont les principales sont dans l'ordre chronologique la horde, où les hommes vivent ensemble, sans demeure fixe, réunis les uns aux autres par les

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