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protection des biens affectés aux services publics sans imaginer un droit de propriété dont serait titulaire la personne Etat. Mais si la personne Etat n'est qu'une fiction sans valeur lorsqu'il s'agit de l'activité non patrimoniale de l'Etat, nous ne voyons pas comment elle pourrait être une réalité lorsqu'il s'agit de l'activité patrimoniale de l'Etat. Les juristes français sont toujours dominés par cette idée que l'affectation d'une richesse à un but ne peut être protégée que par la reconnaissance d'un droit subjectif de propriété. Ils ne voient pas que la propriété droit subjectif a été une construction juridique imaginée par les Romains pour protéger socialement l'affectation d'une richesse à une utilité individuelle, que ce n'était rien de plus et que l'on se heurte à des difficultés insurmontables et à d'inutiles subtilités quant on veut appliquer ce procédé de construction juridique aux richesses qui sont affectées à un but d'utilité collective. Ce qu'on appelle le patrimoine de l'Etat est protégé juridiquement et socialement parce qu'il est affecté à l'ensemble des services publics. En disant qu'il est protégé, on veut dire que tous les actes faits par les gouvernants ou leurs agents touchant ces biens et ayant un but de service public, produisent un effet de droit, que tous les actes qui ne sont pas conformes à ce but sont sans valeur, que tous les actes des tiers qui viennent contrarier ce but doivent être réprimés.)

Certains des biens, au lieu d'être affectés à l'ensemble des services publics, sont, comme on l'indiquait plus haut, affectés à un service public déterminé. Inutile d'imaginer que le service public devient une personne et possède un droit de propriété sur ces biens. Ils sont affectés à un service public déterminé, et le droit protège encore cette affectation en sanctionnant tous les actes faits conformément à ce but et en annulant ou en réprimant tous les actes contraires.

Enfin, le service public étant établi et devant fonctionner dans l'intérêt de tous, si par suite du fonction

nement irrégulier de ce service public, un préjudice spécial est occasionné à un particulier, il est légitime que la réparation de ce préjudice soit supportée par les biens qui sont affectés à ce service, par l'ensemble des biens affectés aux services publics, si c'est un service public non patrimonialisé, et dans le cas contraire par le patrimoine autonome affecté au service considéré. Et voilà d'un mot le principe même de la responsabilité de l'Etat. Cette responsabilité est engagée pour tous les services, et il n'y a point à faire une prétendue distinction entre les services de puissance publique et les services de gestion. La jurisprudence très ferme du Conseil d'Etat condamne cette distinction, et affirme le principe général de la responsabilité de l'Etat, et nous nous étonnons que M. Berthélemy puisse encore poser en principe « l'irresponsabilité de l'administration à raison des actes d'autorité » (Loc. cit., p. 76). Sans doute le droit français n'est pas encore arrivé à consacrer pleinement la responsabilité en matière judiciaire. Mais cela est la conséquence de la survivance de certains préjugés qui disparaîtront probablement dans peu de temps. D'autre part, en rattachant la responsabilité de l'Etat à l'idée du service public fonctionnant dans l'intérêt de la collectivité, on évite toutes les controverses, qui n'ont pas de sens, sur le point de savoir si les personnes collectives en général et si l'Etat en particulier peuvent commettre une faute.

La faute ne peut être commise que par des individus conscients; et lorsque le service public a mal fonctionné, ou bien il y a eu un cas de force majeure ou bien il y a eu une faute d'un agent du service public. On peut alors parler de la faute de l'Etat, de la faute du service public. Mais ce sont des expressions figurées; il est puéril de les prendre au sens propre. La réalité, c'est la faute d'un agent, et la seule question qui se pose est celle de savoir si les conséquences de cette faute seront supportées par le patrimoine public

cu par le patrimoine de l'agent. On a dit déjà qu'en principe elles étaient supportées par le patrimoine public. Parfois elles le sont par le patrimoine de l'agent. On étudiera la question plus tard.

27. La théorie ordinaire de la souveraineté. Pour achever d'édifier et de défendre notre doctrine, le mieux est d'exposer la théorie ordinaire de la souveraineté et de montrer tout ce qu'elle a d'artificiel, de contradictoire et les controverses sans fi qu'elle traîne à sa suite.

Dans la doctrine encore dominante en France, la souveraineté est la puissance commandante de l'Etat. Elle est la volonté de la nation; et la nation étant organisée en Etat, elle devient la puissance commandante de l'Etat, ou le droit de formuler des ordres inconditionnés à tous les individus se trouvant sur son territoire. M. Esmein, qui exprime bien la doctrine ordinaire, écrit : « L'Elat est la personnification juridique d'une nation; c'est le sujet et le support de l'autorité publique. Ce qui constitue en droit une nation, c'est l'existence, dans une société d'hommes, d'une autorité supérieure aux volontés individuelles. Cette autorité, qui naturellement ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu'elle régit, s'appelle la souveraineté. Elle a deux faces : la souveraineté intérieure, ou le droit de commander à tous les citoyens composant la nation et même à tous ceux qui résident sur le territoire national, la souveraineté extérieure, ou le droit de représenter la nation et de l'engager dans ses rapports avec les autres nations » (Droit constitutionnel, 5e édit., 1909, p. 1).

C'est de la souveraineté ainsi comprise que parlent nos constitutions et nos Déclarations des droits dans des articles souvent cités. Déclaration des droits de 1789, art. 3; Const. 1791, tit. III, pr., art. 1; Déclaration des droits de 1793, art. 23 et 25; Const. 1793, art. 7; Déclaration des droits an III, art. 17 et 18; Const. de l'an III, art. 2; Const. 1848, art. 1 et 18.

Dans cette souveraineté ainsi conçue, on distingue trois éléments. La souveraineté est : 1o un pouvoir de vouloir; 2o un pouvoir de commander; 3o un pouvoir de commander indépendant. 1o La souveraineté est un pouvoir de vouloir. - Dans la conception française, la souveraineté originaire appartient à la collectivité, à la nation; c'est-à-dire qu'avant que la nation soit organisée en Etat, elle est une personne, possédant une volonté et cette volonté est souveraine. Par un phénomène, du reste inexpliqué, lorsque la nation s'organise en Elat, cetle volonté de la nation se communique à l'Etat, bien que dans sa substance elle reste à la nation. Ou si l'on veut plus simplement, la nation ne se distingue pas de l'Etat, qui est la nation organisée fixée sur un territoire, et la souveraineté, c'est la volonté de l'Etat-nation. La souveraineté est pour l'Elat-personne, ce qu'est la volonté pour l'individu-personne.

La souveraineté élant conçue comme un pouvoir de volonté de l'Etat, il en résulte qu'elle est par là même conçue comme un drot subjectif, dont l'Etat est titulaire. Quoi qu'on fasse, on est toujours obligé de ramener la notion du droit subjectif à celle d'un pouvdr de volonté (cf. supra, § 1). Quelque fondement que l'on donne u droit subjectif, on ne peut dire d'une personne qu'elle a un drol subjectif que lorsqu'elle peut vouloir effectivement une certaine chose, et que la volonté exprimée en vertu de ce pouvoir s'impose comme telle à d'autres volontés. Or c'est précisément avec ce carattère que nous apparaît la souveraineté; elle est donc un droit subjectif dont le titulaire est l'Etat.

2o La souveraineté est un pouvoir de commander. — L'Etat a le pouvoir de vouloir et d'imposer sa volonté. Ce pouvoir appartient i tout sujet de droit voulant dans les limites de sa sphère juridique. Toute personne individuelle ou collective peut imposer sa volonté à d'autres volontés, quand elle veut ce qu'elle a le pouvoir juridique de vouloir. L'Etat a ce pouvoir; mais il a plus que ce pouvoir : il a le pouvoir d'imposer sa volonté comme volonté commandante. Les manifestations de sa volonté ont le caractère impératif; elles sont des ordres.

La volonté de l'Etat est supérieure aux autres volontés se trouvant sur son territoire; elle est une volonté commandante; elle n'est pas seulement une volonté juridique, elle est une puissance juridique; la volonté de l'Etat est par sa nature même supérieure à toute autre volonté individuelle ou collective se trouvant sur son territoire.

Cette conception de la souverainelé, puissance commandante de l'Etat, soulève dans l'application des difficultés insolubles. Si, comme on le dit, par sa nature même, la volonté de l'Etat est une puissance, une souveraineté, elle ne peut jamais perdre ce caractère; l'Etat, au moins sur son territoire, ne peut jamais intervenir que comme puissance publique, et tous ses actes seront des actes de puissance publique, c'est-à-dire des actes unilatéraux et contenant un commandement s'imposant comme tel. Or, cela est absolument contraire aux fails. Il arrive constamment que l'Etat n'agit pas comme puissance publique, qu'il fait des actes qui n'ont pas le caractère de commandement. Il suffit d'indiquer à titre d'exemple les nombreux contrats de droit interne que fait l'Etat. Comment l'Etat, qui est par définition même la puissance, peut-il être lié par un contrat et par là ne cesse-t-il pas d'être puissance publique?

Le problème n'a point échappé aux publicistes. Mais ils se sont efforcés en vain de lui donner une solution.

3o La souveraineté est un pouvoir de commander indépendant. - Il importe tout d'abord d'éviter une confusion. Quelques auteurs estiment que la souveraineté est le droit qui appartient à l'Etat et seulement à l'Etat de formuler un ordre général ou individuel sans aucune restriction, sans aucune limite, et que tout commandement émanant de l'Etat a une valeur juridique, quel que soit le domaine

dans lequel il intervient, quel que soit son contenu. En Allemagne, Seydel (Grundzüge, 1873) a écrit à plusieurs reprises (notamment, p. 14) qu'il n'y avait pas de droit au-dessus ou à côté du souverain; il n'y a de droit que par le souverain (Herrscher). A la puissance politique, a-t-on dit, il y a des limites de fait, des limites politiques, des limites morales, mais des limites juridiques, il n'y en a point, et cela est précisément ce qui fait que la puissance étalique est souveraine. V. notamment Saripolos, L'Election proportionnelle, I, p. 276.

On a fait à bon droit observer que c'était là confondre la souveraineté et l'arbitraire. Même dans la doctrine de la souveraineté, il y a des rapports qui échappent à la puissance de l'Etat; il y a un domaine dans lequel la puissance de l'Etat ne peut pas juridiquement intervenir; et l'existence de ce domaine ne fait point que sa puissance ne soit pas une puissance souveraine. Comment se détermine ce domaine? Là n'est pas la question pour le moment. Qu'on admette que ce domaine est celui des droits individuels naturels, que l'Etat ne peut violer et ne peut restreindre que dans úne certaine mesure; qu'on admelle comme nous que ce domaine, qui échappe à l'action de l'Etat, est déterminé par le principe de la solidarité sociale; peu importe. L'essentiel est de bien comprendre que, même si l'on admet la souveraineté de l'Etat, il y a un domaine qui échappe toujours à l'action de l'Etat, que dire que la souverainelé est un pouvoir-vouloir indépendant, ce n'est pas dire qu'elle est un pouvoir-vouloir illimité. La souveraineté de l'Etat est un droit; comme tout droit elle ne peut s'exercer que dans certaines limites juridiques. Il faut donc supposer qu'on est dans le domaine de l'action de l'Etat, et, cela supposé, déterminer en quoi consiste cette indépendance, qui fait que le pouvoir de commander appartenant à l'Etat est un pouvoir souverain.

Une collectivité, qui, comme la commune française par exemple, dans la doctrine généralement admise, possède sans doute le pouvoir de commander et même en fait la force d'imposer l'obéissance à ses commandements, mais qui en formulant ses ordres ne se détermine pas toujours par sa propre volonté, n'est pas une collectivité souveraineté, un Etat. Une collectivité n'est souveraine, n'est un Etat que lorsqu'elle se détermine toujours exclusivement par sa propre volonté, c'est-à-dire lorsque, dans les limites du domaine dans lequel elle peut commander, l'ordre qu'elle donne n'est jamais provoqué par une volonté supérieure à elle-même, mais donné uniquement parce qu'elle veut le donner. C'est ainsi qu'on a pu dire que la souveraineté a un caractère positif et un caractère négatif : caractère positif: la souveraineté est une volonté qui, comme telle, a le pouvoir de commander; caractère négatif : la souveraineté est une volonté qui n'est jamais commandée par une autre volonté.

A cette notion de la souveraineté, on rattache en général quatre conséquences. On dit : 1o La souveraineté est une, c'est-à-dire que sur un même territoire il ne peut exister qu'une seule souveraineté

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