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Fondement historique. - D'autre part, la généralité est la raison d'être même de la loi, et c'est parce que la loi a été conçue comme une règle générale que s'est constituée historiquement la fonction législative. Cette fonction est venue répondre à un certain besoin social, précisément et uniquement parce que la loi est une règle générale.

Il semble bien établi aujourd'hui en sociologie que la fonction législative est celle des fonctions juridiques de l'Etat qui a apparu chronologiquement la dernière. Pendant longtemps la puissance politique, même chez des peuples parvenus à un certain degré de civilisation, n'est intervenue que par voie d'actes individuels, en faisant ce que nous appelons aujourd'hui des actes administratifs et des actes juridictionnels. Les chefs veulent telle ou telle chose déterminée soit spontanément, soit sur la demande des sujets qui ont un différend, et ils emploient leur force matérielle pour assurer l'obéissance à leur volonté. Le procédé de la loi positive n'a pu évidemment être employé que lorsqu'on a connu l'écriture et les moyens matériels de conserver une règle écrite. Mais cela ne suffisait pas, car il fallait en outre que la conscience d'une règle sociale de droit eût fortement pénétré l'esprit des hommes. La loi écrite a été l'extériorisation naturelle de la conscience juridique de la collectivité. Le phénomène a été précédé d'une période exclusivement coutumière, la coutume étant un mode, imparfait sans doute, mais réel, d'expression du droit. L'expression par la coutume s'est maintenue à côté de l'expression par la loi écrite; mais du jour où la fonction législative de l'Etat a été bien comprise, elle a occupé la place de beaucoup prépondérante dans l'expression du droit.

En effet, il est arrivé un moment où l'on a compris que la fixité, la généralité, le caractère abstrait de la loi écrite constituaient la protection la plus efficace de l'individu contre l'arbitraire de l'Etat, un moment où l'on a eu la conception de la légalité. On a compris

que les détenteurs du pouvoir politique ne devaient pas pouvoir prendre arbitrairement telle ou telle décision individuelle, en vue de telle ou telle situation déterminée; qu'ils étaient liés par la règle générale formulée d'une manière abstraite sans considération ni d'espèce ni de personne, et ne pouvaient prendre de décision individuelle que conformément à la règle générale contenue dans la loi. Du moment où ce régime a été compris et appliqué, l'individu s'est senti fortement protégé contre la toute puissance des gouvernants, car il est évident que cette règle générale et abstraite, qui limite leur action, présente beaucoup moins de danger d'arbitraire qu'une décision individuelle, qui peut toujours être provoquée par la haine, l'ambition ou la vengeance.

Cette conception de la légalité a été surtout élaborée par la Grèce antique. On parle souvent de la liberté ancienne. Parfois, au contraire, on a dit que dans la cité antique l'homme était absorbé par la cité. Qu'y a-t-il de vrai dans ces affirmations contradictoires? La liberté au sens moderne est une certaine situation faite à l'individu et qui est le résultat d'une certaine limitation apportée au pouvoir de l'Etat. Jamais les anciens n'ont connu cette liberté, et jamais ils n'ont conçu la possibilité d'une limitation du pouvoir de l'Etat, de la cité, dans l'intérêt de l'individu. Mais ils ont eu celte idée très nette (et c'est en cela que consistait leur notion de liberté) que l'Etat ne peut tout faire qu'à la condition qu'il statue, non par voie individuelle, mais par voie générale, c'est-à-dire par la loi, et que la décision individuelle du gouvernement est tyrannique si elle n'est pas l'application de la loi, c'est-à-dire d'une règle générale formulée pour tous. Le tyran est celui qui prend des décisions individuelles en dehors des lois. La cité, au contraire, est libre quand l'autorité n'intervient qu'en vertu de la loi, conçue comme règle générale formulée d'avance pour tous, gouvernants et gouvernés. Hermann (Lehrbuch des juristischen Rechtsatlherthümer, p. 28, édit. Thaleim, 1884) a mis très nettement en relief cette idée. « Vis-à-vis de l'Etat, dit-il, la liberté de l'homme grec consiste proprement et simplement en ce qu'il a conscience de ne dépendre d'aucun pouvoir lorsque chacun de ses concitoyens est égal à lui par la puissance de la loi ». Cf. Jellinek, Allgemeine Slaatslehre, 2o édit., 1905, p. 285-305; Gény, Méthode d'interprétation, 1900, p. 209.

Cette idée n'est pas venue jusqu'à nous sans subir de nombreuses éclipses et de singulières régressions.

Mais elle est aujourd'hui bien vivante. Sans doute, la conscience moderne est allée plus loin: elle affirme la limitation des pouvoirs de l'Etat même statuant par voie générale. L'Etat ne peut pas tout faire même par la loi ; et de plus, la loi étant faite, aucun organe, aucun agent de l'Etat ne peut prendre une décision en violation de cette loi. La loi peut être mauvaise, injuste; mais étant formulée par voie générale et abstraite, ce danger se trouve réduit au minimum. Ainsi encore le caractère protecteur de la loi, sa raison d'être ellemême se trouvent dans sa généralité.

Rationnellement, historiquement, socialement, la loi nous apparaît avec le caractère essentiel de généralité.

31. La loi est une disposition impérative. On a vu par les définitions rapportées précédemment qu'on qualifie habituellement la loi de règle impérative ou prohibitive. On veut dire par là que la loi contient le commandement ou l'interdiction de faire une certaine chose, en un mot un ordre positif ou négatif.

Il est incontestable que, dans beaucoup de lois, le caractère impératif apparaît très clairement. Ce sont d'abord les lois pénales. Elles sont essentiellement des lois prohibitives. D'autre part, il est incontestable que dans les sociétés modernes le nombre des lois, imposant aux individus ou aux collectivités des charges, des prestations de tous genres, va chaque jour en augmentant. C'est une conséquence de la conscience, toujours plus nette dans les sociétés modernes, des liens d'étroite solidarité qui unissent entre eux les membres d'une même nation. Toutes les lois qui établissent des impôts sous une forme quelconque sont des lois impératives. Nous en dirons autant de toutes les lois de plus en plus nombreuses qui imposent des obligations particulières à certaines personnes, comme les lois ouvrières, lois sur les accidents de travail, lois sur les retraites ouvrières et enfin toutes les lois d'assistance qui imposent aux individus

et surtout à des collectivités des charges, par exemple pour l'entretien des enfants assistés (L. 27 juin 1904), pour l'assistance médicale gratuite (L. 15 juillet 1893), pour l'assistance obligatoire aux vieillards ou aux infirmes (L. 14 juillet 1905), pour les retraites ouvrières (L. 5 avril 1910). Ce ne sont évidemment que des exemples.

A côté de ces lois certainement impératives, il y a beaucoup de lois où l'ordre à première vue n'apparaît pas. Ce sont d'abord les lois qui ne s'adressent pas aux sujets, mais aux gouvernants eux-mêmes, ou à l'Etat si l'on admet la personnalité de l'Etat. Comment ces lois pourraient-elles contenir un ordre, puisque les gouvernants de l'Etat ne peuvent pas se donner un ordre à eux-mêmes? En France, il existe beaucoup de lois de ce genre. Ce sont les Déclarations des droits et les textes des constitutions qui ont reproduit ou rappelé les principes des Déclarations. La même question se pose pour les lois organiques et les lois de compétence, qui ne paraissent point s'adresser aux sujets, mais à l'Etat et à ses agents. Elle se pose enfin pour toutes les lois qui ne font que suppléer à la volonté des parties, que pour cette raison on appelle parfois lois supplétives. Ce sont en principe toutes les lois civiles auxquelles, aux termes mêmes de l'art. 6 du Code civil, on peut déroger par des conventions particulières, à moins qu'elles n'intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs.

Pour nous la loi ne contient point, à vrai dire, un ordre formulé par une volonté supérieure à une volonté inférieure, la loi n'est pas la décision d'un législateur souverain s'imposant à des sujets lui devant obéissance. La loi est impérative parce qu'elle contient la formule d'une règle qui est impérative par ellemême, ou parce qu'elle a pour but d'assurer la mise. en œuvre de cette règle, et que dans ce but elle organise une institution, détermine des compétences, formule des prohibitions, impose des obligations.

Nous ne pouvons pas donner un autre fondement au caractère impératif de la loi. Personne ne croit plus aujourd'hui que le gouvernant qui l'édicte agisse en vertu d'un pouvoir que lui'confèrerait une puissance surnaturelle. On ne croit pas beaucoup plus à la volonté nationale dont l'assemblée législative, parlement ou assemblée populaire, serait l'organe. Cette prétendue volonté nationale n'est qu'une fiction.Cf. § 22. La loi est donc faite en réalité par les gouvernants, en France par la majorité parlementaire qui la vote, et le chef de l'Etat qui la promulgue. Ces individus sont des individus comme les autres, et ils n'ont en aucune façon le pouvoir de formuler des ordres. La loi qu'ils font ne peut donc avoir de force obligatoire que dans la mesure où elle est conforme à la règle de droit et où elle a pour but d'en assurer l'application.

En admettant la personnalité de l'Etat et l'idée que la loi est un ordre formulé par l'Etat, on se trouverait dans l'impossibilité de reconnaître le caractère de lois aux déclarations de droits, aux constitutions, aux lois organiques et aux lois de compétence, parce qu'on ne peut pas concevoir que l'Etat se donne des ordres à lui-même.

La conséquence du fondement que nous donnons à la loi, c'est évidemment que nul n'est obligé d'obéir à une loi quand elle est contraire au droit. Nous ne reculons point devant cette conséquence. Et vraiment c'est là une garantie précieuse contre l'arbitraire du législateur. S'il était persuadé qu'il n'est point un souverain qui commande, mais simplement un membre du corps social investi, en vertu de sa situation de fait, de la mission de formuler la règle de droit, s'il comprenait que la règle qu'il édicte n'a de force obligatoire que dans la mesure de sa conformité à cette règle supérieure, peut-être ferait-il les lois avec plus de prudence et de sagesse.

On nous a accusé parfois d'aller directement à l'anarchisme. Dans sa 4e édition, 1906, p. 40, M. Esmein écrivait : « Si l'on nie la sou

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