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que ces deux actes sont faits par des organes différents, et que si l'on a parlé de fonction gouvernementale, c'est qu'un des principaux organes de l'Etat porte le nom de gouvernement.

Pour l'analyse des fonctions de l'Etat, cons. Pillet, Recherches sur les droits fondamentaux des Elats, 1899, p. 39 et suiv.; Artur, Séparation des pouvoirs et des fonctions, 1905; Ducrocq, Droit administratif, 7e édit., I, p. 134; Hauriou, Droit administratif, 7 édit., 1911, p. 34 et suiv.; Orban, Droit constitutionnel, 1906, I, p. 395 et suiv. Il est vrai que l'auteur confond pouvoirs et fonclions. Les auteurs allemands ont procédé à une analyse approfondie des fonctions juridiques de l'Etat. Cf. notamment L. Stein, Die Verwaltungslehre, I, 1869, p. 3-34; Jellinek, Allgemeine Staatslehre, 2e édit., 1905, p. 591; Laband, Droit public, édil. franç., II, 1901, p. 504 et suiv.

29. La loi au sens matériel. Il faut appliquer à la notion de loi la distinction déjà indiquée du point de vue formel et du point de vue matériel.

Au point de vue formel, est loi toute décision émanée de l'organe qui, d'après la constitution du pays considéré, a le caractère d'organe législatif. En France, d'après la constitution de 1875, cet organe est le parlement agissant avec un certain concours du président de la République qui parfois propose et promulgue la loi, mais qui doit toujours intervenir au moins par la promulgation (L. const., 16 juillet 1875, art. 7). Dès lors est loi formelle toute disposition et seulement la disposition qui est votée par le parlement et promulguée par le président de la République.

Au point de vue matériel, est loi tout acte qui possède en soi le caractère intrinsèque de loi, et cela indépendamment de l'individu ou du corps qui fait l'acte. C'est l'acte législatif d'après sa nature propre, qui peut être en même temps une loi formelle, mais qui aussi peut ne pas l'être, qui très souvent ne l'est. pas. Quand on veut déterminer ce qu'est la fonction législative, ce que l'on doit déterminer, c'est seulement, mais complètement, le caractère de l'acte législatif matériel.

Cette distinction entre la loi matérielle et la loi formelle est rationnelle, et elle est aujourd'hui généralement admise. Mais cadre-t-elle avec les textes de notre droit constitutionnel positif?

Il semble bien que les auteurs de la Déclaration des droits de 1789, en définissant la loi « l'expression de la volonté générale (art. 16), n'ont compris la notion de loi qu'au sens formel. L'article 6 de la sect. I du chap. I du titre III de la constitution de 1791 ne donne aussi qu'une définition de la loi au sens formel : « Les décrets sanctionnés par le roi... ont force de loi et portent le nom et l'intitulé de Lois ». Il est vrai qu'aux termes de l'art. 1er de la sect. I du chap. II du titre III le corps législatif reçoit le pouvoir « de proposer et de décréter les lois » et une série d'attributions spécialement indiquées et qui sont ainsi bien distinguées de la loi. D'après ce lexle, la loi ne serait donc pas toute décision du corps législatif, et le législateur constituant de 1791 aurait eu la notion de la loi matérielle. Il semble bien que l'Assemblée de 1789 n'ait eu que des idées flollantes sur la vraie notion de loi.

La Déclaration des droits de 1793 définit aussi la loi « l'expression de la volonté générale »; mais elle ajoute: « Elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible » (art. 4). C'était définir la loi par son contenu et donner ainsi une définition de la loi au sens malériel. Mais la constitution de 1793 a au contraire donné au mot Joi un sens purement formel. Elle distingue les lois et les décrets: les décrets sont rendus par le corps législatif, et les lois simplement proposées par le corps législatif; la loi proposée devient loi, si dans les 40 jours de l'envoi, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux n'a pas réclamé; s'il y a réclamation, le corps législatif convoque les assemblées primaires, qui acceptent ou rejettent la loi par oui ou par non (Const. de 1793, art. 53-60 combinés avec les art. 10 et 19). L'art. 54 énumère les matières qui font l'objet d'une loi; et parmi ces matières, il en est qui sont qualifiées d'administratives par le texte lui-même. C'est la conception purement formelle de la loi. La constitution de l'an III ne contient aussi qu'une définition formelle. « La loi est la volonté générale exprimée par la majorité ou des citoyens ou de leurs représentants. Les résolutions du conseil des cinq-cents, adoptées par le conseil des anciens, s'appellent lois » (Décl. des droits de l'an III, art. 6 et Const., art. 92).

Quant aux lois constitutionnelles de 1875 actuellement en vigueur, elles ne contiennent qu'un texte obscur et ambigu. C'est l'art. 1er de la loi du 25 février 1875. « Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées, la chambre des députés et le sénat ». La pensée du législateur de 1875 était surtout d'affirmer dans ce texte le principe de la dualité du parlement. Quant à la conception de la loi, s'il en avait une, elle n'y apparaît que très imparfaitement. Ce texte veut-il dire que toute décision des deux chambres est une loi, quel que soit son contenu ? Ou signifie-t-il que la loi au sens matériel ne peut résulter que du vote des deux chambres ? Il est difficile de se prononcer.

De tout cela, il résulte que le juriste n'est lié par aucun texte

de notre droit positif et qu'il peut ainsi en toute liberté faire la théorie ralionnelle de la fonction législative.

Au point de vue matériel, la loi est l'acte par lequel l'Etat formule une règle de droit objectif ou crée des règles, organise des institutions destinées à assurer la mise en œuvre d'une règle de droit objectif. La fonction législative est naturellement la fonction de l'Etat, qui consiste à faire des lois ainsi comprises. Que la loi positive considérée soit simplement la formule d'une règle de droit admise à une époque donnée, ou qu'elle contienne une série de règles destinées à assurer l'application de cette règle de droit, la loi positive a toujours pour fondement une règle de droit objectif. Ces règles que formule l'Etat, soit pour constater le droit objectif, soit pour le mettre en œuvre, sont ellesmêmes des règles de droit objectif; de telle sorte que lato sensu on peut définir la loi matérielle en disant que c'est tout acte émané de l'Etat contenant une règle de droit objectif.

Il est évident que nous aurons établi cette proposition si nous démontrons que les caractères essentiels de la règle de droit objectif se retrouvent et doivent se trouver dans la loi matérielle. Or les deux caractères essentiels de la règle de droit sont la généralité et le caractère impératif. Il reste donc à montrer que toute loi matérielle a ces deux caractères, ne peut pas ne pas les avoir, qu'elle ne peut pas ne pas être une règle impérative.

30. La loi est une disposition par voie générale. Nous voulons dire que la loi contient une disposition qui ne disparaît pas après son application à un cas prévu et déterminé d'avance, mais qui survit à cette application, et qui s'appliquera, tant quelle ne sera pas abrogée, à tous les cas identiques à celui qu'elle prévoit. Elle est alors générale même si en fait elle ne s'applique qu'une fois. La disposition par voie individuelle au contraire est établie en vue d'une espèce déterminée; appliquée à cette espèce elle dis

paraît, parce que le but spécial, concret, qu'on avait en l'établissant est réalisé. La disposition de la loi étant générale survit à son application à une ou plusieurs espèces déterminées. De ce qu'elle est générale il résulte qu'elle est aussi abstraite ce qui veut dire qu'elle est portée sans considération d'espèce ou de personne.

Deux exemples très simples feront comprendre les différences entre une disposition individuelle et concrète d'une part et une disposition générale et abstraite d'autre part. L'Etat décide qu'une récompense sera donnée à tel citoyen qui a rendu des services éminents à la patrie: disposition individuelle et concrète qui vise un cas et une personne déterminés et qui disparaît, comme épuisée, quand elle a été appliquée, parce que le but poursuivi est réalisé. Au contraire, l'Etat décide que toute personne qui a commis tel fait sera punie de telle peine disposition par voie générale et abstraite. En établissant cette règle, l'Etat n'a pas eu en vue telle ou telle personne se trouvant à un moment donné dans une situation concrète déterminée, mais l'intérêt social, pris en soi et d'une manière abstraite; cette disposition, ayant été appliquée une première fois, restera intacte dans sa force et s'appliquera, tant qu'elle ne sera pas abrogée, toutes les fois que se produira un fait réunissant les conditions qu'elle prévoit.

La disposition par voie générale et abstraite est une loi au sens matériel. La disposition par voie individuelle et concrète n'est pas une loi au sens matériel; elle est une loi au sens formel si elle émane de l'organe législatif. Au point de vue matériel, elle sera suivant les circonstances un acte administratif ou un acte juridictionnel.

On doit citer trois exemples récents de lois formelles, c'est-àdire d'actes faits en forme de loi, mais n'ayant point le caractère matériel de loi, parce qu'ils sont des acles individuels. Ce sont les deux lois du 13 juillet 1906, dont la première décide que le lieutenant-colonel en réforme Picquart est réintégré dans les cadres de

l'armée et promu général de brigade, et l'autre que le capitaine d'artillerie Dreyfus est, par dérogation à l'art. 4 de la loi du 10 mars 1880, promu chef d'escadron, et la loi du 9 juillet 1907 qui ordonnait le renvoi anticipé des militaires appartenant à la classe 1903 et dont l'art. 3 portait : « Seront exclus du bénéfice des dispositions de l'art. 1 les militaires du 17e régiment d'infanterie qui ont manqué le 21 juin 1907 à tous les appels effectués depuis le réveil jusqu'à midi ». C'étaient des dispositions individuelles, constituant des dérogations à des règles générales; elles n'étaient point des lois au sens matériel; et en les votant, le parlement commettait assurément un excès de pouvoir contre lequel d'ailleurs il n'y avait aucune voie de recours. Cf. sur les lois Picquart et Dreyfus, Delpech, Revue du droit public, 1906, p. 507 et sur la loi du 9 juillet 1907, Berthélemy, Revue du droit public, 1907, p. 472.

Le caractère de généralité qui est le caractère essentiel de la loi nous paraît avoir un double fondement rationnel et historique.

Fondement rationnel. Le caractère de généralité est la conséquence logique de l'idée que l'on se forme universellement de la loi. Les gouvernants formulent les règles de droit parce que leur première mission est d'assurer la réalisation du droit. Cette règle de droit est la discipline sociale fondée sur l'interdépendance des hommes vivant en société et la loi positive est l'expression même de cette règle; elle doit donc avoir les mêmes caractères et la même portée. Cette règle de droit est individuelle parce qu'elle s'applique aux individus; mais elle est sociale parce qu'elle dérive de la société elle-même. Etant sociale elle est générale. Elle ne vise pas une espèce particulière, devant devenir sans valeur quand elle a été appliquée à cette espèce. Elle est un élément de la vie sociale et doit avoir la même compréhension que la vie sociale elle-même. En d'autres termes, la règle de droit est la règle de conduite des hommes vivant en société; elle est générale parce qu'elle s'applique à tous les hommes et à toutes les circonstances de la vie sociale. La loi est la règle de droit formulée par l'Etat; ce n'est pas parce qu'elle est formulée qu'elle peut changer de caractère; elle reste formulée en loi ce qu'elle est dans la réalité, c'est-à-dire une règle générale.

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