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exclusivement objectif. Les déclarations de volonté des gouvernants ne sont plus l'exercice d'un droi dont une personne souveraine serait titulaire ni cette personne, ni ce droit n'existent. Les déclarations de volonté des gouvernants ont une valeur sociale, en effet, dans la mesure où elles sont conformes à la règle sociale, au droit objectif, et seulement dans cette

mesure.

Au reste tous les développements qui vont suivre se rattacheront à la disparition de la notion de puissance publique. On parle à l'heure actuelle de la transformation du droit public, on a raison; cette transformation est rapide et profonde; il faudait être aveugle pour ne pas l'apercevoir; et cette transformation se rattache tout entière à la disparition de la notion de puissance publique. Cette transformation, elle apparaît d'une manière particulièrement caractéristique dans l'organisation des services publics, dans les rapports des gouvernants et des gens préposés à la gestion des services publics, et surtout dans la responsabilité de plus en plus grande de l'Etat, reconnue par une jurisprudence constante à propos du fonctionnement de tous les services publics.

24. De la force matérielle des gouvernants. Les gouvernants par définition monopolisent la plus grande force dans une nation. Cette plus grande force peut être morale ou simplement matérielle. Elle est morale quand les gouvernants sont les plus forts, parce qu'on leur attribue certaines qualités d'ordre moral, parce qu'ils rendent certains services, parce qu'un prestige particulier s'attache à leur personne, parce qu'on fonde leur force gouvernante sur une croyance vraie ou fausse, mais générale et sincère, comme pendant longtemps la croyance à une mission surnaturelle donnée d'en haut aux rois de la terre, ou comme naguère encore la croyance au mythe de la souveraineté nationale.

Mais les gouvernants ne sont vraiment gouvernants

que lorsqu'ils peuvent en fait mettre en mouvement une force matérielle, une puissance de contrainte.) Nous l'avons déjà dit et nous le répétons: la différenciation entre gouvernants et gouvernés n'est pas seulement une division entre les faibles et les forts matériellement; elle est beaucoup plus complexe et peut affecter des formes très diverses. Mais il n'y a vraiment de gouvernants que lorsqu'en fait un individu ou un groupe d'individus peut mettre en mouvement une puissance de contrainte. La possibilité de cette mise en mouvement peut avoir pour cause le caractère moral attribué aux gouvernants. Peu importe; il n'y a pas d'Etat, il n'y a pas de gouvernants, si cette puissance de contrainte ne leur appartient pas en fait.

C'est la différence de fait existant entre la volonté des gouvernés et la volonté des gouvernants. La volonté des gouvernants est de même nature et de même qualité que la volonté des gouvernés; elle n'a pas une force intrinsèque supérieure. Mais elle dispose d'une force matérielle, d'une puissance de contrainte qu'elle peut mettre directement en mouvement pour assurer la réalisation de ses manifestations.

25. Le territoire. La différenciation entre les gouvernants et les gouvernés a pour milieu de formation la nation. Elle a pour limite un certain territoire. Et ainsi, tout de suite apparaît le rôle du territoire dans la constitution des Etats modernes il est la limite matérielle de l'action effective des gouvernants. Il est cela, il est tout cela et il n'est que cela.

Le territoire n'est pas un élément indispensable à la formation de l'Etat. Nous voulons dire qu'on peut très bien concevoir qu'une différenciation politique se produise dans une société qui n'est pas fixée sur un territoire déterminé. Au sens général du mot, il y aura là cependant un Etat. Mais les sociétés civilisées modernes sont fixées sur des territoires déterminés, et l'action des gouvernants s'étend à un territoire.

déterminé. Sous l'empire des besoins pratiques, le droit international public a formulé des règles sur la séparation des territoires sur lesquels s'étend l'action des divers gouvernements.

Le territoire est ainsi la partie du globe sur laquelle tel gouvernement peut exercer sa puissance de contrainte, organiser et faire fonctionner les différents services publics. Aucun gouvernement étranger ne peut s'opposer au libre exercice de l'activité gouvernante sur ce territoire, et s'il le faisait, il violerait les règles du droit international; c'est le principe de nonintervention. Avec cette notion très simple du territoire, tous les faits relatifs aux rapports internationaux s'expliquent facilement.

Nous repoussons par conséquent la théorie dite théorie du territoire élément subjectif de l'Etat, c'està-dire la théorie d'après laquelle le territoire serait un élément de la personnalité même de l'Etat. La personnalité de l'Etat n'existant pas, le territoire ne peut être un élément de cette personnalité. D'autre part, la théorie qui considère le territoire comme un élément de la personne Etat aboutit à des conséquences qui sont complètement inacceptables et qui sont contraires aux rapports internationaux tels qu'ils existent en fait. Malgré des prodiges de subtilité, on n'arrive pas à les concilier.

26. Les services publics. Dans l'intérieur de la nation, dans la limite du territoire occupé par cette nation, les gouvernants, différenciés des gouvernés et monopolisant la force, doivent employer cette force. pour organiser et contrôler le fonctionnement des services publics; ainsi les services publics sont un des éléments de l'Etat, et nous touchons en quelque sorte au point culminant de la conception de l'Etat que nous exposons et que nous pouvons résumer en disant : (L'Etat n'est pas, comme on a voulu le faire et comme on a cru quelque temps qu'il l'était, une puissance qui commande, une souveraineté; il est une coopéra

tion des services publics organisés et contrôlés par des gouvernants. I importe donc de préciser cette notion de service public qui est capitale et autour de laquelle gravite tout le droit public moderne.

Les gouvernants, étant des individus comme les autres, sont pris comme les autres dans les liens de l'interdépendance ou solidarité sociale et sont obligés de remplir les obligations que leur impose la règle fondée sur cette solidarité ou interdépendance sociale, fondement de ce que nous avons appelé ailleurs la discipline sociale. Cette discipline oblige d'abord les gouvernants à ne rien faire qui porte atteinte à la solidarité sociale sous ses deux formes. Ils ne peuvent agir contrairement à la solidarité par similitude, c'est-à-dire ils ne peuvent en aucune façon faire une chose, qui pour une classe, une minorité ou même un seul individu serait une entrave quelconque à la satisfaction des besoins communs à tous les hommes. Les gouvernants ne peuvent rien faire qui soit contraire à la solidarité par division du travail. Ce mode de solidarité a pour facteur essentiel le libre développement de l'activité individuelle. Les gouvernants ne peuvent donc faire quoi que ce soit qui puisse gêner dans une mesure quelconque le libre et plein développement des activités individuelles.

Mais comme les particuliers, les gouvernants ont eux aussi des devoirs objectifs positifs, reposant sur le même principe et ayant au fond les même limites. Tout particulier est astreint à employer ses aptitudes propres à la réalisation de la solidarité sociale sous ses deux formes, et en retour il peut vouloir juridiquement tout résultat conforme à ce but; ou, en d'autres termes, tout acte de volonté individuelle déterminé par un pareil but est juridiquement protégé. Les gouvernants sont eux aussi obligés de mettre leurs aptitudes propres au service de la solidarité nationale; et leurs déclarations de volonté s'imposent au respect de tous lorsqu'elles sont déterminées par

un but de solidarité. On verra plus loin les différents modes que peuvent affecter ces déclarations de volonté. Pour le moment, on retiendra que les pouvoirs des gouvernants ont pour unique fondement leurs devoirs; et que l'activité des gouvernants se rattache ainsi aux devoirs que leur impose la discipline sociale. Elle oblige les gouvernants, quels qu'ils soient, à employer la plus grande force qu'ils monopolisent à la réalisation de la solidarité sociale sous ses deux formes.

(On aperçoit dès lors la notion de service public : c'est toute activité dont l'accomplissement doit être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce que l'accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l'interdépendance sociale et qu'elle est de telle nature qu'elle ne peut être assurée complètement que par l'intervention de la force gouvernante.)

Cette notion de service public est bien vague, dirat-on, et elle ne permet point d'indiquer quels sont les services publics. Nous ne méconnaissons point que toutes les difficultés sont loin d'être écartées. Mais néanmoins nous estimons que l'idée que nous exprimons est fondamentale. Elle est tout entière dans la notion d'une obligation s'imposant aux gouvernants parce qu'ils sont gouvernants. Cette idée, si l'on admet notre point de départ, l'interdépendance sociale, ne saurait être contestée. Et si elle est admise, on est conduit nécessairement à notre conception du service public, c'est-à-dire à la conception d'une certaine activité telle que les gouvernants sont obligés d'intervenir, avec le monopole de la force qu'ils détiennent, pour en assurer l'accomplissement. Ils interviendront pour le réglementer, pour l'organiser, pour le contrôler, pour réprimer tous les actes contraires à sa réalisation, pour sanctionner tous les actes conformes à son but. En même temps les pouvoirs des gouvernants sont limités à cette activité de service public, et tout acte des gouvernants est sans valeur quand il poursuit

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